Tishea Beav et l’exil juif éthiopien
Tishea Beav approche et ce dimanche encore, nous pleurerons l’exil et ses malheurs, ainsi que la destruction du Temple, symbole de la présence de Dieu parmi son peuple et l’humanité toute entière.
En deux milles ans, les kinot, ces poèmes tragiques récités à Tishea Beav, n’ont fait que s’allonger. À chaque époque, les juifs ont tenu à transmettre à leurs enfants le souvenir des malheurs endurés et l’espérance messianique qui les accompagne : celle d’un retour à Sion, dans un monde de paix.
Les kinot sont magnifiques et tragiques à la fois. Pour avoir prié tout autant dans les synagogues séfarades qu’ashkénazes, j’admire le triste universalisme de la souffrance juive, si bien exprimée ce jour là. Pourtant, la plupart des kinot varient, selon les communautés. Si toutes pleurent la destruction du temple, les martyrs de l’époque romaine et d’autres malheurs millénaires, chaque communauté y a rajouté ses propres souffrances et persécutions. Dans les communautés ashkénazes, on pleure les pogromes, des croisades jusqu’à la Shoah. Chez les séfarades, c’est le renvoi d’Espagne qui occupera la place majeure, même s’il ne sera pas cité explicitement – peut être pour ne pas mentionner la terre maudite.
Toutefois, une communauté juive n’a pas encore pu rappeler ses morts et ses souffrances à travers les kinotde Tishea Beav. Je pense à la communauté juive éthiopienne, dont je parlais récemment sur le blog. Cette communauté a partagé le destin tragique du peuple juif en exil : mise à l’écart, persécutions, exils. Elle a également partagé l’espoir juif d’un retour à Sion et de l’arrivée du Messie. À défaut de kina, je propose de rappeler les malheurs qui ont frappé cette communauté.
Les croisades d’Afrique noire
Les Béta Israël (juifs éthiopiens) vivaient eux aussi en terre chrétienne, depuis la christianisation massive de l’Éthiopie au 4e siècle de l’ère commune. A l’instar de ce qui se passa en Europe, les dirigeants chrétiens comprirent rapidement que la « guerre sainte » contre les hérétiques permettait non seulement l’union des dirigeants locaux, mais apaisait également le peuple.
Les chroniques des rois éthiopiens livrent d’importants détails historiques sur les guerres incessantes qu’ils menèrent contre les Béta Israël. Une des périodes les plus dures commence au 14e siècle pour s’étendre jusqu’au 20e siècle ! Malgré la lutte inégale, les chroniques laissent entendre que « l’ennemi » juif se défendait avec bravoure. De nombreuses histoires rappellent également ce qui se passa en Europe, lorsqu’on soumettait les juifs au dilemme tristement célèbre de la croix ou la tombe. Des familles entières périrent pour ne pas abjurer leur foi.
Durant cette période, la communauté perd sa souveraineté dans les endroits ou elle l’exerçait. Les massacres sont nombreux et les juifs vaincus vivent en tant que citoyens de seconde zone, ne disposant presque pas de droits civiques.
C’est à la fin du 18e siècle que l’heure est la plus noire. Les persécutions et les privations font tomber la communauté au plus bas. Selon la tradition des Beta Israël, les juifs ne purent pas pratiquer leur religion durant près de quarante ans, ce qui conduit à l’oubli de nombreuses lois et coutumes.
À cette période tragique suivit une terrible épidémie/famine où plus de la moitié (!) de la population des Béta Israël trouva la mort. Plus tard, un chercheur européen recueilli le témoignage suivant de la bouche d’un Kahin, rabbin éthiopien : « Au début, nous refusions de manger la viande des bêtes mortes de l’épidémie (car celle-ci n’est pas casher, ndlr). À la fin, nous nous battions pour manger la peau de ces bêtes ».
Aba Mahri, le faux Moïse éthiopien
Une terrible histoire éthiopienne rappelle le tragique épisode du faux messie Shabtay Tsvi.
Au 19e siècle, un des rabbins éthiopiens, Aba Mahri, affirma que Dieu s’était dévoilé à lui et lui avait dit : « L’époque messianique est arrivée, à toi de mener les juifs vers la terre d’Israël ». Comme Shabtay Tsvi, Aba Mahri arrivait après une période bien sombre. Des milliers de juifs crurent à son message et partirent après lui vers la terre promise, dans des conditions dramatiques. Non sans laisser un nombre considérable de morts en chemin, ils arrivèrent jusqu’au bord de la mer rouge.
Empli de foi et d’espoir, Aba Mahri tendit son bâton, mais cette fois, la mer ne se fendit pas. Il décida alors de rentrer dans l’eau, suivi par la foule. Peu nombreux étaient ceux qui savaient nager, et la mer ne se fendit toujours pas. Les juifs furent nombreux à mourir et les survivants n’eurent d’autre choix que de rentrer en Éthiopie, découragés et sans espoir.
Cette histoire montre en même temps le profond attachement des juifs éthiopiens à la terre d’Israël et leur foi simple et naïve, touchante et tragique à la fois.
Pour l’amour de Sion
Les juifs éthiopiens ont toujours montré un profond attachement à Jérusalem, qui occupe une place centrale dans leur vie religieuse. Au 19e siècle, l’Agence Juive Universelle décide d’envoyer une délégation juive en Éthiopie, afin de vérifier les rumeurs attestant d’une présence juive dans cette région. Joseph Levy, un juif français, fut sans doute le premier juif de l’époque moderne à rencontrer les communautés juives éthiopiennes. De retour en France, il décrivit ainsi sa rencontre :
« [Je leur dis] : « sachez chers frères que je suis moi aussi un Falasha, comme vous ! Je ne crois qu’au Dieu unique, et ma religion n’est pas différente de la votre, elle est celle que nous, enfants d’Israël, avons hérité du Mont Sinaï. » Ces choses sorties du cœur firent grande impression chez les falashas. Certains montrèrent des signes de joie, d’autres hochaient la tête et se regardaient l’un l’autre, comme si leur cœur doutait encore de mes paroles. Finalement, ils dirent ensemble : « Tu es falasha ! Un falasha blanc ! Qui l’aurait cru ? Y a t-il d’autres falashas blancs sur terre ? ».
Je cherchais à les convaincre, et je leur promis, que tous les falashas vivant à Jérusalem et dans le reste du monde sont blancs, et que leur couleur de peau n’est pas différente de celles des peuples parmi lesquels ils vivent.
La mention de Jérusalem, qui m’était venue par hasard, éloigna tout doute sur la véracité de mes paroles, chez les falashas. Comme l’éclair dans la noirceur de la nuit, le nom de Jérusalem éclaira les yeux et les cœurs de mes frères perdus. Les yeux emplis de larmes, ils me demandèrent tous : « Étais tu toi aussi à Jérusalem, la ville sainte et bénie ? As tu vu la splendide montagne de Sion et notre Temple merveilleux ? Le Heichal majestueux où notre Dieu se plait à résider ? As tu vu la tombe de notre mère Rachel ? Étais tu à Beth Lechem et à Hébron, où sont enterrés nos saints ancêtres ? »
Joseph Levy dut bien leur avouer que le Temple n’est plus, depuis deux milles ans…
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En 1948, les juifs éthiopiens entendent parler de la création de l’état d’Israël. C’est emplis d’émotions que les dirigeants envoient la lettre suivante au président du jeune état :
« Depuis des milliers d’années, nous attendons la venue du Messie qui nous fera sortir d’ici et nous ramènera à Jérusalem. C’est pour cela que nos parents, et leurs parents avant eux, ce sont battus. Aujourd’hui, lorsque approche la délivrance et que nous ne sommes plus qu’un faible nombre, l’attente se fait beaucoup plus dure… »
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Tous les éléments de cet article sont tirés du livre « MiSinaï Lééthiopia », Sharon Shalom, editions Yediot Hacharonot.
Quelle magnifique photo, Gabriel !
Quelle magnifique photo, Gabriel !
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