Qu’est-ce qu’un juif « modern-orthodox » ?

Interview réalisé par Yonatane Laïk pour le site JSSNews, republié sur le blog avec l’aimable autorisation de la rédaction. 

L’orthodoxie moderne est une sensibilité du monde juif religieux qui vise à concilier un strict respect de la Halakha avec une prise en compte des enjeux du XXIe siècle. Elle défend ainsi l’idée d’une intégration, à la fois possible et nécessaire, des juifs fidèles à la Torah au sein des sociétés dans lesquelles ils évoluent. Et c’est bien parce que les partisans de l’orthodoxie moderne ne font pas mystère de leur attachement au caractère universel des valeurs véhiculées par la Torah qu’ils considèrent qu’on peut légitimement être humaniste ou féministe sans pour autant trahir les lois éternelles du judaïsme. Par conséquent, ils affirmeront avec conviction qu’il est possible d’être authentiquement orthodoxe sans pour autant devoir rejeter l’Autre ou le Progrès.

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De gauche à droite : Gabriel Abensour et Emmanuel Bloch, les deux auteurs du Blog Modern Orthodox

 

Rencontre avec deux leaders francophones du monde modern-orthodox

Si certaines personnalités issues de la communauté juive de France défendaient une vision de la Torah qui se rapproche aujourd’hui des idées de l’orthodoxie moderne, à l’image des Grands Rabbins David Sintzheim, Zadoc Kahn ou Jacob Kaplan, et sans oublier les philosophes Emmanuel Levinas, André Neher et Léon Ashkénazi, il convient de reconnaître que le judaïsme « modern-orthodox » reste de nos jours relativement peu connu dans l’hexagone.

Mais cette sensibilité, largement influencée par la pensée du rav Soloveitchik et très présente en Israël ainsi qu’aux Etats-Unis, commence à faire parler d’elle dans les milieux juifs francophones. Et le Blog Modern Orthodox n’est pas pour rien dans cette évolution sans précédent. Créé en 2009 par Gabriel Abensour, qui se dit aujourd’hui lui-même « surpris par le succès inespéré du blog », celui-ci a pour objectif de faire connaître au plus grand nombre le discours modern-orthodox qui apparaît alors comme une alternative équilibrée entre, d’une part, les positions perçues parfois comme trop rigides du milieu hareidi (appelé aussi ultra-orthodoxe) et, d’autre part, les réformes légitimement contestables d’un point de vue halakhique réalisées par les mouvements juifs libéraux.

« En tant qu’adolescent, j’avais l’impression qu’il n’existait aucune place et aucune légitimité pour un judaïsme un peu différent de l’orthodoxie française classique : un judaïsme qui serait halakhique, mais également ouvert et prêt à poser les questions qui dérangent vraiment. Il ne s’agit pas de présenter une orthodoxie « souriante » en façade, mais restant classique, il s’agit d’une orthodoxie « moderne » au sens où le judaïsme se vit avec le reste des valeurs universelles, et non pas comme une religion repliée sur elle-même » explique Gabriel Abensour qui étudie actuellement la philosophie, l’économie et les sciences politiques à l’Université Hébraïque de Jérusalem. Alors que le blog lui permettait à l’origine de disposer d’un support pour exprimer en langue française sa vision du judaïsme, Gabriel espère que ce dernier deviendra le point de départ d’actions encore plus concrètes et qu’il permettra ainsi d’organiser des cours et des conférences ou encore de permettre la création de communautés orthodoxes modernes en France, via la mise en relation de personnes motivées par un tel projet.

Il tient d’ailleurs à saluer celles et ceux qui contribuent à la vie du Blog Modern-Orthodox : de la développeuse web aux traductrices et auteur(e)s, avant de préciser que le blog a joué un rôle clé dans son évolution personnelle. « Il m’aura permis de rencontrer des gens qui m’ont beaucoup apporté tant au niveau de la réflexion intellectuelle que de la mise en pratique de ce judaïsme modern-orthodox. Je pense notamment à Emmanuel et Sarah Bloch. »

Co-auteur du blog, Emmanuel Bloch intervient également sur plusieurs sites juifs francophones, parmi lesquels Cheela, qui est un espace de questions/réponses relatives au judaïsme dont la ligne se rapproche d’une orthodoxie ouverte et respectueuse de la Halakha. Emmanuel est titulaire de deux masters, l’un en finance et l’autre en droit.
Avocat spécialisé dans la fiscalité internationale, il a étudié à la yechiva Ohr Somayach aux Etats-Unis puis au kollel de Genève. Il vit aujourd’hui à New York, où il achève un programme de masters en philosophie juive, qu’il projette de poursuivre par un doctorat en philosophie de la Halakha. De toute évidence, son parcours témoigne de l’importance capitale accordée tant aux études profanes que religieuses dans les milieux juifs modernes orthodoxes.

Quand science et Torah font bon ménage

Emmanuel Bloch, qui est d’ailleurs l’auteur d’une étude passionnante sur la question de l’âge de l’Univers, explique qu’un juif modern-orthodox porte de façon générale un regard positif et bienveillant sur la Science, qui est considérée comme une manière d’explorer le monde, ou autrement dit l’œuvre du Créateur. Il précise également que l’immense majorité des juifs modern-orthodox n’éprouvent aucun problème à admettre que les opinions des sages du Talmud puissent parfois être erronées lorsqu’elles concernent, par exemple, des points de médecine ou d’astronomie. Une vision partagée par de nombreuses autorités du monde religieux, dont Maïmonide (Guide des Egarés 3 :14), et qui s’appuie notamment sur le traité Pessahim de la Guemara, lequel indique que les Sages non-juifs ont eu raison, lors d’une discussion portant sur un point d’astronomie, face aux Sages Juifs. « Une minorité de juifs modern-orthodox sont même prêts à utiliser des outils scientifiques modernes, tels que la philologie ou l’archéologie, dans l’exploration du cœur de la Religion, c’est-à-dire les textes juifs consacrés, comme le Tanakh (Bible) ou le Talmud, mais leur utilisation provoque parfois des controverses », ajoute celui qui semble convaincu qu’il n’y a pas d’incompatibilité fondamentale entre la Science et la Foi.

Le cœur d’un juif modern-orthodox bat au rythme d’Israël

Incontestablement, le Judaïsme moderne orthodoxe a toujours été sioniste. D’ailleurs, beaucoup des élèves du rav Soloveitchik – qui dirigeait le mouvement Mizrahi of America, et dont on dit que le Premier ministre Menahem Begin lui aurait proposé de devenir Grand Rabbin Ashkénaze d’Israël sont aujourd’hui citoyens de l’Etat juif.

Originaire de Strasbourg, Gabriel Abensour est lui-aussi devenu israélien. Après l’obtention de son baccalauréat, il part étudier à la Yechivat Hakotel pendant cinq ans, une période durant laquelle il accomplira également son service militaire dans l’artillerie de Tsahal.
Il nous explique qu’une des différences fondamentales entre la vision d’un juif modern-orthodox et celle d’un sioniste-religieux réside dans leur rapport respectif au sionisme messianique : « contrairement à l’approche des élèves du Rav Tsvi Yehouda Kook, l’Etat d’Israël n’est pas vu comme quelque chose d’intrinsèquement saint ni comme « le début de la rédemption ». Le monde sioniste-religieux a également connu des courants de pensée proches de celui-ci, mais aujourd’hui c’est clairement l’approche kookiste qui domine.
Une des conséquences importantes de cette différence se traduit par des positions politiques généralement plus modérées que celles adoptées par la majorité des sionistes-religieux. Ainsi, le sionisme du judaïsme modern-orthodox s’exprimera de façon bien plus pragmatique. Rav Soloveitchik s’opposait déjà à ce que ses élèves vivent dans des implantations dangereuses, tandis que son gendre, le rav Aaron Lichtenstein, a fait savoir qu’en cas de démantèlement de sa yeshiva située dans le Goush Etzion, il partirait sans sourciller. D’ailleurs, les modern-orthodox sont également les seuls « religieux sionistes » susceptibles d’adopter des positions marquées à gauche. On peut par exemple citer le cas du parti religieux et sioniste de gauche Memad, qui était clairement affilié à l’orthodoxie moderne israélienne. Bien sûr, cela ne signifie pas non plus que tous les juifs modern-orthodox sont des électeurs de gauche ».

Le monde modern-orthodox n’éprouve donc aucun tabou avec l’idée moderne de tolérance ; et ses membres refusent catégoriquement d’abdiquer leur indépendance d’esprit, et d’accorder une « autorité suprême » à un rabbin dès qu’il s’agit de questions politiques, sociales ou autres n’ayant pas de rapport direct avec la Halakha.

L’orthodoxie moderne face aux autres sensibilités du judaïsme

Selon Emmanuel Bloch, « la plupart des juifs modern-orthodox ressentent une certaine proximité avec les hareidim (ultra-orthodoxes) pour tout ce qui relève du respect et de l’importance à accorder aux valeurs et à l’étude de la Torah ainsi qu’aux mitzvot ».
Toutefois, s’il fait part de son admiration envers les hareidim pour les sacrifices personnels qu’ils sont prêts à faire, par exemple en consacrant la plupart de leur temps à l’étude de la Torah, il nuance néanmoins son avis en rappelant que le prix à payer pour maintenir l’isolement des communautés hareidiotes du reste de la société lui paraît souvent trop élevé. Il condamne ainsi l’obscurantisme, l’ignorance et l’intolérance qui sont parfois perceptibles dans le discours ou le comportement de certains hareidim. En outre, il regrette également le refus assez général de tout débat quant à une possible évolution de la place de la femme juive, que ce soit à la synagogue ou dans la vie communautaire. Quand on l’interroge sur la nature des relations entre le monde modern-orthodox et le mouvement Habad-Loubavitch, Emmanuel Bloch répond en souriant qu’un « businessman modern-orthodox sera toujours satisfait de trouver un Beth Habad dans chaque coin du globe pour prier en minyan ainsi que pour obtenir de la nourriture cachère ». Mais il note également que ce même homme d’affaires sera susceptible d’être gêné par le messianisme des fidèles du rabbi de Loubavitch.

L’attachement à la halakha, perçue comme l’un des piliers du Judaïsme, est l’élément fondamental permettant de distinguer la « Modern-Orthodoxy » du Judaïsme Libéral / Réformé, lequel considère quant à lui le respect de la Loi juive comme facultatif et personnel.

La situation est ressemblante pour le courant Massorti (ou Conservative), lequel prône l’adhésion à une halakha assez librement adaptable aux nouvelles réalités sociales ; mais quelques évolutions historiques notables sont toutefois à signaler : « Il y a quelques décennies, l’écart entre les deux courants était moins important qu’aujourd’hui : une tentative avait même été faite afin de créer un Beth Din commun aux deux mouvements, Modern-Orthodox et Conservative. Le Rav Soloveitchik était apparemment d’accord, mais au cours des discussions, sans que personne ne sache vraiment aujourd’hui ce qui s’est passé, des considérations personnelles et politiques ont fait échouer le projet » commente Emmanuel Bloch. Depuis, le courant Conservative, et surtout sa maison-mère américaine, s’est beaucoup rapproché du Judaïsme Libéral, ce qui contribue à séparer davantage encore les sensibilités Modern-Orthodox et Massorti.

Certaines institutions du monde modern-orthodox acceptent néanmoins de dialoguer avec les courants libéraux et massorti, mais il n’en demeure pas moins qu’elles n’envisagent aucun accord ou compromis avec ces dernières sur les questions religieuses. En revanche, elles n’éprouvent généralement pas de difficultés à soutenir l’idée d’une collaboration avec les courants réformateurs dès qu’il s’agit de sujets relatifs au peuple juif dans son ensemble, tels que la sécurité ou le soutien à Israël.

Une importance accordée au dialogue inter-religieux

Ce sont peut-être les positions de l’ex-Grand Rabbin d’Angleterre Jonathan Sacks à l’égard du dialogue inter-religieux qui sont actuellement partagées par le plus grand nombre de juifs modern-orthodox. Beaucoup considèrent en effet qu’il s’agit d’une démarche positive, et même nécessaire, pour faire en sorte que la Religion demeure toujours un facteur de paix et de progrès partout à travers le monde, et afin que reculent l’intolérance et la haine d’autrui.

D’ailleurs, Emmanuel Bloch rappelle que le rav Soloveitchik avait, malgré certaines sollicitations, refusé de condamner le dialogue interreligieux à son époque, et qu’il avait au contraire publié un long essai appelé « Confrontation », dans lequel il prenait partie en faveur de celui-ci puisqu’il considérait que le judaïsme devait collaborer avec les autres religions pour faire avancer la Justice à travers le monde et permettre à nos sociétés de préserver un certain nombre de valeurs essentielles.

Toutefois, toujours selon le rav Soloveitchik, ce dialogue rencontre des limites intrinsèques : « il considérait qu’un dialogue sur les points fondamentaux de la Foi (par exemple comment voit-on Dieu ?) est inutile et contre-productif. Il le décourageait assez fermement » tempère Emmanuel, qui précise ensuite : « dans mon expérience, j’ai souvent eu l’impression que les discussions théologiques entre croyants de différentes Fois sont trop souvent superficielles, car on se concentre sur les points communs – l’amour du prochain par exemple – tout en évitant diplomatiquement les profondes divisions idéologiques qui existent bel et bien. Donc, en résumé, je pense que le dialogue religieux est quelque chose de positif, même si sur certains sujets d’ordre plus théologique, l’exercice est difficile si on veut le faire de manière honnête. »

Une place centrale pour la femme juive

L’orthodoxie moderne est très attachée à l’égalité entre hommes et femmes. Ainsi, elle a toujours fait en sorte de répondre à certaines problématiques sans pour autant transgresser la Halakha.
Tout d’abord, le problème des « agounot » représente un véritable défi. Il s’agit de femmes séparées de leurs époux mais qui ne parviennent pas à obtenir de ces derniers le « guet », c’est-à-dire l’acte de divorce religieux. « Pour tenter de diminuer le problème des femmes agounot, les rabbins orthodoxes modernes proposent très souvent de signer des « accords pré-nuptiaux ». En quelques mots, il s’agit d’un accord halakhiquement et juridiquement valable qui permettra à la femme de porter plainte contre son mari et de l’obliger à payer des sommes importantes si ce dernier lui refuse illégitimement le guet » explique Gabriel Abensour.

En outre, les synagogues orthodoxes modernes permettent aux femmes de dire le Kaddish pour leurs parents, et certaines d’entre elles s’efforcent aussi de mettre une « mehitsa » égalitaire, c’est-à-dire une séparation au milieu de la pièce, de manière à diviser entre droite gauche, et non entre devant et derrière. Selon Gabriel, « dans d’autres synagogues les femmes embrassent et portent le sefer torah et organisent des prières entre femmes ».

En toute logique, les femmes qui souhaitent se plonger dans l’étude des textes religieux sont soutenues et encouragées dans leur démarche. Ainsi, le rav Soloveitchik insista pour enseigner lui-même le premier cours de Talmud à l’attention des femmes, dans les années 40, au Stern College, qui est la division pour femmes de la fameuse « Yeshiva University », l’institution de proue du Judaïsme modern-orthodox américain. L’étude des femmes s’est depuis complètement démocratisée. A l’heure actuelle, quelques institutions du monde modern-orthodox permettent même aux femmes d’avoir accès à des programmes d’études qui sont similaires en tous points à ceux d’une ordination rabbinique orthodoxe, même si le titre de « rabbin » n’est pas délivré à ces dernières.

« Il n’y a pas d’interdit à ce qu’une femme reçoive une smikha (le diplôme nécessaire pour devenir rabbin), ce qui ne signifie pas qu’elle pourrait diriger l’office ou s’asseoir du côté des hommes à la synagogue, mais uniquement qu’elle aurait un titre officiel et donc une reconnaissance de ses longues années d’études. Ainsi, ces femmes diplômées pourraient probablement obtenir de meilleures places dans le leadership religieux. À ce jour, il existe une institution américaine qui donne le titre de « Maharat » (acronyme de « leader halakhique et spirituel » en hébreu) à ses élèves, mais elle fait polémique. J’en profite pour rappeler que l’organisation rabbinique orthodoxe-moderne et religieuse-sioniste israélienne « Beit Hillel » accepte des « femmes érudites » (c’est le titre qu’elle leur donne) comme membres égales en son sein » ajoute Gabriel Abensour.

Si le rabbinat reste réservé aux hommes, les femmes peuvent néanmoins exercer des responsabilités importantes et obtenir un rôle actif dans la vie communautaire ou religieuse. Ainsi, les présidentes de communautés ou les enseignantes de Talmud se font de moins en moins rares. Par ailleurs, il existe même des mouvements féministes affiliés à la sensibilité orthodoxe moderne en Israël et aux Etats-Unis.

En définitive, l’orthodoxie moderne offre la possibilité à chacun de vivre un judaïsme fidèle à la Halakha, ouvert sur le monde et tourné vers le futur mais qui sait avant tout répondre aux enjeux du présent.

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