Téfilines à fleur de peau

Guest post de Sophie Bigot-Goldblum, rédigé à l’occasion de son siyoum du traité Berakhot.

Titulaire d’un master recherche de L’EHESS (Ecole des Hautes Études en Sciences Sociales), ainsi que d’un Master d’Études Juives de l’Université Hébraïque de Jérusalem, Sophie Bigot-Goldblum a étudié à l’Institut Pardes et à Ta Shma, à Jérusalem. Elle étudie désormais à la Yeshivat Hadar, à New-York.

C’est au début du traité Brakhot, que l’on trouve l’un des midrashim les plus émouvants:  

אָמַר רַבִּי אָבִין בַּר רַב אַדָּא, אָמַר רַבִּי יִצְחָק: מִנַּיִן שֶׁהַקָּדוֹשׁ בָּרוּךְ הוּא מַנִּיחַ תְּפִילִּין שֶׁנֶּאֱמַר: ״נִשְׁבַּע ה׳ בִּימִינוֹ וּבִזְרוֹעַ עֻזּוֹ״.

Rav Avina bar Rav Adda y rapporte les propos de Rav Yitzḥak : «D’où sait t-on que  l’Eternel porte des tefilines? ». Ainsi qu’il est dit: « L’Eternel a juré par sa main droite, et par son bras puissant » (Ésaïe 62: 8). 

״בִּימִינוֹ״ — זוֹ תּוֹרָה, שֶׁנֶּאֱמַר: ״מִימִינוֹ אֵשׁ דָּת לָמוֹ״, ״וּבִזְרוֹעַ עֻזּוֹ״ — אֵלּוּ תְּפִילִּין, שֶׁנֶּאֱמַר: ״ה׳ עֹז לְעַמּוֹ יִתֵּן״.

Sa main droite renvoie à la Torah, comme il est indiqué dans la description du don du Livre : de Sa main droite, une loi ardente pour Son peuple» (Deutéronome 33: 2). Son bras puissant renvoie aux téfilines, ainsi qu’il est dit: Le Seigneur a donné la force à Sa nation (Psaumes 29:11), sous la forme de la mitsva des phylactères.

L’image de Dieu portant les téfilines a de quoi nous sembler blasphématoire. Mas cela serait oublier que la corporéité divine fit longtemps débat, et que, si nous prenons aujourd’hui pour acquis le ‘ein lo gouf – Il n’y pas de corps’ chantonné chaque samedi midi à la synagogue, cet énoncé du Rambam lui valu bien des attaques. 

Non seulement le midrash n’est lui pas troublé par l’idée de la corporalité de Dieu, mais présuppose également d’un besoin de la part de Dieu –  puisque Dieu prie. 

Et non seulement Dieu prie, exprimant par là un besoin, un désir -ce à quoi le texte biblique nous aurait habitués- mais prier de la manière même qui ancre, pour l’Homme, les exigences spirituelles dans le domaine matériel: les téfilines . En effet les tefilin sont sans doutes l’illustration la plus poussée de cette propension du judaïsme – souvent répétée,  parfois caricaturée – à prendre la lettre au sérieux. Les versets du Shema nous enjoignent à placer ‘sur  notre cœur et dans notre âme ces paroles’. Qu’à cela ne tienne : la lecture rabbinique de ce commandement va nous inviter à rédiger ces mots et à les placer, physiquement, au plus près du cœur. Par le port des tefilin, le corps en prière devient l’incarnation de cette union du spirituel et du matériel – et du refus de la dichotomie corps/esprit : depuis le tefilin shel Rosh, apposé en haut du front,  à la matrice de la pensée-  se déroule la longue ligne noire du tefilin, jusqu’au bout des doigts, reliant par là l’esprit à l’action.

Mais dire de Dieu qu’Il  porte les tefilin, est-ce a dire qu’Il  aurait besoin de ce rappel pour ancrer le spirituel dans le matériel ?

À travers le parchemin contenu dans ses boîtiers, les téfilines entendent témoigner de l’alliance avec Dieu. Mais faudrait-il  rappeler à Dieu Sa propre Torah? 

Pour saisir ce que les  sages disent de Dieu dans ce midrash, il nous faut interroger nos présupposés sur la signification, pour l’Homme, des téfilines. 

Ce que j’aimerais suggérer ici, c’est que cette signification reside peut-être moins dans ce que les phylactères représentent que dans ce qu’ils empêchent. 

Dans sa brillante analyse de la Parasha Teruma, Aviva Gottlib Zornberg étudie le rôle central que les mains de Moïse ont joué dans l’histoire de l’Exode :

« Ce sont ses mains […] saisissant le bâton qui ont conduit les fléaux sur les Égyptiens, et séparé en deux la Mer Rouge. […] La main de Moïse dans les airs a mystérieusement mené les fortunes de la guerre contre Amalek. Dans cette scène énigmatique, il ordonne à Josué de diriger les forces israélites, car “demain, je me placerai au sommet de la colline avec le bâton de Dieu entre mes mains » (17: 9). Moïse sera pourtant décrit au sommet de la colline, sans aucune mention du bâton. Chaque fois que Moïse levait la main, Israël l’emportait, mais chaque fois qu’il la baissait, Amalek l’emportait » (17:11).

Le Ramban explique que les mains sont nessiath kapayim et perisath kapayim, renvoyant par là à la position des mains en prière. La main qui prie est une main désarmée. Les téfilines nous empêchent -par leur nature même- de tenir un objet. 

Le but des téfilines est de nous empêcher de saisir, de nous inculquer la valeur des mains vides. Saisir s’entend doublement, comme tenir physiquement et comprendre. Les téfilines nous enseignent que prier, c’est accepter notre limitation à saisir, tant physiquement que intellectuellement, lorsque nous nous tenons devant le Divin. La prière jaillit du manque.

Pour autant, le verset ne proclame t-il pas ‘  לא ירָאֶ֛ה אֶת־פְּנֵ֥י יְהוָ֖ה רֵיקָֽם : ne vous presentez pas devant l’Eternel les mains vides? 

Dans la amida, nos rabbins font preuvent d’une certaine h’utspa, et n’hésitent pas à faire du au texte de la tefilah l’inverse du verset: ‘.וּמִלְּפָנֶיךָ מַלְכֵּנוּ. רֵיקָם אַל תְּשִׁיבֵנוּ: ‘

Si le verset nous apprenait les bonnes manières lorsqu’invités chez l’Eternel, le sidour lui implore Dieu de ne pas nous renvoyer les mains vides.

On voit alors que la confusion entre les mains de Dieu et les nôtres  ne date pas de notre midrash. 

De même que le midrash sur ces versets relie la main au cœur, de même les téfilines nous rappellent leur connexion: le téfiline shel yad (de la main) est précisément celui qui remplit le commandement al Levaveh’a, sur le cœur.

La mishna nous enseigne: et il advint que lorsque Moïse levait la main, Israël l’emportait, tandis que quand il l’abaissait, Amalek l’emportait 

(Exode 17:11). On peut se demander si les mains de Moïse ont fait la guerre quand il les soulevaient, si elles l’ont rompue quand il les a baissées ? Le verset vient plutôt vous dire que tant que le peuple juif tournait ses yeux vers le haut et offrait son cœur à l’Eternel, il prévalait. Faute de quoi, il chuta.

Pour énigmatique qu’il soit, l’échec final de Moïse, le coup porté au rocher représente, selon Aviva Gottlib Zornberg : « un retour régressif à la modalité du bâton ». Quand il frappe le rocher au lieu de lui parler, quand ses mains retrouvent le chemin du saisissement ». Les téfilines ne nous permettent pas de saisir, c’est plutôt eux qui se saisissent de nous, lorsqu’ils enlacent notre bras de leur caresse. 

J’estimais plus haut, que l’importance des téfilines résidait dans ce qu’ils nous empêchent de faire, bien plus que dans ce qu’ils font. Le pouvoir ultime des tefillin s’exprime peut-être précisément quand ils ne sont plus là. Quand il ne reste plus des tefilin que leur trace, cet espace gravé sur notre peau « marquant le souvenir de [son] absence, quelque chose précisément insaisissable », nous sommes confrontés à la vraie nature de notre relation à Dieu. Sa trace sur notre notre bras -nôtre cœur, comme le midrash nous l’a appris- apparaît et s’estompe : d’abord une tranchée sur notre peau, puis une présence uniquement visible à ceux qui la cherchent, avant sa complète disparition, avant l’éclipse de Dieu.

Nous avons tous, individuellement et comme peuple, vécu ces différentes manifestations de Dieu -ainsi que leur absence- . Notre peau et notre histoire témoignent de la présence de Dieu et portent toutes deux la cicatrice de Son absence.

Dans la Parachat Yitro, nous apprenons que les Tables de l’Alliance ont été sculptées dans la pierre. 

Le Rabin Delphine Horvilleur note qu’à l’inverse du processus de l’écriture manuscrite, qui nécessite le dépôt d’encre sur une surface, la gravure des tables demandent une soustraction, un retrait. ‘Ou le vide compte plus que le plein’  Le sens est déposé dans le vide.’

Grâce aux téfilines, nous gravons dans notre propre peau le témoignage de l’alliance dans les Tables. De même que l’Alliance est à la fois h’arut et h’erut, gravée et liberté, les téfilines sont à la fois une caresse et un etaux, un rappel quotidien de notre alliance perpétuelle avec Dieu, et un  nécessaire avertissement de son évanescence.

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