Sodome: ville sodomite ou homophobe ?
Article publié dans le recueil « Judaïsme et Homosexualité », à l’occasion des 40 ans d’existence du Beit Haverim en France.
Si grand était le péché des villes de Sodome et Gomorrhe qu’il fut impossible pour Dieu d’y trouver ne fût-ce que 10 Justes ; en conséquence, le récit biblique relate la décision divine de réduire ces villes à néant, en faisant pleuvoir sur elles le soufre et le feu (Genèse, chapitres 18-19).
Mais quelles étaient donc ces fautes gravissimes ? Les versets de la Torah restent remarquablement vagues et laconiques sur ce point. Même attentif, le lecteur demeure dans l’ignorance des raisons qui poussèrent l’Eternel à anéantir Sodome et les autres bourgades attenantes.
Face à ce silence biblique, les différents commentateurs ont, selon leur habitude, tenté de scruter le texte, espérant pouvoir dégager des indices, voire les prémisses d’une réponse ; or le texte ne décrit au fond qu’un seul et unique comportement répréhensible chez les habitants de Sodome : celui de vouloir « connaître » de force les deux étrangers mâles qui s’étaient réfugiés dans la maison de Lot (Genèse 19 :5), un neveu d’Abraham et le héros problématique d’un récit qui ne l’est pas moins.
Il est certes tentant de lire cette demande de « connaissance » comme un mot de code euphémistique connoté sexuellement et faisant ainsi référence à un viol ; Lot ne s’y trompa d’ailleurs pas : il tenta de protéger ses invités via une surenchère, en offrant vainement ses deux filles vierges en pâture à la populace enragée.
C’est vraisemblablement sur cette base qu’une partie de l’interprétation chrétienne a choisi de comprendre la faute des habitants de Sodome comme ayant été celle des relations intimes homosexuelles. Une telle lecture figure déjà dans le Nouveau Testament, notamment dans l’Epître de Jude (1 :7). C’est également l’origine du mot français « sodomie ».
Or, il semble bien que les Sages juifs du Midrash et du Talmud, prenant à rebours cette lecture apparemment intuitive du texte de la Torah, aient délibérément rejeté la thèse des relations homosexuelles comme facteur explicatif de la destruction de Sodome et Gomorrhe.
Comment cela ? Afin de mieux saisir la lecture rabbinique de la destruction de Sodome, prenons quelques exemples tirés de sources juives classiques (Talmud Sanhedrin 109a-b ; Avot de-Rabbi Nathan 26 et 106 ; Bereichit Rabba 49 :5 ; Tan’houma Vayeira 7 ; et d’autres).
Ainsi, selon un premier enseignement, lorsqu’un marchand étranger passait par Sodome, la population entière œuvrait de concert pour le dérober de toutes ses possessions ; chacun volait une bagatelle, dont la valeur était si faible qu’elle ne pouvait faire l’objet de poursuites devant un tribunal, mais au final le malheureux marchand se retrouvait sans un sou vaillant.
Un autre commentaire relate la triste histoire d’un homme qui prit la malencontreuse décision de séjourner à Sodome. Dépouillé de son tapis précieux par celui qui l’avait hébergé pour la nuit, il voulut se plaindre. Mal lui en prit – non seulement son hôte nia le vol, mais il affirma même que l’étranger n’avait fait que rêver du tapis et, dans une vertigineuse inversion de la justice, le Sodomite réclama (et obtint) une compensation pécuniaire pour avoir donné une bonne interprétation du rêve de son invité !
Finalement, citons le cas d’Eliezer, le fidèle serviteur d’Abraham ; de passage par Sodome, il sauva courageusement un homme assailli par des indigènes qui voulaient le déposséder, mais il fut à cette occasion blessé par une pierre qui le fit saigner au front ; son agresseur l’assigna alors au tribunal afin de réclamer qu’Eliezer paie pour la saignée reçue par inadvertance, et il obtint gain de cause, tant la justice locale était pervertie. Voyant cela, Eliezer prit une pierre et la jeta à son tour au visage du juge, le faisant saigner abondamment au passage – ce qui lui permit de conclure que le juge devait payer sa propre dette envers l’agresseur, puis lui remettre la différence éventuelle…
Cette liste n’est de loin pas exhaustive et l’on pourrait multiplier les exemples ; mais la cause semble entendue : les commentaires rabbiniques décrivent Sodome comme un environnement où la cruauté fait office de paradigme social ; un monde dans lequel le respect le plus élémentaire envers autrui (représenté par l’étranger de passage) est cruellement absent ; un univers dans lequel même la justice est pervertie.
Mais comment réconcilier cette compréhension rabbinique de la faute de Sodome avec les versets de la Torah ? Les rabbins auraient-ils choisi ici de s’éloigner délibérément de la littéralité du texte biblique ?
En réponse, je voudrais suggérer que les rabbins ont in fine choisi de mettre l’accent sur un manquement moral de la société sodomite : celui d’être un monde qui ne sait que prendre, sans jamais rien donner en retour. Dans un tel univers égocentrique, un étranger de passage n’a aucune valeur intrinsèque, et un être humain devient, de gré ou de force, un simple moyen d’atteindre une gratification physique ou financière : une marchandise, un tapis, de l’argent.
Sodome représentait donc, aux yeux des rabbins, l’exemple paradigmatique d’une société d’où le ‘hessed était résolument absent : un monde sans amour d’autrui et sans don gratuit.
Or, contrairement aux apparences, il me semble que cette perception ne représente absolument pas une lecture arbitraire des versets de la Genèse. Car c’est toute la sexualité humaine qui se trouve en réalité prise en tension dialectique entre le prendre et le donner ; l’acte sexuel n’est-il pas, au fond, une forme d’exercice d’équilibriste sur une fine corde reliant, d’une part, une (égoïste) jouissance du plaisir physique et, de l’autre, le don (altruiste) de soi à autrui ?
Ma thèse est donc que les Sages juifs ont choisi de focaliser leur attention sur un aspect très spécifique de la conduite criminelle des indigènes sodomites : leur tentative de viol démontrait le déséquilibre patent de leur sexualité, laquelle était complètement ancrée dans le prendre, et résolument vide de tout don, de tout ‘hessed.
Sur cette base, les Sages dénoncèrent la cruauté extrême de la société qu’un égoïsme aussi débridé ne pouvait manquer de façonner.
Tel est, je crois, le rapprochement à effectuer entre les versets de la Genèse et les midrashim rabbiniques.
Il nous faut conclure. Pour ce faire, citons encore un ultime commentaire rabbinique, lequel forme une sorte de récupération juive du mythe grec de Procuste : selon les rabbins, lorsqu’un étranger arrivait à Sodome, trois habitants le prenaient par la tête, et trois autres le saisissaient par les pieds ; placé de force sur un lit, le corps de l’étranger, s’il était trop court, était étiré ; s’il était trop long, il était raboté ; de sorte que violence lui était faite afin de le ramener aux mensurations du lit en question.
A nouveau, les Sodomites sont critiqués pour leurs graves crimes contre les étrangers. Mais, pour le coup, quelle ironie dans l’inversion des perspectives ! Cette incapacité à accepter ce qui dévie, même minimalement, d’une norme arbitrairement fixée par la société, cette intolérance de toute différence dans ce qui fait l’humain, c’est ce que l’on appelle encore aujourd’hui en hébreu « le lit de Sodome » (מיטת סדום). Or, paradoxalement, l’un des meilleurs exemples d’une négation d’autrui dans ce qui fait sa différence, c’est bien l’homophobie.
Et la boucle est maintenant bien bouclée : dans une vision juive traditionnelle, l’individu qui marche dans les pas coupables des habitants de Sodome n’est pas celle qui adopte tel comportement sexuel plutôt qu’un autre ; mais bien celui qui, par pure intolérance, prône l’uniformité et nie à autrui le droit d’exister dans son individualité. En d’autres termes : c’est l’homophobie qui déruit le monde.
Merci.