Vayishla’h: Les punitions collectives sont-elles une réponse au terrorisme?

Le Blog Modern Orthodox est heureux de lancer son projet « parashat hashavoua » qui vous proposera des commentaires de la parasha écrits par des intellectuel/le/s de différents horizons. Cette semaine, c’est Dr. Mikhael Benadmon qui ouvre le bal, avec son commentaire sur la parashat « Vayishla’h ».

benadmon-8168697Mikhael Benadmon A étudié dans les yechivoth de Aix les Bains et Ets Haïm en France, puis à Mercaz Harav en Israël, ainsi qu’au Makhon Amiel et au Makhon Gavoa LaTora à Bar Ilan. Docteur en philosophie générale et spécialisé en philosophie de la Halakha. Dans le cadre d’une chlihout a eu des responsabilités rabbiniques. Enseigne actuellement à la midrasha de Ein Hanatziv, a la mekhinat Haemek ainsi qu’à la Yeshiva du kibboutz Hadati a Maale Guilboa. Père de 6 enfants, habite le kibbouts Sdé Eliyahou. (source: cheela.org).

                Face à la folie criminelle qui frappe Israël ces dernières semaines, des citoyens s’essayent en géopolitique ou en stratégie antiterroriste: ‘il faut tous les foutre dehors’, ‘il faut leur faire regretter en touchant leurs familles’, ‘Poutine, lui, les aura mis au peloton et aurait réglé ça en dix minutes’ etc.; autant de propos radicaux qui reflètent une détresse évidente et une disposition à mettre entre parenthèse les normes de morale élémentaire dans l’application d’une punition collective, qui elle serait à même d’enrayer la folie terroriste. De tels propos sont-ils en accord avec la  tradition juive?

A première vue, l’exigence de justice en temps de guerre ne s’estompe pas. Cette idée est illustrée dans plusieurs épisodes du récit biblique. Le plus emblématique est sans doute celui d’Abraham, offusqué par la décision divine de détruire Sodome et Gomorrhe avec ses quelques justes innocents, et qui déclare  sur un ton quelque peu impertinent: ‘Loin de toi d’agir ainsi, de frapper l’innocent avec le coupable, les traitant tous deux de la même façon! Loin de toi! Celui qui juge toute la terre serait-il un juge inique? Notre parasha nous invite à réfléchir à ces questions et à leurs enjeux.

Résumons rapidement l’épisode biblique nous concernant: Dina, la fille de Jacob, est enlevée et violée par Sichem fils de Hamor. Les enfants du patriarche peinés font alors croire à Hamor que si son peuple se circoncit, il serait alors envisageable d’organiser des mariages interethniques. La condition étant acceptée et accomplie, les deux fils Simon et Levi prennent alors leurs armes et passent au fils de l’épée le coupable, son père ainsi que tous les males de la ville au moment où ceux-ci sont le plus affaiblis par la circoncision. Il s’agit donc clairement d’une punition collective qui ne se suffit pas de punir Sichem pour son acte mais tout son peuple. Les réactions de Jacob et de ses enfants ne manquent pas de surprendre: Jacob dit à Siméon et à Lévi: « Vous m’avez rendu malheureux en me mettant en mauvaise odeur chez les habitants du pays, le Cananéen et le Phérézéen; moi, je suis une poignée d’hommes, ils se réuniront contre moi et me frapperont et je serai exterminé avec ma famille. » Ils répondirent: « Devait-on traiter notre sœur comme une prostituée? »

Pourquoi avoir agi ainsi? Le texte se suffit de présenter l’affront ressenti par les frères et le sentiment de vengeance qui les habitait sans doute. Nous aurions ainsi à faire à des hommes humiliés dénués de capacité de jugement et qui agissent d’une façon impulsive et irréfléchie. Jacob les réprimande à ce propos et ne semble pas condamner l’immoralité de leur acte mais l’erreur stratégique au fondement de leur décision en évoquant uniquement ses conséquences néfastes sur la survie du clan. La loi du plus fort jouant en leur défaveur, ils sont dans l’obligation de plier bagage. Vous pensiez régler un problème par le biais de la punition collective mais vous en avez créé un autre et nous sommes à présent affaiblis en proie à un lynchage physique et ‘médiatique’ (ces gens sont violents’).

Mais Jacob n’envisage-t-il cet évènement que sous l’angle de la loi du plus fort ? Vraisemblablement non; il corrige ce jugement plus tard lorsqu’avant de mourir il leur lègue sa dernière bénédiction. Il adopte alors un discours clairement moraliste et leur rappelle leur folie meurtrière: ‘Siméon et Lévi! Digne couple de frères; leurs armes sont des instruments de violence. Ne t’associe point à leurs desseins, ô mon âme! Mon honneur, ne sois pas complice de leur alliance! Car, dans leur colère, ils ont immolé des hommes et pour leur passion ils ont frappé des taureauxMaudite soit leur colère, car elle fut malfaisante et leur indignation, car elle a été funeste! Je veux les séparer dans Jacob, les disperser en Israël.’ (Genèse, 49, 5-7)

Voici que la bénédiction parentale ultime devient malédiction. Le message que les enfants souhaitent retenir du père, ce qu’il leur lègue pour eux et leur descendance, est une critique rigide. Jacob insiste sur les motivations qui ont mené les deux frères à l’expédition punitive. Il ne mentionne ni la soif de justice ni la peine de leur sœur; il n’identifie pas dans leur acte le reflet de grandes valeurs. Il se contente de décrire leur mauvaise vertu: ce qui a motivé leur vengeance est leur colère et leur passion. A la base de ce comportement se trouve une personnalité déséquilibrée qui est incapable de dompter son ardeur et de mesurer ses réactions. Selon cela, le fanatisme religieux est possible et prend ses sources dans un profond déséquilibre de la personnalité: vous n’êtes pas des héros mais des gens malades. La tradition biblique nous livre donc deux réactions, l’une pragmatique et l’autre éthique et cette double voix continue de retentir dans le commentaire plus tardif.

 

La lecture de Maimonide  

Dans ses lois sur les Rois, Maïmonide aborde notre problématique et juge légitime l’action de Simon et Levi. En effet, les habitants de cette ville étant soumis à l’obligation d’instaurer des tribunaux sont complices par leur silence: ‘C’est pour cette raison que tous les habitants de Chekhem ont été passibles de mort, car Chekhem a volé [Dina], ils le savaient et l’on vu, mais ne l’ont pas jugé.’ (Lois sur les Rois 9, 14). Pour Maïmonide, une population qui est témoin d’une injustice commise en son sein et ne proteste pas en est tenue immédiatement pour responsable. La justification morale et juridique à la punition collective est donc à chercher dans le concept de responsabilité collective. Pourquoi Jacob a alors critiqué ses enfants si leur action est conforme à la loi? Il semblerait qu’il ne leur incombait pas d’accomplir la sentence, n’étant pas eux-mêmes le représentant de la loi.

Cette lecture est réfutée par le Maharal de Prague (Gour Ariye, Genèse 34). Dans un système dictatorial, dit-il, il est impensable d’espérer un mouvement de protestation contre les agissements des gouvernants. Les sujets de Sichem ne pouvaient donc condamner le viol commis par leur prince et ils ne peuvent donc pas en être tenus pour responsables. Le concept de responsabilité collective est donc problématique. Le Maharal refuse de justifier la mise à mort d’innocents par le biais d’une quelconque responsabilité passive. Il propose donc une autre conception qui fournit une justification aux actes répressifs de Simon et Levi mais sans en faire porter la responsabilité aux innocents. Pour lui, la situation décrite dans la Bible est celle d’une guerre entre deux peuples. Dès lors qu’un individu porte atteinte à un autre peuple, il engage son peuple dans son action. Il ne s’agit plus d’une action marginale mais d’une déclaration de guerre. Des innocents se trouvant au mauvais moment et au mauvais endroit en subiront les conséquences. Ils sont désormais dans le camp des ennemis, mais il ne faut surtout pas les accuser de quelque crime que ce soit. Le peuple ne porte pas la responsabilité des fautes de ses dirigeants et parfois peut même désapprouver leur positions, mais se trouve engagé malgré lui, par la simple appartenance ethnique, culturelle ou même géographique dans un conflit sanglant. Cette thèse est en soi problématique et éveille le sentiment de malaise face à ce genre de dilemme. En effet, comment comprendre alors la différence fondamentale en droit de la guerre entre combattants et non-combattants? Qu’en est-il du principe de la disproportionnalité dans le combat?

 

La lecture de Nahmanide

Nahmanide également s’oppose à la conception maïmonidienne: ‘Beaucoup s’interrogent: Comment les enfants de Jacob, des hommes pieux, ont-ils pu faire couler du sang d’innocents? Maïmonide a proposé une réponse, mais elle ne me semble pas exacte. Car selon sa réponse, Jacob aurait dû se précipiter pour accomplir la loi et lui-même tuer tous ceux qui n’ont pas instauré la justice et ainsi collaboré! Et si lui a eu peur de le faire, pourquoi en peut-il tellement à ses fils qui ont bien agit’. Quelle est alors le motif de ce massacre collectif? Selon Nahmanide, les habitants de cette ville étaient des barbares, des impies qui ne respectaient ni la vie ni la propriété de quiconque. Ils étaient dangereux pour tous et devaient être combattus à ce titre. Ils n’étaient pas des innocents morts par dégâts collatéraux ni des complices passifs; ils étaient tous des mécréants. Pourquoi alors réprimander si prestement Simon et Levi? Nahmanide propose deux réponses correspondant aux deux réactions, pragmatique et éthique: ‘la première est qu’ils ont mis en danger toute la famille de peur de représailles régionales; la seconde est qu’ils ont sous-estimé la capacité des habitants de Chekhem à opérer un changement dans leur engagement et d’accepter véritablement l’alliance avec la famille de Jacob; ils les ont ainsi tués sans raison et de là les durs propos de Jacob à leur encontre’.      

Nahmanide condamne ainsi la punition collective car d’une part elle met en danger la collectivité en ruinant sa légitimité morale aux yeux des nations; et d’autre part, elle exprime la perte de confiance en l’homme et en sa capacité de changer et de se repentir. La circoncision des hommes de Sichem ne leur paraissait pas sincère alors qu’aux yeux de Jacob elle représentait peut-être le début d’une nouvelle ère.

Il n’est pas question de proposer une quelconque solution à cette vague aveugle de terrorisme, mais il est intéressant d’observer que les positions basiques sont réfléchies intelligemment dans les textes de la tradition. Faut-il voir dans la population arabe dans son intégralité une société complice des actes de terrorisme de par son silence assourdissant et son manque de protestation comme le pensait Maimonide? Ou alors au contraire faut-il y voir comme le pensait le Maharal une population menacée incapable d’exprimer démocratiquement une rébellion? Est-il encore préférable d’adopter la position de Nahmanide qui refuse de généraliser et d’ignorer les efforts fournis par des individus à titre personnel?

Apres avoir résumé les positions de nos trois commentateurs, le rav Goren (1918 – 1994, ancien grand-rabbin de Tsahal et d’Israël, Responsa Meshiv Milkhama) considère que dans toute question de vie ou de mort, il faut opter pour la position de Nahmanide qui ‘est fondée sur l’attribut divin de la miséricorde que nous devons imiter même en temps de guerre’.

Notre paracha nous invite à méditer sur la complexité de la situation dans laquelle nous nous trouvons et de réfléchir le prix de la radicalité. L’engagement pour les valeurs qui guident nos pas se mesure en temps de crise, de tragédie, voire de tentation anarchiste. Nos valeurs sont-elles alors conservées? Les valeurs ne se mesurent qu’au prix que nous sommes prêts à payer afin de les conserver. Une société en guerre est soudée sous certains aspects mais est également très fragilisée. Les tentations radicales sont très prisées et c’est pourquoi il est essentiel de recadrer le débat autour des valeurs qui nous sont chères.

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