Des rêves et des gages : Yossef et Yehouda
Le Blog Modern Orthodox est heureux de continuer son projet « parashat hashavoua » qui propose des commentaires de la parasha écrits par des intellectuel/le/s de différents horizons.
Tsivia Frank-Wygoda est traductrice et doctorante en littérature à l’Université hébraique de Jérusalem. Elle travaille sur l’oeuvre d’écrivains juifs, la littérature de la Seconde Guerre mondiale et de la Shoah. Sa thèse porte sur le « Livre des Questions » d’Edmond Jabès et la création de l’oeuvre déconstruite. Née à Strasbourg, elle a fait son alya en 2001, après une année d’études à Midreshet Lindenbaum (Jérusalem). Tsivia, son mari Nahliel et leurs trois enfants habitent à Beer-Sheva et aiment le Négev. Ils font partie des fondateurs et des piliers de la communauté orthodoxe égalitaire « Beerot ».
La parasha de Miketz s’achève en suspens sur les paroles de Yossef, qui accorde la liberté à ses frères, à l’exception de Binyamin accusé d’avoir trahi la confiance et abusé de la générosité du vice-roi d’Égypte en volant sa coupe d’argent. Vayigash s’ouvre sur le refus de Yehouda : dans une réponse à la fois soumise et sans appel, Yehouda reprend le récit des événements depuis la première rencontre des frères avec le ministre égyptien (Gen. 44 : 18-33). Dans ce discours, une phrase-clé provoque le dénouement :
כִּי עַבְדְּךָ עָרַב אֶת-הַנַּעַר, מֵעִם אָבִי לֵאמֹר: אִם-לֹא אֲבִיאֶנּוּ אֵלֶיךָ, וְחָטָאתִי לְאָבִי כָּל-הַיָּמִים
« Car ton serviteur a répondu de cet enfant à son père, en disant: ‘Si je ne te le ramène, je serai coupable à jamais envers mon père.’ » (Gen. 44 : 32).
En affirmant sa responsabilité à l’égard de Binyamin, Yehouda vient à bout de la simulation de Yossef, et hâte la résolution de la crise narrative. Les frères sont réunis, le mal est réparé ; mieux : les frères ont été l’instrument de la volonté divine (Gen. 45 : 5), et la position toute-puissante de Yossef en Égypte assure l’avenir de la famille de Yaakov.
L’enchaînement de récits qui débute avec les rêves de l’enfant choyé et sa vente comme esclave (par Yehouda) à une caravane de marchands en route pour l’Égypte, et se clôt sur l’affirmation (par Yehouda) des liens de la responsabilité fraternelle et filiale à l’égard de Binyamin et de Yaakov, trouve donc sa résolution. La réponse de Yehouda et son insistance sur l’histoire familiale – le deuil d’un père dont l’épouse et l’enfant aimés ont disparu – aux dépens du prétexte immédiat de l’arrestation des frères (le vol simulé de la coupe d’argent) fournit à Yossef la preuve que le crime a été regretté et que le test psychologique dont il a été l’auteur a porté ses fruits. La boucle est bouclée, les rêves de l’enfant se sont réalisés, l’enfant chéri par son père et haï par ses frères est devenu le plus puissant personnage de la région. Le cynique וְנִרְאֶה, מַה-יִּהְיוּ חֲלֹמֹתָיו « Nous verrons alors ce qui adviendra de ses rêves ! » (Gen. 37 ; 20) est contredit : וַיִּזְכֹּר יוֹסֵף–אֵת הַחֲלֹמוֹת, אֲשֶׁר חָלַם לָהֶם « Joseph se souvint alors des songes qu’il avait eus à leur sujet. » (Gen. 42 : 9)
Pour le lecteur des versets de Vayigash, cependant, la phrase de Yehouda כִּי עַבְדְּךָ עָרַב אֶת-הַנַּעַר « Car ton serviteur a répondu de cet enfant à son père », éclaire d’une dimension nouvelle la structure profonde qui sous-tend le récit depuis le chapitre 37, en incluant les deux parties centrales de l’histoire, l’histoire de Yehouda et Tamar puis celle de Yossef : Yossef chez Potiphar, Yossef en prison, Yossef chez Pharaon. Ce récit en chiasme s’articule autour de deux personnages et d’une longue liste d’objets symboliques – des « gages ». Cette thématique peut servir à relire la scène non pas comme la résolution d’une narration dont le centre est Yossef et le personnage déchu, Yehouda, mais comme l’opposition de deux visions différentes, celle de Yossef et celle de Yehouda.
Dans la plupart de ces récits, on retrouve des éléments structurels similaires : des tuniques, vêtements, voiles, accessoires (la tunique rayée de Yossef, ses habits chez Potiphar, puis sa vêture royale, l’habit de veuve de Tamar et son voile de prostituée, le sceau, le cordon et le bâton de Yehouda). Ces objets fonctionnent comme des symboles métonymiques : ils sont la preuve, ou le gage, d’une « vérité » concernant leur propriétaire. Cependant, l’histoire montre que cette vérité est en fait une falsification et la preuve, un faux : la tunique de Yossef trempée dans le sang d’un chevreau symbolise, de manière fallacieuse, la mort de Yossef ; les voiles de Tamar la font passer pour une prostituée et dissimulent son identité ; plus tard, en Égypte, l’habit de Yossef dont il s’est défait pour fuir la femme de Potiphar sert à l’accuser d’une tentative de viol ; la coupe d’argent que Yossef fait glisser dans les sacs de son frère Binyamin, est le prétexte à l’accusation simulée par Yossef.
À l’omniprésence des objets-preuves répond la thématique de la reconnaissance, l’ignorance et la dissimulation : le verbe הכר (connaître, reconnaître, identifier) martèle ces chapitres, du הַכֶּר-נָא, הַכְּתֹנֶת בִּנְךָ הִוא–אִם-לֹא des frères à Yaakov (וַיַּכִּירָהּ: comble de la cruauté : se gardant de proférer le mensonge, les frères font établir par Yaakov ce qui n’est en fait qu’un récit monté de toutes pièces) à celui que Tamar intime à Yehouda (וַיַּכֵּר יְהוּדָה, וַיֹּאמֶר צָדְקָה מִמֶּנִּי … הַכֶּר-נָא) puis ceux de Yossef (וַיַּרְא יוֹסֵף אֶת-אֶחָיו, וַיַּכִּרֵם) (Gen. 42 : 7) que ses frères ne reconnaissent pas (וַיַּכֵּר יוֹסֵף, אֶת-אֶחָיו; וְהֵם, לֹא הִכִּרֻהוּ) (Gen. 42 : 8) et qui dissimule son identité derrière une simulation de cruauté (וַיִּתְנַכֵּר אֲלֵיהֶם).
À première vue donc, la geste des deux frères – les péripéties de Yossef et la chute de Yehouda – est sous-tendue par une même thématique, celle de l’ambiguïté des rapports entre mensonge et vérité, apparences et dissimulation, être et paraître. Mais en vérité il faut constater deux choses. La première, c’est que dans les épisodes parallèles de Yossef et la femme de Potiphar, et de Yehouda et Tamar, le rapport entre être et paraître est opposé. Alors que Yossef est l’objet d’une machination où les apparences l’accusent mais son intégrité est sauve, Yehouda fait l’expérience bouleversante d’un acte qu’il a commis sans en avoir conscience : son intégrité, son identité est en cause. C’est pourquoi la réaction de Yehouda ne se situe pas sur le plan de la dissimulation et de la vérité, mais sur celui de la Justice (וַיֹּאמֶר צָדְקָה מִמֶּנִּי) (Gen. 38 : 27). Vue de cette manière, l’histoire de Yossef suit une trajectoire linéaire, dont les péripéties s’intensifient mais demeurent sur le même plan ; celle de Yehouda, en revanche, est un éloignement, un détour (וַיֵּט עַד-אִישׁ עֲדֻלָּמִי) voire une descente et une remontée (וַיֵּרֶד יְהוּדָה מֵאֵת אֶחָיו) (Gen. 38 : 1), mais en tout cas il s’agit d’un parcours initiatique symbolique.
La seconde remarque concerne l’importance croissante de cet objet a priori secondaire : le gage. A priori, la scène de la vente de Yossef et l’histoire de Yehouda avec Tamar n’ont aucun rapport. Pourtant, les parallélismes de structure, de thèmes et de langage que le narrateur biblique crée entre les deux textes forcent à les relire dans leur dialogue : tout d’abord, les commentateurs ont été sensibles à l’adjectif démonstratif que Yehouda utilise pour parler du chevreau qu’il a promis à Tamar/la prostituée comme rétribution : הִנֵּה שָׁלַחְתִּי הַגְּדִי הַזֶּה (Gen. 38 : 23): la précision enjoint à lire dans ce chevreau un rappel du chevreau tué quelques chapitres plus tôt pour faire croire à la mort de Yossef. Autrement dit, les commentateurs veulent y lire une première preuve que Yehouda fait le rapport entre l’histoire qu’il est en train de vivre (la disparition de la prostituée voilée à laquelle il doit un salaire et qui a en sa possession ses gages, ce qui pourrait entacher sa réputation,) et celle dont il a été l’acteur auparavant (la vente de Yossef et le simulacre de sa mort annoncée à Yaakov). Le parallélisme entre les deux histoires est entériné par l’appel de Tamar à identifier, à reconnaître son gage : confronté à l’évidence de ce qu’il a commis à son insu, et à sa propre déchéance (lui qui n’a pas tenu sa promesse à l’égard de Tamar), Yehouda est aussi renvoyé à sa responsabilité dans le simulacre qu’il a joué pour Yaakov.
Or, dans ce texte, le mot עֵרָבוֹן, gage, est répété trois fois : c’est la garantie, la caution, ce qui sera rendu contre paiement, ce qui n’a de valeur que transitoire et substitutionnelle, mais c’est aussi ce qui sert à identifier la personne – une part de soi. Quelques chapitres plus loin, lorsque la famine fait ressentir ses effets pour la deuxième fois et que Yaakov hésite à confier Binyamin à ses fils, Reuven offre à son père une garantie (Gen. 42 : 37) : אֶת-שְׁנֵי בָנַי תָּמִית, אִם-לֹא אֲבִיאֶנּוּ אֵלֶיךָ; תְּנָה אֹתוֹ עַל-יָדִי, וַאֲנִי אֲשִׁיבֶנּוּ אֵלֶיךָ. « Fais mourir mes deux fils, si je ne te le ramène ! Confie-le à mes mains et je le ramènerai près de toi. » Mort contre mort, la « garantie » qu’offre Reuven à Yaakov est un marché de sang qui ne peut satisfaire aucune des parties. C’est l’offre d’un homme de la confusion, de celui qui ne sait pas sa place et qui ne cesse de se fourvoyer : celui qui subtilise la couche de son père, celui qui selon le midrash, au lieu de tirer lui-même Yossef du puits, était absent au moment de la vente car c’était à son tour de s’occuper de Yaakov, ne sait pas non plus protéger ses enfants qu’il « engage » dans ce macabre échange : mes fils contre ton fils.
La proposition de Yehouda est inverse : ayant déjà connu le goût amer de la substitution, puisque deux de ses fils, Peretz et Zerah, sont le « remplacement » de ses deux ainés, Er et Onan, il ne propose pas de marché de sang, mais un engagement tout différent : אָנֹכִי, אֶעֶרְבֶנּוּ–מִיָּדִי, תְּבַקְשֶׁנּוּ « C’est moi qui réponds de lui, c’est à moi que tu le redemanderas » (Gen. 43 : 9). Comprenant que cet engagement ne se satisfait d’aucune substitution, il ne promet pas d’échange, mais en appelle à une responsabilité, voire une culpabilité ineffaçable וְחָטָאתִי לְךָ כָּל-הַיָּמִים, et que les commentateurs interprètent : dans le monde à venir. Autrement dit, l’engagement de Yehouda n’est pas une sombre affaire de troc, mais la mise en jeu de son identité morale. Le parallélisme avec le verdict de Yehouda confronté à sa propre déchéance dans l’histoire de Tamar est évident.
De manière intéressante, dans la réponse de Vayigash, Yehouda ne fait pas mention de la première fausse accusation d’espionnage et de la séquestration de Shimon dans les geôles de Pharaon. Toute la thématique de l’allégation (fausse) d’espionnage et l’opposition récurrente de כֵּנִים (honnêtes, de bonne foi) et מְרַגְּלִים (espions) qui structure les récits de Miketz ainsi que celle du test ou de l’examen (בְּזֹאת, תִּבָּחֵנוּ , וְיֵאָמְנוּ דִבְרֵיכֶם) ont disparu. Yehouda accepte également le nouveau soupçon qui pèse sur les frères, celui du vol de la coupe de Yossef (מַה-נְּדַבֵּר, וּמַה-נִּצְטַדָּק 44 : 16). L’heure n’est pas à essayer de se disculper, de démontrer que les apparences sont trompeuses : du reste, ce que Yehouda révèle dans ces mots, c’est la conscience de l’autre faute, l’ancienne, qui pèse sur lui et ses frères (אֲבָל אֲשֵׁמִים אֲנַחְנוּ, Gen. 42 : 21).
Yehouda et Yossef, les deux premiers personnages de l’histoire d’Israël qui ne sont pas en dialogue avec Dieu, situent leur compréhension du monde sur deux plans différents : Yossef vit dans un monde où les rêves, message de Dieu qu’il faut savoir déchiffrer (son nom égyptien est « Tsofnat Pa’neah », celui qui déchiffre les énigmes), prédisent ce qui doit être. Le fait que les apparences puissent être trompeuses ou que les événements ne semblent pas suivre le bon cours n’a pas de prise sur l’homme des rêves, sur son être intime. Yossef attend que la vérité qu’il a lue dans ses rêves advienne. C’est pourquoi, lorsque les frères se prosternent devant le vice-roi d’Égypte, Yossef se souvient de ses rêves d’enfant. Sa vision inspirée par Dieu est confirmée, comme l’a été son interprétation des rêves de Pharaon.
Yehouda se situe sur un autre plan : le plan des signes que lui renvoie la réalité, les rapprochements fortuits de symboles (le chevreau, l’identification des gages, les vêtements…). Ces signes lui apprennent, de manière douloureuse, qu’il est en cause, que le « gage » עֵרָבוֹן, l’engage : עַבְדְּךָ עָרַב. À Yossef, pour qui les rêves créent une dichotomie passagère entre apparence et vérité, Yehouda oppose la compréhension des rapports complexes entre l’être intime, ses actes et son engagement. Il est significatif que les Sages aient tenu à garder les deux modèles, Yehouda et Yossef, comme les deux facettes du Messie à venir.
Chère Mme Frank-Wigoda,
Merci pour ce commentaire brillant que je relirai à nouveau avec plaisir durant Chabbat.
Un grand chabbat chalom à vous