De la Terre au Texte : Les deux grands récits du judaïsme

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Derrière chaque grand récit d’une société humaine, se cache un panel de règles et normes sociales y puisant leur légitimité. Dans le judaïsme, les mitsvot sont ces règles qui bien souvent permettent au récit de survivre et de se transmettre de siècle en siècle.

La fête de Chavouot vient justement commémorer un récit central au sein du judaïsme rabbinique : celui du don de la Torah. Pourtant, Il est de notoriété publique que dans la Torah elle-même, cette signification n’est pas accolée à la fête. Ce détail qui peut surprendre s’inscrit en réalité au sein d’une interrogation infiniment plus large : comment est-il possible qu’un événement aussi majeur et extraordinaire que le don de la Torah n’occupe qu’une place très secondaire dans le texte biblique ?

Alors que le récit du don de la Torah occupe une place prépondérante chez les sages du Talmud, alors que des philosophes juifs comme Maimonide et R. Yehouda Halevy (1) en font l’un des piliers de la religion, le texte biblique semble lui se désintéresser complètement du don de la Torah. Contrairement à la tradition rabbinique, la Torah n’utilise pas le récit de la révélation pour justifier tel ou tel commandement, ni pour prouver la véracité de la religion. À lire la Bible dans son intégralité, nous avons l’impression que le récit de la révélation était pour les premiers hébreux un événement ponctuel, sans la moindre conséquence légale ou religieuse. Ce n’est que tardivement, à l’époque post-biblique et talmudique, que cet événement gagne en importance jusqu’à devenir l’un des piliers de la foi. Pourquoi ?

 

I) La sortie d’Egypte

Contrairement au don de la Torah, un événement occupe une place prépondérante dans le texte biblique. Cet élément, c’est la sortie d’Egypte de laquelle découle un nombre inimaginable de commandements, de normes et de mœurs. Souvent, le lien que fait la Torah entre ces commandements et la sortie d’Egypte nous semble d’ailleurs peu évident. Un exemple classique est justement la fête de Chavouot, que la Torah ne relie pas au don de la Torah mais à la sortie d’Egypte :

וְעָשִׂיתָ חַג שָׁבֻעוֹת לַה’ אֱלֹקיךָ מִסַּת נִדְבַת יָדְךָ אֲשֶׁר תִּתֵּן כַּאֲשֶׁר יְבָרֶכְךָ ה’ אֱלֹקיךָ: וְשָׂמַחְתָּ לִפְנֵי ה’ אֱלֹקיךָ אַתָּה וּבִנְךָ וּבִתֶּךָ וְעַבְדְּךָ וַאֲמָתֶךָ וְהַלֵּוִי אֲשֶׁר בִּשְׁעָרֶיךָ וְהַגֵּר וְהַיָּתוֹם וְהָאַלְמָנָה אֲשֶׁר בְּקִרְבֶּךָ בַּמָּקוֹם אֲשֶׁר יִבְחַר ה’ אֱלֹקיךָ לְשַׁכֵּן שְׁמוֹ שָׁם:  וְזָכַרְתָּ כִּי עֶבֶד הָיִיתָ בְּמִצְרָיִם וְשָׁמַרְתָּ וְעָשִׂיתָ אֶת הַחֻקִּים הָאֵלֶּה

Puis tu célébreras la fête de Shavouot devant Hashem, ton Dieu ; l’offrande volontaire que tu donneras sera à proportion des bénédictions que Hashem, ton Dieu, t’aura accordées. Tu te réjouiras devant Hashem, ton Dieu, au lieu que le Hashem, ton Dieu, choisira pour y faire demeurer son nom, toi, ton fils et ta fille, ton serviteur et ta servante, le lévite qui est dans tes villes, ainsi que l’immigré, l’orphelin et la veuve qui sont en ton sein. Tu te souviendras que tu as été esclave en Egypte ; tu observeras ces prescriptions et tu les mettras en pratique. (Deut. 17:9-12)

Alors que pour le Texte, l’autorité de ces commandements découle de la sortie d’Egypte, le lecteur peine à comprendre la logique qui relierait la sortie d’Egypte à cette fête. Il en va de même pour le rapport étonnant que la Torah fait entre la sortie d’Egypte et les sacrifices (Lev. 22:33), l’interdit d’usure (Lev. 25:38), le respect du Shabbat (Deut. 5:16), etc…

La centralité de la sortie d’Egypte et le total désintérêt pour la révélation du Sinaï semble atteindre un sommet dans le Deutéronome (8:14-17) :

Prends garde, de peur que ton cœur ne s’élève et que tu n’oublies Hashem, ton Dieu, qui te fait sortir de l’Egypte, de la maison des esclaves. Il t’a fait marcher dans ce désert grand et redoutable, pays des serpents brûlants, des scorpions et de la soif, où il n’y a pas d’eau ; il a fait jaillir pour toi de l’eau du rocher de granit, il t’a fait manger dans le désert la manne que tes pères ne connaissaient pas, afin de t’affliger et de te mettre à l’épreuve, pour te faire du bien par la suite. Et tu te dirais : « C’est par ma force et la vigueur de ma main que j’ai acquis toutes ces richesses ! » 

Ces avertissements, prononcés avant l’entrée au pays, résument les raisons historiques qui devraient conduire le peuple juif à écouter son Dieu : la sortie d’Egypte et la traversée du désert, qui ont rendu possible la réussite matérielle sur la terre d’Israël. Alors même qu’un événement aussi secondaire que l’eau sortant du rocher est mentionné comme source légitime d’autorité, les versets ne consacrent pas un mot à l’événement à central de la traversée du désert : le don de la Torah.

 

II) Deux Récits, deux éthos

Pour mieux formuler ma problématique et l’explication que je propose dans la suite de ce texte, je me dois d’utiliser la théorie des Grands Récits du philosophe Jean-François Lyotard (2). Lyotard utilisa le terme de Grand Récit pour désigner ces récits occupant une place centrale au sein de chaque société humaine. Contrairement à l’histoire, rapportant les faits sans leur attribuer de sens, le Récit réorganise les faits et leurs importances de façon à présenter une narration ordonnée aux conclusions évidentes.

Un regard investigateur sur l’histoire juive nous révèle deux Récits différents : l’un s’étendant sur toute la période biblique et dépendant directement du récit de la sortie d’Egypte ; le second débutant à la période post-biblique et s’étendant jusqu’à nos jours, avec pour épicentre le don de la Torah.

La théorie de Lyotard nous permet déjà de saisir l’enjeu de chacun de ces récits. Un peuple dont l’ethos provient de la sortie d’Egypte sera profondément différent d’un peuple dont l’ethos découle du don de la Torah. Dans les lignes qui vont suivre, je voudrais brièvement tenter d’expliquer les implications de chacun de ces récits et ainsi comprendre pourquoi, à une époque donnée, le récit du don de la Torah remplace peu à peu celui de la sortie d’Egypte.

 

III)  La sortie d’Egypte ou le Récit du Peuple

Quels messages subliminaux le récit de la sortie d’Egypte inculque-t-il au peuple d’Israël ? À mes yeux, le récit de la masse d’esclaves devenue Peuple forge un ethos dépendant de deux bases principales.

 

A)     La reconnaissance – le contrat social

Le premier but me semble être la création d’un sentiment de reconnaissance envers le libérateur, à savoir Dieu. Mais dans notre cas, le Libérateur est également le Législateur, ce sentiment de reconnaissance conduit donc au sentiment d’obéissance.

La première des dix paroles s’ouvre sur les mots : « Je suis Hashem ton Dieu, qui t’a fait sortir de la terre d’Egypte, de la maison d’esclaves, tu n’auras pas d’autres dieux que moi. » (Ex. 20:2). Ce n’est ni la révélation, ni l’existence de Dieu, ni le fait qu’il soit le Créateur de l’univers qui rend légitime l’autorité de la Torah. Dans ces cas-là, la Loi aurait été imposée, rendue obligatoire par le simple fait que Dieu existe. Mais une telle loi est justement la loi du maître, celui qui impose sa volonté à l’esclave du simple fait de son existence. L’idée d’une dette, d’un sentiment de reconnaissance à combler envers le Dieu-libérateur, est infiniment plus pertinente. C’est justement car je ne suis plus esclave que je désire me plier à la loi de celui qui m’a libéré, cette loi qui me fait paradoxalement sentir que je suis libre.

C’est selon cette narration que se comprennent les paroles de nos sages sur le verset : « Et l’écriture était celle de Dieu, gravée sur les tables » (Ex. 32:16) :

« Rabbi Yeoshoua Ben Levy enseigne : … ne lis pas « gravée » (חָרוּת) mais « Liberté » (חֵרוּת), car il n’y a d’homme libre que celui qui se consacre à la Torah » (Avot 6:2).

Grâce au récit de la sortie d’Egypte, la loi perd sa connotation négative et de synonyme d’oppression elle devient liberté. On peut illustrer cette idée à travers le récit de la guerre d’indépendance américaine. Ce récit s’est emparé de la rhétorique de la Liberté jusqu’à imposer au monde entier son modèle politique et légale comme source suprême de liberté. Pourtant, cette conception ne se base sur aucune donnée objective ou philosophique. Des régimes monarchiques peuvent autoriser bien plus de libertés qu’un régime démocratique, un bon roi peut maintenir un niveau de justice et d’opulence bien plus élevé que celui d’une démocratie. Cyniquement, c’est la rhétorique démocratique américaine qui a conduit à bien des guerres et qui maintient aujourd’hui de larges inégalités sociales au sein du pays. Elle a cependant réussi à faire du régime non-démocratique l’Oppresseur et de la démocratie la Libératrice. Malgré la pauvreté, malgré les soldats morts, la citoyenne américaine se sent libre grâce à ce récit qui crée un parallèle artificiel entre la Constitution, source du droit, et la fin de l’oppression anglaise. C’est grâce à ce sentiment que les citoyens américains acceptent le contrat social qui les astreint à la loi et permet le maintien de l’ordre.

 

B)      La Justice sociale

Après l’ordre politique, le récit de la sortie d’Egypte propose également une vision sociale. « N’imitez pas les pratiques observées en Égypte » (Lev. 18:3) devient un impératif moral puisque l’Egypte représente l’oppresseur par excellence. Ainsi, de la sortie d’Egypte découle une infinité de préceptes moraux, dont notamment ceux concernant la fête biblique de Chavouot :

Tu te réjouiras devant Hashem, ton Dieu, au lieu que le Hashem, ton Dieu, choisira pour y faire demeurer son nom, toi, ton fils et ta fille, ton serviteur et ta servante, le lévite qui est dans tes villes, ainsi que l’immigré, l’orphelin et la veuve qui sont en ton sein. Tu te souviendras que tu as été esclave en Egypte ; tu observeras ces prescriptions et tu les mettras en pratique. (Deut. 17:9-12).

Le précepte le plus symbolique, car répété pas moins de 36 fois, est probablement celui du respect de l’étranger :

וְגֵר לֹא תִלְחָץ וְאַתֶּם יְדַעְתֶּם אֶת נֶפֶשׁ הַגֵּר כִּי גֵרִים הֱיִיתֶם בְּאֶרֶץ מִצְרָיִם

N’opprimes pas l’étranger installé chez toi, car vous savez bien ce qu’ils peuvent éprouver, puisque vous avez été vous-mêmes des étrangers en Égypte. (Ex. 23:9)

 

On peut résumer l’effet de ce récit sur l’imaginaire collectif juif dans les mots de l’exégète R. S. D. Luzzato (Italie – 19e siecle) :

« [Les juifs] ont intériorisé que Dieu déteste les gens méprisables et qu’il sauve les opprimés. Et ils ont intériorisé que si, lors de leur propre réussite, ils oppriment les autres, Dieu vengera [les opprimés] et les ferra échouer. C’est d’ailleurs l’avertissement que leur a transmis Moïse de nombreuses fois : qu’ils n’oublient pas qu’ils étaient esclaves et que Dieu les a sauvés. » (3)

 

IV)  Les limites du récit de la sortie d’Égypte : loi universelle ou locale ?

Le récit de la sortie d’Égypte correspond donc à celui d’une nation installée sur sa terre. Il contribue au respect de la loi et à la création d’une norme morale. Mais  à une certaine époque le récit change. Quelles étaient donc les failles du récit égyptien qui poussèrent nos sages à s’en écarter au profit du récit du don de la Torah ?

Le récit de la sortie d’Egypte se trouve brutalement limité par l’expérience de l’exil. L’exil est, en quelque sorte, la fin du contrat entre le Libérateur et les libérés. La dette est payée, le peuple qui retourne en esclavage perd son sentiment de reconnaissance qui maintenait la loi.

C’est probablement sous cet angle là que nous pouvons interpréter l’avis surprenant de quelques penseurs juifs au sujet des commandements. Selon ces penseurs, les commandements n’auraient de sens que sur la terre d’Israël et la pratique juive en exil ne servirait qu’à nous permettre de ne pas oublier les préceptes de la Torah auxquels nous serons à nouveau astreints après le retour à Sion.

Ainsi, Nahmanide statue :

« … En exil nous ne sommes astreints qu’aux lois liées au corps, comme les tefilines et la mezouza, afin que ces choses ne nous soient pas nouvelles lorsque nous retournerons au pays. Car la base de tous les commandements est uniquement pour ceux qui résident sur la terre [d’Israël] » (4)

Cette explication se retrouve également chez Rashi (5), Rashbam (6), Rabeinou Bahyah (7) et Ibn Ezra (8). L’avis de ces exégètes se base avant tout sur une analyse rigoureuse des versets eux-mêmes. Comme nous l’avons vu, pour la Bible l’autorité des commandements semble découler immédiatement de la sortie d’Egypte et par extension de l’entrée sur la terre d’Israël – la garantie suprême de liberté nationale. D’ailleurs, la quasi-totalité des punitions collectives touche justement la terre. Mais selon cette lecture, l’autorité de la Torah parait temporelle, dépendante des circonstances géopolitiques du peuple d’Israël.

Dès lors, on comprend la tragédie du premier exil, où le peuple juif avait connu une assimilation sans pareil en seulement 70 ans, comme raconté dans le livre d’Ezra (chap. 9) :

Lorsque cela fut terminé, les chefs s’approchèrent pour me dire : Le peuple d’Israël, les prêtres et les lévites ne se sont pas séparés des peuples des pays et de leurs abominations, celles des Cananéens, des Hittites, des Perizzites, des Jébusites, des Ammonites, des Moabites, des Egyptiens et des Amorites. Car ils ont pris leurs filles pour eux-mêmes et pour leurs fils et ils ont mêlé la descendance sainte avec les peuples des pays ; les chefs et les magistrats ont été les premiers à commettre ce sacrilège.

Lorsque j’entendis cela, je déchirai mon vêtement et mon manteau, je m’arrachai les cheveux de la tête et les poils de la barbe et je m’assis, atterré. Auprès de moi se rassemblèrent tous ceux qui tremblaient aux paroles du Dieu d’Israël, à cause du sacrilège commis par les exilés ; quant à moi, je restai assis, atterré, jusqu’à l’heure de l’offrande du soir.

Un témoignage qui revient d’ailleurs dans le livre apocryphe de Tobie (4:12) :

« Garde-toi, mon enfant, de toute union illégale, et en premier lieu prends une femme de la race de tes pères. Ne prends pas une femme étrangère, qui ne serait pas de la tribu de ton père, parce que nous sommes fils des prophètes. Souviens-toi, mon enfant, de Noé, d’Abraham, d’Isaac, de Jacob, nos pères : dès les temps anciens ils ont tous pris femme chez leurs frères, aussi ont-ils été bénis dans leurs enfants et leur race aura la terre en patrimoine. Ainsi donc, mon enfant, préfère tes frères ; ne fais pas l’orgueilleux face à tes frères, aux fils et aux filles de ton peuple, ne dédaigne pas de prendre une femme parmi eux, parce que, dans l’orgueil, il y a bien des ruines et des bouleversements et, dans l’incurie, décadence et misère extrêmes, car l’incurie est mère de la famine. »

Ce dernier texte, en insistant sur l’importance d’un mariage juif, laisse transparaître la situation peu réjouissante de son époque de rédaction : épouser une juive était alors considéré comme un mariage de moindre valeur.

 

V)  L’ère des reformes

« Rabbi Yossi dit : il aurait été approprié que la Torah soit donnée aux enfants d’Israël par Ezra, si Moshé ne l’avait pas précédé » (T.B Sanhedrin 21b). La tradition rabbinique voit dans Ezra la figure de Moïse et cette comparaison n’est pas surprenante quand on analyse l’action des deux prophètes.

 Face à la crise politique et religieuse du peuple juif, Ezra entreprend de larges réformes dont la tradition rabbinique a gardé la trace : l’établissement de la grande assemblée (9), l’introduction d’une nouvelle forme d’écriture hébraïque (10) et d’autres réformes juridiques (11). A l’instar de Moïse, Ezra est donc un législateur. Il est également l’envoyé de Dieu qui fait sortir les hébreux de leur exil pour les emmener à nouveau en terre promise.

Une réforme à l’apparence innocente filtre à travers le texte : la réforme théologique qui fait du texte de la Torah la base de la foi. Les sages nous rapportent qu’Ezra instaura la lecture de la Torah le chabbat après-midi et les jours de marché (12), corrigea les livres sacrés (13) et fit traduire la Torah en araméen (14). À l’époque biblique, les sacrifices occupent la place centrale au sein du culte. Les prophètes en parlent abondamment alors qu’ils ne parlent jamais de l’étude de la Torah et que les cérémonies de lectures publiques demeurent exceptionnelles (14b). Lentement mais surement, Ezra fait du texte biblique l’élément central du culte juif.

Ce chemin initié par Ezra sera largement poursuivit par le judaïsme rabbinique qui inculquera lentement au peuple juif sa nouvelle identité : celle du peuple du Livre (15). Ainsi, la Michna ferra du rejet du caractère révélé de la Torah une hérésie suprême (16) et le Talmud ferra de l’étude de la Torah un acte religieux supérieur aux autres (17).

 

VI) Une Torah non-territoriale

À l’instar de notre réflexion sur l’ethos découlant du récit de la sortie d’Egypte, tentons de comprendre quel but cette réforme théologique poursuit-elle. Il me semble que la réponse soit simple : permettre au peuple juif de traverser l’exil.

Malgré les innombrables commandements dépendants de la terre d’Israël et malgré la centralité du territoire dans le récit de la Torah, la mise en place du récit du Sinaï permet peu à peu d’atténuer la prépondérance de la terre d’Israël au sein du culte. À l’époque du premier exil, le Peuple juif n’avait pu supporter le déracinement qui s’accompagnait d’une perte quasi-totale du culte, comme exprimée dans le bouleversant psaume 137 des premiers exilés :

 

Assis au bord des fleuves à Babylone, nous pleurions en évoquant Sion. 

Nous laissions nos lyres suspendues aux arbres de la rive. 

Et là, ceux qui nous avaient déportés nous réclamaient des cantiques ; 

nos persécuteurs exigeaient de nous des chants joyeux :  » Chantez-nous, disaient-ils, un des chants de Sion ! »

Mais comment pourrions-nous chanter un cantique pour Dieu sur une terre étrangère ?

O Jérusalem, si jamais je t’oublie, eh bien, que ma main droite m’oublie !

Si je cesse de penser à toi, si je ne fais pas de toi ma suprême joie, eh bien, que ma langue se colle à mon palais !

 

Mais comment pourrions-nous chanter un cantique pour Dieu sur une terre étrangère ? Demandent les juifs exilés pour qui le culte n’est pas possible en dehors de Jérusalem et de son Temple. Ne perdure que la souffrance et la mémoire des temps glorieux, condamnée à s’estomper peu à peu avec le temps.

Le récit du Sinaï propose désormais au juif un héritage constructif, même en exil. Loin du pays, loin du Temple, le Texte représente l’élément sur lequel le lieu et le temps n’ont pas de prises. Et en effet, à travers l’exil la Torah restera toujours l’élément qui soulagera les maux de l’errance. On peut citer le témoignage poignant de Don Isaac Abrabanel (1437, Lisbonne – 1508, Venise) qui vécut lui-même l’expulsion des juifs d’Espagne. Séparé de sa famille, passé de ministre du roi à juif errant, Abrabanel s’interroge au début de sa Hagadda :

« Qu’avons-nous gagné, nous les hommes de l’exil, à ce que nos ancêtres soient sortis d’Égypte ? « Et si Dieu n’avait pas fait sortir nos ancêtres d’Égypte, nous serions encore les esclaves des pharaons, nous et nos descendants ». Cet esclavage n’est-il pas préférable à notre exil en terres d’Edom [monde chrétien] et d’Ismaël [monde musulman] ? Comme l’on dit nos ancêtres : nous préférons servir l’Égypte plutôt que de mourir dans le désert (Ex. 14:12) ! Désert des nations, qui nous détruisent et nous déportent – « c’est à qui périra par l’épée, par la famine ou par la captivité » (Jer. 15:2). La menace de l’abandon de la foi est devenue grande, à cause des malheurs infinis. »

Ce à quoi il répond :

« Si nous n’étions pas sorti d’Égypte nous ne serions jamais arrivés au Mont Sinai, nous n’aurions pas reçu la Torah et les mitsvot, la présence divine ne serait pas parmi nous, nous n’aurions pas été le peuple choisi par Dieu et sa providence n’aurait pas fait un avec nous. Cela est le but suprême et notre plénitude – plénitude spirituelle. Toutes ces choses-là demeurent avec nous, malgré le fait que nous soyons en exil. » (18)

 

Dans ce même état esprit, le philosophe Franz Rosenzweig écrit dans son « Etoile de la rédemption » (19) :

Contrairement à l’histoire des autres peuples, les antiques légendes du peuple-éternel ne se basent pas sur la Patrie. Le père de la nation hébraïque arrive de l’extérieur. Son histoire débute par l’ordre divin lui demandant de quitter sa patrie et d’aller vers la terre qu’il lui montrera.

Dès l’aube de son histoire, ce peuple est le peuple de l’exil. L’exil d’Egypte, puis celui de Babylone. Pour ce peuple, la « maison » n’est pas une terre, contrairement aux nations agricoles qui vivent et s’enrichissent de la terre, jusqu’à oublier qu’être un peuple est quelque chose d’autre qu’un enracinement. Le peuple éternel n’a jamais pu s’attarder trop longtemps dans telle ou telle maison. Ce peuple n’a jamais perdu la liberté de l’errance.

Le discours de Rosenzweig est, sous bien des aspects, révisionniste. Le texte biblique nous dresse un tout autre portrait. Un portrait où la terre est clairement au centre, où toutes les fêtes juives sont agricoles, où la pire punition est celle frappant la terre, où les guerres sont constantes pour défendre l’intégrité du territoire.  Rosenzweig fait de l’histoire juive ce que les sages ont fait avant lui de la fête de Chavouot. Tout le cérémoniel biblique de Chavouot dépendait de la terre et de l’agriculture. D’une fête profondément ancrée dans le sol d’Israël, les sages font une célébration spirituelle mettant l’accent sur le Texte.

Je doute que Rosenzweig ait été conscient de son révisionnisme historique. Il est en réalité l’élève modèle d’une tradition rabbinique deux fois millénaires. Le simple fait qu’un juif allemand puisse, au début du XXe siècle, écrire une pareille chose, prouve que la révolution théologique des sages a porté ses fruits. Et rappelons qu’au final, c’est ce passage de la Terre au Texte qui permit aux juifs de perdurer jusqu’au XXe siècle pour pouvoir un jour imaginer le retour vers la Terre du Texte.

 
 Notes :

(1)    Maimonide, hilchot yessodei hatorah, 8:1-3 ; Yehouda Halevy, Kouzari 1:87

(2)    Lyotard, Jean-François (1979), La Condition postmoderne. Rapport sur le savoir, éditions de Minuit.

(3)     פירוש שד »ל על התורה, שמות פג פסוק כב

(4)    Nahmanide, commentaire du Lévitique (18:25)

(5)    Rashi, commentaire du Deutéronome (11:18)

(6)    Rashbam, ibid. (5:28)

(7)    Rabeinou Bahyah, ibid. (11:18)

(8)    Ibn Ezra, ibid. (4:8)

(9)    T.J Meguila 74

(10) T.B Sanhedrin 21b

(11)T.B Baba Kama 82a

(12) Ibid.

(13) Mekhilta, Beshalah’ 6

(14 )T.B Sanhedrin 21b

(14b) Le livre des Rois II (chapitre 22) nous raconte par exemple comment le roi Josias retrouva un rouleau de la Torah dans le Temple et le lu en public. La description de l’événement nous laisse conclure qu’un tel événement était rarissime.

Cette événement est d’ailleurs à comparer avec celui d’Ezra lisant la Torah en public (Néhémie, chapitre 8).

(15) À ce sujet voir la conférence d’Emmanuel Bloch sur le site Akadem : http://akadem.org/sommaire/cours/3000-ans-de-pensee-juive/la-revolution-talmudique-24-07-2012-46708_4421.php

(16) Michna Sanhedrin 10:1

(17) T.B Kidoushin 40b

(18) Voir son explication sur le passage « עבדים היינו »

(19) Cité dans: Great Twentieth Century Jewish Philosophers, The Macmillan Company, 1970, p. 177-176

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