Entre souffrances corporelles et repentir
וּבְצֵאתִי לִקְרָאתְךָ, לִקְרָאתִי מצָאתִיךָ – ר’ יהודה הלוי
Qui “portera” la faute ?
La Torah a un rapport complexe à la faute et au pardon. Les quatre premiers livres du Pentateuque semblent considérer la faute comme directement liée au corps du pécheur et ne se réparant que par un tribut, généralement une punition corporelle. Ainsi, la faute commise par le corps se réparerait par un supplice lié au corps, voir par la destruction de ce corps.
Dans d’autres cas, il semble exister une possibilité de « transfert » de la faute, d’un corps à l’autre. C’est notamment le cas à Yom Kippour, où les versets nous rapportent la cérémonie qu’accomplissait les prêtres en ce jour là – le grand prêtre sacrifiait un premier animal en pardon pour ses propres fautes, un second pour les fautes liées à la profanation du Sanctuaire et enfin :
Quand il aura achevé de purifier le sanctuaire, la Tente d’assignation et l’autel, il fera amener le bouc vivant. Aaron appuiera ses deux mains sur la tête du bouc vivant; confessera, dans cette posture, toutes les fautes des enfants d’Israël, toutes leurs offenses et tous leurs péchés, et, les ayant ainsi fait passer sur la tête du bouc, l’enverra, sous la conduite d’un exprès, dans le désert. Et le bouc emportera sur lui toutes leurs iniquités dans une contrée solitaire, et on lâchera le bouc dans ce désert.1
Les fautes sont clairement assimilées à un fardeau qui doit être porté par l’un ou l’autre. À Kippour, ces fautes étaient « transférées » sur le bouc qui finissait chez l’Azazel2.
L’idée d’un « porteur » de la faute est aussi vieille que l’idée de faute elle-même, puisqu’on retrouve déjà cette expression chez Caïn qui, puni par Dieu pour le meurtre de son frère, s’exclame : « Ma faute est plus lourde que celui qui la porte ! »3. Dans le même état d’esprit, on comprend mieux le sens des mots « נושא עוון » (porteur de la faute), attribué à Dieu et répété des dizaines de fois durant le jour de Kippour. Par lui, les juifs espèrent que c’est Dieu, et non eux-mêmes, qui portera leurs fautes.
Pardon, peuples anciens et peuple d’Israël
Au risque d’en décevoir certains, cette conception n’est pas spécialement originale et se retrouve chez la plupart des peuples bibliques qui entouraient Israël. Sacrifices et sévices corporelles étaient les moyens classiques qu’employaient les peuples orientaux pour effacer leurs fautes.
Cependant, le Deutéronome et les prophètes nous livrent un autre moyen pour “effacer” nos fautes. Ce moyen, aujourd’hui largement adopté par l’ensemble des sociétés occidentales, c’est la Teshouva.
La Teshouva n’est rien d’autre que l’idée selon laquelle l’homme a la faculté de changer. Ainsi, lorsque le fauteur se repent et décide de changer, il devient un homme nouveau et par conséquent, perd tout contact avec ses fautes passées. Il faut souligner qu’il s’agit cette fois d’une idée révolutionnaire, dévoilée par le peuple juif4.
Le Deutéronome est le seul des livres du Pentateuque à en parler :
« Or, quand te seront survenus tous ces événements, la bénédiction et la malédiction que j’offre à ton choix; et tu t’en souviendras, au milieu de tous ces peuples où t’aura relégué l’Éternel, ton Dieu. Et tu retourneras vers l’Éternel, ton Dieu, tu obéiras à sa voix en tout ce que je te recommande aujourd’hui, toi et tes enfants, de tout ton cœur et de toute ton âme. Et l’Éternel, ton Dieu, te fera revenir de ton exil et aura pitié. Il te rassemblera du sein des peuples parmi lesquels il t’aura dispersé. Tes proscrits, fussent-ils à l’extrémité des cieux, l’Éternel, ton Dieu, te rappellerait de là, et là même il irait te reprendre. Et il te ramènera, l’Éternel, ton Dieu, dans le pays qu’auront possédé tes pères, et tu le posséderas à ton tour; et il te rendra florissant et nombreux, plus que tes pères5.
Pour la première fois, l’Humanité se voit proposer une alternative au supplice comme forme de pardon. Cette alternative place le libre arbitre de l’homme au centre – à lui de désirer revenir à Dieu, à lui de changer son destin. Notons d’ailleurs que cette formule semble être bien plus efficace que la formule corporelle : bien au-delà du pardon, c’est un monde utopique qui est promis aux repentants.
Entre désespoir et reconstruction
La Teshouva est donc un concept profondément hébreu. Cependant, un étrange verset prophétique semble considérer la Teshouva comme un phénomène ne dépendant pas du bon vouloir de l’homme, ou étant au-dessus de ses capacités. En effet, le rouleau des Lamentations se clôt sur le verset suivant :
השיבנו ה‘ אליך ונשובה חדש ימינו כקדם
Fais nous revenir à toi, Dieu, et nous reviendrons; renouvelle nos jours comme autrefois6
La contradiction est frontale : à Dieu d’être l’initiateur, nous suivrons. À l’inverse, le Deutéronome nous parlait d’un retour spontané des juifs vers Dieu (ושבת עד ה‘ א–לוהך), entrainant le retour de Dieu vers son peuple (ושב ה‘ א–לוהך את שבותך).
On peut rajouter une seconde contradiction, moins évidente. Alors que le processus de Teshouva du Deutéronome se fondait sur le libre arbitre de l’homme, le rouleau des Lamentations semble appeler à la disparition de ce livre arbitre. En effet, le mot קדם désigne à la fois les temps passés et le Jardin d’Eden7. On peut s’avancer et affirmer que le prophète ne demande rien de moins que le retour au “jardin perdu” à cause de la faute originelle qui donna à l’homme une terrible capacité de discernement.
Pour moi, ces deux versets aux apparences contradictoires représentent deux étapes du processus de Teshouva. Le verset pessimiste clôt le livre des Lamentations et témoigne du désespoir d’après la faute et ses conséquences destructrices (en l’occurrence, la destruction du Temple). C’est à ce moment que l’homme, pour la première fois, regarde en arrière. Secoué par son acte et ses conséquences, il tombe dans un désespoir profond, convaincu de son incapacité à réparer ce qui a été brisé. En toute logique, son invocation ne peut qu’être : “Fais nous revenir à toi, Dieu, et nous reviendrons; renouvelle nos jours comme autrefois”.
Le verset du Deutéronome décrit une situation inverse, “ Or, quand te seront survenus tous ces événements, la bénédiction et la malédiction, … et tu t’en souviendras…”. Un temps significatif s’est écoulé depuis la destruction individuelle. L’homme a eu le temps de panser ses blessures et il peut enfin contempler son passé avec une certaine objectivité. C’est là que nait la volonté de revenir à Dieu : “ Et tu retourneras vers l’Éternel, ton Dieu… et il te fera revenir”.
4 Pour tenir une telle affirmation, je m’appuie sur les travaux du Professeur Moshé Finfeld, publiés dans Olam Hatanakh, livre de Devarim