Un monde sans femmes ?

Le 24 janvier 2018, le journal Mishpacha a soulevé une immense vague de réprobations dans le monde juif anglo-saxon en floutant délibérément, sur des photos datant de la fin de la deuxième guerre mondiale, les visages de survivantes de la Shoah[1].
Au-delà du sentiment de sacrilège largement ressenti, force est de remarquer que la politique éditoriale dans la presse juive orthodoxe contemporaine est de ne plus montrer de femmes aux lecteurs. Les visages féminins sont désormais pixellisés, remplacés par des ombres chinoises, ou rendus autrement inidentifiables. Parfois c’est le corps entier qui est purement et simplement retiré d’une image à grands renforts de Photoshop. Angela Merkel fut ainsi tout bonnement effacée des photos prises lors de la marche unitaire qui suivit les attaques terroristes contre Charlie Hebdo.
Pourquoi donc cet effacement systématique de la moitié de l’humanité ? Officiellement, la raison avancée est celle de la Tsniout (pudeur) : l’image de la femme représenterait une telle tentation sexuelle qu’il serait religieusement préférable de l’écarter de toute vision masculine. Terrible séduction d’une chancelière allemande dans la force de l’âge…
Mais ce phénomène ne cesse de prendre de l’ampleur et déborde largement le cadre de la seule presse écrite. Il y a quelques semaines, la décision prise par la Banque Centrale israélienne de publier des billets de banque représentant deux poétesses, Rachel Bluestein et Leah Goldberg, provoqua de forts remous dans certains cercles ultra-orthodoxes – on parla de boycotter ces moyens de paiement ; quelques mois plus tôt,  c’était des publicités sur des bus qui étaient vandalisées. Certaines entreprises, comme par exemple Ikea, publient maintenant des catalogues pour public orthodoxe – sans femmes.
Des livres pour enfants sont publiés sans la moindre représentation féminine, de la première à la dernière page. Le même phénomène touche parfois d’autres secteurs de la population orthodoxe, sionistes-religieux ou modernes-orthodoxes. En France, certains sites de vulgarisation de Torah ont la mauvaise idée de s’aligner sur cette ligne éditoriale, et de réaliser de longues vidéos garanties 100% masculines.
Dans la suite de ce billet, je voudrais procéder à une triple critique de cette dramatique évolution : historique, sociale, et textuelle.
 
Critique historique
La réalité historique diffère ici de la version officielle : pendant des décennies, la presse orthodoxe n’a jamais considéré que la publication de photos de femmes était problématique. Au contraire : la chose était vue comme parfaitement naturelle ; ce n’est que très récemment – au cours des dernières années! – que cette situation a radicalement changé.
Les indices historiques permettant de prendre la mesure du changement sont nombreux ; l’un des plus importants est le témoignage du rav Chmouel Papenheim, qui fut longtemps l’éditeur d’un journal hareidi (ultra-orthodoxe), et qui a observé le changement sur le terrain, au cours de sa propre carrière. Il a ouvertement abordé le sujet dans une vidéo que l’on peut visionner ici.
Autre exemple : Dr. Leslie Ginsparg Klein a rédigé son doctorat sur l’histoire du « Beit Yaakov », un réseau d’écoles pour jeunes filles orthodoxes ; de ce fait, elle a passé des années à passer systématiquement en revue les archives de la presse religieuse. Or, ce n’est qu’en 2005 qu’elle a constaté, pour la toute première fois, le phénomène d’articles de journaux omettant délibérément de publier des photos de femmes.
Il est par ailleurs aisé de vérifier que, dans le passé, des livres religieux classiques étaient parfois imprimés avec des illustrations de femmes habillées de manière plus ou moins modeste, sans que cela ne gêne personne. La liste de ces ouvrages inclut le Choul’han Aroukh, la ‘Aggada de Pessa’h, et bien d’autres encore.
 

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Page de garde du Choulkhan Aroukh, édition de 1577.
Un dessin de femme nue apparaît distinctement.

 
Diagnostic de ce bref survol historique : l’effacement de l’image de la femme une déviation par rapport à la conception traditionnelle de la Tsniout. En d’autres termes, pour employer un concept peu en vogue dans le milieu religieux, il s’agit d’une réforme. Et certainement pas d’une ‘houmra, cette approche plus stricte de la loi, en faveur de laquelle j’ai naguère rédigé un plaidoyer: on ne devient pas plus religieux sur le dos d’autres êtres humains.
 
Critique sociale
L’émergence progressive du « monde sans femmes » est un développement particulièrement néfaste.
Tout d’abord, naturellement, pour les femmes elles-mêmes : une telle société les réduit au seul statut d’objets sexuels risquant à tout moment d’exciter la tentation des hommes.
Mais je voudrais laisser ici les arguments tirés de la critique féministe, qui ont été déjà souvent abordés, ici ou ailleurs, pour adopter la perspective du monde religieux lui-même : d’un point de vue éducationnel, les seules images extérieures auxquelles une jeune fille religieuse est désormais exposée sont celles des médias non-juifs. Or ces images ne correspondent pas aux exigences religieuses en matière de pudeur.
Pourquoi refuser aux jeunes femmes orthodoxes la possibilité d’être exposées à des exemples à émuler qui correspondent aux attentes du monde de la Torah en matière de Tsniout ? Pourquoi ne pas utiliser la presse orthodoxe afin de contrecarrer l’influence néfaste de la presse générale, dans laquelle les femmes sont si souvent hypersexualisées ? Incroyable autogoal éducationnel…
Quelle image une jeune fille orthodoxe développe-t-elle de son propre corps, si le seul message qu’elle reçoit à son égard est celui de la tentation sexuelle qu’il représente aux yeux des mâles ? Si même son visage est désormais non grata ?
Mais aussi pour les hommes: la suppression de toute imagerie féminine ne résout pas le problème de la tentation sexuelle masculine, elle ne fait qu’en abaisser le seuil d’excitabilité. Si un simple visage de femme est impudique, alors tout devient sexuel dans le monde qui nous entoure. Evacuez la tentation et elle revient au galop ; il est impossible de sortir vainqueur de cette escalade de la fétichisation.
N’est-il pas urgent de (re-)créer un monde de la Torah qui gère de manière plus saine les relations entre femmes et hommes ?
 
Critique textuelle
Voici l’aspect du billet qui m’est le plus difficile à écrire, mais l’honnêteté intellectuelle réclame ce droit d’inventaire : l’effacement de l’image de la femme trouve des textes juifs classiques sur lesquels s’appuyer.
Pour des raisons de place, je n’analyserai ici qu’un seul texte talmudique, mais il s’agit d’un passage particulièrement important à deux égards : du fait de son caractère dramatique, et de par l’étendue de la réinterprétation opérée.
Rabbi Yossi, du village de Yokrat, avait une fille particulièrement belle ; un jour, Rabbi Yossi découvrit qu’un homme avait percé un trou dans la barrière (entourant sa maison) afin de la regarder. Il demanda des explications, et l’homme répondit : « Maître, si je n’ai pas eu le mérite d’épouser ta fille, ne puis-je pas au moins la contempler ? ». Rabbi Yossi dit alors : « Ma fille, tu causes des souffrances aux créatures ; retourne à la terre, afin que les gens ne trébuchent plus par ta faute ». (Ta’anit 24a) 
Dans cette version de l’histoire, l’effacement de la femme atteint un terrible paroxysme. La fille de Rabbi Yossi n’a eu aucun comportement répréhensible. Rien n’indique qu’elle soit même sortie de la maison paternelle. Sa seule « faute » ? Avoir été belle.
Mais le contexte est ici crucial. Existe-t-il une lecture plus nuancée de ce texte ? Certainement, si l’on prend conscience que le Talmud présente en fait cette histoire au nom d’un ex-disciple de Rabbi Yossi de Yokrat. Ce disciple (R. Yossi bar Avin) indique avoir abandonné son maître après avoir constaté, à plusieurs reprises, à quel point ce dernier était cruel. L’un des exemples de cruauté excessive cité par R. Yossi bar Avin est précisément le comportement meurtrier du maître par rapport à sa fille.
Au bout du compte, ce texte talmudique est donc explicitement critique de la conduite de R. Yossi de Yokrat et de sa cruauté vis-à-vis de sa fille, dont il ne pouvait tolérer que la beauté soit une source de tentations pour les hommes.
Oui, mais il y a un sérieux problème : des autorités contemporaines citent ce texte talmudique sans restituer le contexte général de la critique du disciple. De nos jours, Rabbi Yossi de Yokrat est donc souvent présenté comme un exemple à suivre, et plus comme un repoussoir des extrêmes dans lesquels l’obsession masculine du corps féminin risque de tomber.
Premier exemple. Voici ce qu’écrivait en 1997, dans une lettre publique visant à renforcer la « Kedoucha » (sainteté) au sein du peuple juif, le r. Mikhel Yehouda Lefkowitz (1913-2011), un prestigieux Rosh Yeshiva israélien, et considéré de son vivant comme l’un des « Grands de la Torah » :
« Cette histoire est étonnante ! Pourquoi (cette jeune fille) devrait-elle retourner à la terre ? Quelle est sa faute ? Mais nos Sages veulent en fait nous enseigner l’importance fondamentale de la sainteté juive, ainsi que l’importance d’une jeune fille juive qui ne crée que sainteté et modestie tout au long de sa vie ; mais si, à Dieu ne plaise, cette jeune femme fait l’inverse, son existence (dans ce monde) ne se justifie plus ! Et ceci est vrai même sans faute de sa part » (traduction libre, original en hébreu ci-dessous).
 
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Deuxième exemple : R. Pesach Eliyahu Falk, rav et décisionnaire à Gateshead, connu dans le monde hareidi pour son expertise en matière de lois de la pudeur :
« Et ce passage nous apprend quelque chose de terrible : si une femme fait trébucher les hommes, elle se met dans une situation où un accusateur peut invoquer à son encontre : « Retourne à la terre et ne fais plus trébucher les hommes ! ». Toutes les bonnes actions qu’elle aura pu accomplir dans sa vie sont insuffisantes si par ailleurs sa présence dans ce monde a une influence négative sur la sainteté du peuple juif. Et qu’elle ne pense pas que les Grands d’Israël, dont elle est peut-être la descendante, seront ses avocats pour la défendre, car R. Yossi de Yokrat aimait sa fille comme tout père aime ses enfants, mais l’amour de Dieu qui brûlait en son sein lui donna le courage de réagir de la manière appropriée » (Levoucha Chel Torah 69:5 ; traduction libre, cf. original en hébreu ci-dessous).
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Troisième exemple, pour ceux qui soupçonneraient qu’un tel positionnement est le seul apanage des rabbins ashkénazes. Voici ce qu’écrivait, il y a un peu plus d’un siècle, le Ben Ich ‘Hay de Baghdâd (1835-1909), l’un des principaux décisionnaires séfarades et kabbaliste de tout premier plan :

« Le Sage dit à sa fille : ma chère fille, pourquoi ta beauté devrait-elle causer de telles souffrances aux autres ? Je vais prier Dieu pour que tu meures, afin que cesse le mauvais penchant.

Alors que ces mots sortaient de ses lèvres, l’âme de sa fille quitta son corps splendide. Le Sage avait réalisé les conséquences de la beauté extraordinaire de sa fille … » (Lois des Femmes chapitre 1 ; version anglaise ci-dessous)

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Je trouve cette évolution absolument terrifiante. Il y avait, dans la vision talmudique, un certain équilibre, minimal mais nécessaire, lequel passe complètement à la trappe dans la lecture opérée par les auteurs modernes cités ci-dessus : alors que le Talmud n’hésitait pas à critiquer les dérives de la Tsniout extrême, ces autorités ne voient pas de problème à enseigner qu’une femme doit être plutôt morte que tentatrice.
Une telle lecture offre un terreau idéologique fertile favorisant, lorsque les conditions sociales le permettent, l’émergence d’un monde sans femmes. Face à cette dérive menée au nom de la Torah, il ne nous est pas permis de rester passifs. Aussi, et surtout, si l’on est religieux : rester dans la majorité silencieuse, c’est se faire complice par défaut des crimes en train d’être commis.
 
Addendum. Ce billet vous a énervé ? Quelques éléments de réponse.
Une précédente version de ce texte, publiée sur ma page Facebook, a suscité de nombreuses réactions et des débats dont la courtoisie laissait parfois quelque peu à désirer.
Ce billet aura été pour moi l’occasion de décrire de manière plus détaillée le phénomène préoccupant de l’effacement des femmes ainsi que l’incident du journal Mishpacha qui avait fourni le contexte immédiat du post. Mais il me permet aussi de répondre succinctement aux remarques critiques qui ont été formulées. Si vous êtes en colère, prenez svp encore une minute pour lire ce qui suit.
Ami lecteur, quelle est votre critique ?

  1. Un texte talmudique ne peut être lu sans les commentateurs! Et pourtant, c’est bien ce qu’ont fait R. Lefkowitz, Falk, et le Ben Ich ‘Hay. Et c’est leur lecture littérale que je critique ici, et ses implications nauséabondes, mais pas le texte talmudique à proprement parler.
  2. Ce texte ne peut être lu sans la kabbale! Le Ben Ich ‘Hay, l’un des plus grands experts en kabbale de ces dernières générations, a lu ce texte sans faire appel à l’ésotérisme. On ne va pas être plus royaliste que le roi, ni plus kabbaliste que le mekoubal.
  3. Ce texte doit être lu de manière allégorique! Les ‘aggadot du Talmud peuvent très souvent être lues à plusieurs niveaux : littéralement, métaphoriquement, et autrement encore. Oui, certains commentateurs ont lu Ta’anit 24a comme une allégorie, mais de loin pas tous. Et le problème se situe précisément au niveau des autorités qui refusent l’allégorisation, et dont j’ai donné trois exemples ici.
  4. C’est du ‘Hilloul Hashem! Les textes choquants doivent rester secrets! Trop tard : les textes choquants ont déjà été publiés. R. Lefkowitz a écrit une lettre publique ; le livre du Ben Ich ‘Hay est un ouvrage classique traduit en plusieurs langues ; et r. Falk est une célébrité dans le monde hareidi. Le ‘Hilloul Hachem, en l’espèce, c’est de soutenir qu’une femme est mieux morte qu’attirante, vous ne pensez pas ? Si le ‘Hilloul Hachem est important pour vous, prenez position contre ces textes et non contre ceux qui tirent la sonnette d’alarme.
  5. Ce billet est anti-religieux / anti-hareidi. Absolument pas. Son seul but est de dénoncer, au nom de la Torah et de la tradition d’Israël, une dérive dangereuse de la Tsniout extrême.

En guise de conclusion, je voudrais faire une suggestion. Il existe un point commun à toutes ces critiques – celles qui visent la grille de lecture adoptée pour lire le texte, celles qui nient l’opportunité d’avoir cette discussion, celles qui visent mes motivations profondes et parfois mes qualités intellectuelles. Ce point commun, c’est que la critique sert ici de prétexte utile pour ne pas avoir à se confronter à une réalité dérangeante. C’est un biais cognitif connu en psychologie sociale (la croyance en un monde juste) : un être humain protège par tous les moyens l’illusion selon laquelle il évolue dans un monde parfait, ou dans notre cas au sein d’une religion parfaite.
Mais la critique intérieure, même difficile, est nécessaire et salutaire.
 
Notes:
[1] L’éditeur du journal, Sruli Besser, publia rapidement des excuses publiques, mais ces dernières soulevèrent toutefois quelques questions sérieuses – s’il s’agissait vraiment d’une question de sensibilité vis-à-vis des survivants de la Shoah, pourquoi les images d’hommes n’ont-t-elle pas été floutées également ? En outre, des lecteurs ont signalé d’autres visages de femmes floutés dans de précédents numéros de Mishpacha.

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