Une femme peut-elle acquitter d’autres femmes de la lecture de la Méguila ? Par Rav Elie Kahn

eli-cahn-3875926Après avoir étudié dans les Yeshivot de Montreux et d’Alon Shvut, le Rav Kahn rejoignit le Kollel du Rav Goren, dans la vieille ville de Jérusalem. Il obtint son diplôme rabbinique auprès du grand rabbinat d’Israël et soutint une thèse de doctorat à l’INALCO, Paris. Anciennement directeur du département religieux de l’éducation de l’Agence Juive à Paris et Rav du kibboutz Ein Hanatsiv, il fut également à l’origine de la Midreshet Ein Hanatsiv, puis un de ses dirigeants. Décédé prématurément en 2008, Rav Elie Kahn était surtout connu du public francophone pour ses réponses pertinentes et pleines d’humour, qu’il publiait via le site Cheela.org.

Nous remercions Judith Kogel pour la traduction de ce texte et en profitons pour rappeler que l’organisation rabbinique israélienne “Beit Hillel” vient elle aussi de publier un communiqué officielencourageant les lectures de la Méguila pour femmes et par des femmes.

 

Le texte hébreu fut publié originellement dans Hatsofé, le 29 Fevrier 2004. Il s’agissait d’une réponse à un article du Rav Shlomo Aviner, opposé à de telles lectures.

 

La tendance qui consiste à interdire ce qu’il est possible de permettre est très dangereuse. Rav Aviner aurait pu, s’il l’avait voulu, autoriser les femmes à lire la Méguila sans aucune difficulté. Dans sa sagesse, il a permis des choses bien plus osées, mais il semble qu’au fond de lui-même il craignait l’étape suivante.

Rav Aviner, shelita, a publié dans le journal Hatsofé(28 shevat / 20 février 2004) une décision rabbinique stipulant qu’il faut éviter d’organiser des lectures de la Méguilafaites par les femmes pour les femmes. Je ne rentrerai pas dans les méandres halakhiques à ce propos, beaucoup de choses ont déjà été écrites, mais je suis étonné que la discussion des Rishonim (décisionnaires du Moyen-Âge) qui portait sur le point suivant – une femme peut-elle acquitter des hommes de l’obligation de lire laMéguila (et d’après de nombreux décisionnaires, et aussi d’après Rabbi Joseph Caro, cela est possible) – ait eu comme conclusion que des femmes ne peuvent acquitter d’autres femmes, et plus encore, qu’elles ne peuvent s’acquitter de cette lecture qu’en écoutant un homme (avis du Rav Mordechaï Eliahou, cité dans l’article par Rav Aviner).

Il y a vingt-cinq ans environ, Rav Aviner a évoqué dans un cours auquel j’ai moi-même assisté, la discussion à propos de l’utilisation de l’orgue dans une synagogue par un non juif, durant le shabbat, et il a employé une superbe expression, ce dont il est coutumier. Ce pourrait être une “autorisation que n’importe quel décisionnaire moyen peut arriver à déduire facilement”. J’ai aimé l’expression et elle est restée gravée dans ma mémoire. Ce qu’il voulait dire, c’est que tout n’est pas halakha, tout ne doit pas être évalué à l’aune des décisionnaires, et certainement pas en en faisant une utilisation sélective, ce qu’a fait Rav Aviner lui-même dans son responsum

Et pourtant, c’est aussi le cas du sujet qui nous intéresse ; le problème n’est pas purement halakhique, mais est fonction de notre position face à la demande des femmes qui souhaitent une plus grande implication dans le service divin. L’aspect idéologique est d’ailleurs manifeste dans les trois derniers paragraphes de la réponse du Rav Aviner.

1) Il n’est pas souhaitable de créer des offices séparés pour les hommes et les femmes. Il convient que les enfants accompagnent leurs parents et que tous aillent ensemble à la synagogue.

2) Cela fait plusieurs siècles que l’autorisation de lire la Méguila par les femmes pour les femmes existe, et nous n’avons jamais entendu que cela ait été mis en pratique. Les femmes d’aujourd’hui ne sont pas plus pieuses que leurs grand-mères qui se contentaient d’écouter les hommes lire la Méguila, à la synagogue ou à la maison.

3) Tout changement risque d’entraîner des déviations. Après la lecture de la Méguila, viendront d’autres exigences et celles-ci seront contraires à la halakha. Il vaut mieux étouffer le phénomène dans l’œuf avant qu’il ne prenne de l’ampleur.

Il existe une réponse à chacun de ces arguments:

1) Hommes et femmes sont de toute façon séparés dans l’enceinte de la synagogue, et le fait d’y aller ensemble n’a aucune valeur. Dans les familles ayant de jeunes enfants, il faut au contraire encourager maris et femmes à assister à des lectures différentes pour permettre à l’assistance d’entendre une lecture selon la  halakha, et non au milieu du bruit.

2) Pour ce qui est du deuxième argument, certes, les femmes n’ont pas lu la Méguiladans le passé, et ce n’est d’ailleurs pas la seule chose qu’elles n’ont pas faite dans le passé. Les femmes travaillent aujourd’hui, ce que n’ont pas fait leurs grands-mères. La situation sociologique qui prévalait aux différentes époques n’avait pas toujours à voir avec la halakha, mais la halakha était adaptée à cette situation, ce qui était très bien. De nos jours, face à une situation sociologique en plein changement, ce serait une catastrophe que la  halakha n’adapte pas ses principes éternels à la réalité qui évolue. La volonté de figer et de faire perdurer une situation en refusant de tenir compte des changements qui interviennent autour de nous ne peut que produire des désastres. Il y a plusieurs générations, Rav Kook s’était opposé au vote des femmes, parce qu’il se refusait à voir les changements sociologiques. Qui soutiendrait encore sa décision halakhique? Entretemps, la halakha a réussi le tour de force d’être réputée opposée à toute avancée dans le statut de la femme, y compris lorsque les revendications ne sont pas halakhiques; prenons, à titre d’exemple, ce qui s’est passé il n’y a pas si longtemps ; le grand rabbinat s’est opposé à ce que l’on associe les femmes aux conseils religieux, en refusant de prendre en compte les changementssociologiques. Dès lors, il n’a pas été difficile de conclure que la halakha est rétrograde, sans compter que l’on a déconsidéré tant la position de la halakha que celle des rabbins.

Il est également possible de rétorquer que si les femmes n’ont jamais lu la Méguilapar le passé, aucun décisionnaire n’a, dans le passé, rejeté la demande des femmes de lire la Méguila, tout simplement parce que cette demande n’a jamais été faite.

3) Et justement, refuser d’autoriser ce qui peut l’être d’un point de vue halakhique quand il y a de nos jours suffisamment de femmes qui savent ouvrir des livres et qui comprennent que des décisions comme celles du Rav Aviner auraient pu être évitées, est dangereux. Nous perdons notre autorité rabbinique et il se dit que nous interdisons des choses qui sont permises. D’où le risque que la communauté n’écoute plus la voix de son rabbin et qu’elle en vienne à transgresser de graves interdits.

Il faut reprendre le superbe responsum du Rav Kook sur l’huile d’ail (Orah mishpat,Orah hayyim, 112). Il contient des règles fondamentales qui ont d’avantage trait à l’approche du décisionnaire qu’à la décision finale. Le Rav écrit notamment :

« Et en vérité, je dirais par respect pour notre Torah que si le Gaon Hatam sofer a choisi la voie de la rigueur qui semble être sa marque, c’est parce qu’il y avait urgence en son temps, en raison de la propagation du mouvement réformé qui cherchait à modifier constamment la halakha ; dispenser un enseignement qui allait à l’encontre de la coutume établie risquait de tendre une perche aux déviants, c’est pourquoi il n’a pas voulu changer les traditions … mais, de nos jours, une ouverture de ce type n’est pas dangereuse, car dans le monde spirituel, quand on veut transgresser, on ne demande plus l’autorisation des rabbins et on fait ce que l’on veut sans avoir besoin de corriger quoi que ce soit.

Et j’ai déjà écrit plus haut, avec tout le respect que je leur dois, que je sais comment nos contemporains fonctionnent en fonction de ce qu’ils verront, si nous autorisons ce qu’il est permis d’autoriser, ils comprendront que si nous ne permettons pas quelque chose, c’est pour observer la Torah, et nombreux seront ceux qui adhèreront à la Torah et écouteront leurs maîtres avec l’aide de Dieu. En revanche, s’il est avéré que les rabbins n’ont pas tenu compte des difficultés d’Israël et de leur souffrance et ont continué d’interdire des choses que l’on pouvait permettre, d’un point de vue halakhique, cela aura de graves conséquences. »

Cette tendance à interdire ce qui est permis est dangereuse. Rav Aviner aurait pu, s’il l‘avait voulu, autoriser sans difficulté la lecture de la Méguila  pour les femmes mais il a craint l’étape suivante. Nous ne maîtrisons pas l’étape suivante et en vérité, elle est déjà là. S’il faut interdire de promouvoir des revendications féminines contraires à la halakha, on doit autoriser ce que l’on peut. Réagir autrement ne peut qu’affaiblir la force de la Torah et de la  halakha.

En conclusion, bien je que sois persuadé qu’il faille permettre aux femmes de lire laMéguila, ce que font les élèves de la Midrasha d’Ein Hanatsiv qui lisent elles-mêmes la Méguila, je pense qu’il revient à chaque rabbin de fixer la politique halakhique qui convient à sa communauté. Restons cependant conscients qu’il ne s’agit pas ici de halakha pure mais de politique halakhique. Et malgré mon soutien aux lectures publiques par des femmes pour les femmes, j’ai demandé à mes élèves de ne pas organiser de telles lectures là où les rabbins s’y opposent. J’ai confiance et j’espère que les rabbins locaux comprendront qu’il n’y a aucun intérêt à interdire ce que l’on peut permettre.

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