Scandale du guet : l’ombre d’un doute

Scandale du guet : réflexions personnelles et suggestions constructives

Messieurs du Consistoire : le Talmud nous enseigne (Avot 1 :17) que le monde subsiste grâce à trois choses : la Justice, la Vérité, et la Paix. Garantissez la Justice et la Vérité – et vous obtiendrez (enfin !) La Paix.

(Plusieurs personnes m’ont approché au cours des derniers jours, et m’ont demandé de prendre publiquement position au nom de « l’orthodoxie moderne » dont je serais l’une des voix francophones. Les lignes qui suivent sont une modeste réponse à cette interpellation amicale ; elles se veulent marquées du sceau des grandes valeurs de la Torah que sont la vérité et de la justice, mais aussi l’amour du prochain et la paix).

Que faut-il penser du sordide « scandale du guet », lequel se révélera très probablement, dans ce rétroviseur des vicissitudes humaines qu’est l’Histoire, comme l’un des événements marquants de la vie communautaire juive française de ce début de 21eme siècle?

Avant de répondre à cette question, il nous faut nécessairement procéder à un travail préalable d’élagage. Car c’est de toutes parts qu’ont fusé, ces derniers jours, les opinions et arguments (au mieux), les rumeurs malveillantes et les ragots de comptoir (le plus souvent), avec comme seul élément commun leur totale absence de toute pertinence à nous renseigner sur les quelques questions qui importent réellement.

Peu nous importe de savoir qui profiterait du scandale dans le complexe échiquier de la politique consistoriale ; idem pour l’état de fortune exact de telle famille et ce que représenterait à cette aune un paiement de 90’000 Euros. Par ailleurs, les détails de la vie privée du couple qui divorce, et les complexités des procédures antérieures, ne nous concernent pas le moins du monde : si la sœur d’Al Capone et le fils de Jack l’Eventreur devaient, dans une pure vue de l’esprit, divorcer devant un tribunal rabbinique, n’auraient-ils pas droit aux garanties d’une audience en bonne et due forme, conforme aux lois de la Torah et aux exigences de la morale, au même titre que le plus fidèle pilier de synagogue ?

Dans tout ce déballage de linge sale, la seule question qui compte est celle qui semble le moins discutée : y a-t-il eu dysfonctionnement au Beth Din de Paris lors de la remise du Guet en date du 18 mars 2014 ?

Avons-nous des indices permettant de répondre, au moins partiellement, à cette interrogation ? Oui, mais très peu. Et cette réelle carence nous contraint, si nous voulons rester dans les limites de l’honnêteté intellectuelle, à la modestie: plutôt ne rien dire que d’affirmer sans savoir et de tomber ainsi dans la calomnie (lachon hara’).

Le principal témoin, à charge ou à décharge, reste les enregistrements audio et vidéo pris lors de l’audience du 18 mars, et ceux-ci n’ont été portés à la connaissance que d’un nombre très restreint de personnes. Mais, aussi peu nombreux soient-ils, des éléments factuels incontestables demeurent, et c’est sur cette base que nous devons apprécier la situation. Je retiendrai ici les deux principaux.

1. Un extrait sonore de quelques secondes, enregistré pendant les délibérations au Beth Din de Paris, nous permet d’entendre le rabbin Betsalel Levy affirmer : « moi je ne donne pas de guet s’il n’y pas de chèque chez nous. Pourquoi ? C’est la règle du jeu. C’est la règle du jeu ».

Cette affirmation au caractère absolu, dans la bouche d’un rabbin consistorial en charge des divorces, semble contredire frontalement la position du Consistoire et du Grand Rabbinat de France selon laquelle un guet ne se monnaye pas au Beth Din de Paris.

Et pourtant, dans la Torah comme dans la morale universelle, un guet ne doit pas être marchandé contre espèces sonnantes et trébuchantes.

(Source : Interview des frères à Radio Shalom, Pierre Gandus, 7 mai 2014, minutes 5 :30 – 5 :45 ; accessible au lien suivant : https://soundcloud.com/avenirdujudaisme/radioshalom-journal-de-pierre?in=avenirdujudaisme/sets/rackguet-scandale-au-guet-au-beth-din-de-paris)

2. Un autre extrait sonore, légèrement plus long, nous fait prendre connaissance d’un échange téléphonique entre le rabbin Betsalel Levy et un proche de l’ex-agounah, afin de savoir s’il est possible de « tirer un peu », car la somme réclamée pour la remise du guet vient de passer à « 100 KE ».

Comme le remarque le journaliste, l’appel téléphonique a été donné par le Rabbin à la famille, et non l’inverse, comme soutenu par le Consistoire.

De plus, il ne fait aucun doute que la somme réclamée était en augmentation constante : de 30’000 Euros à 50’000, puis 80’000 et finalement 100’000 Euros. Dans ces conditions, dépeindre le rôle du rabbin comme celui d’un médiateur semble tendancieux ; comme chacun sait, le médiateur est une figure qui aide les parties à trouver une porte de sortie en essayant de rapprocher leurs positions respectives (par exemple : « vous êtes prêt à payer 50 et en face ils veulent 100 – tombons d’accord sur 75 ? ») ; or ici, le chiffre gonfle constamment, ce qui est un indice clair de chantage.

(Source : Interview de Alex Buchinger à Radio Shalom, 8 mai 2014, minutes 27:00 – 28:00; accessible au lien suivant : https://soundcloud.com/avenirdujudaisme/radioshalom-interview-de-alex?in=avenirdujudaisme/sets/rackguet-scandale-au-guet-au-beth-din-de-paris)

Que prouvent ces extraits exactement ? En bonne rigueur, très peu de choses. Ils sont bien trop brefs, peuvent avoir été sortis de leur contexte, et l’impression d’ensemble qu’ils dégagent n’est pas forcément exacte.

Mais, faute de pouvoir parvenir à des conclusions, c’est à tout le moins le doute qui s’installe. C’est à mon sens la seule position logique qu’un esprit critique doit adopter dans cette affaire : il est possible, mais pas prouvé, que le fonctionnement du Beth Din de Paris soit entaché de graves dysfonctionnements.

Ce « doute légitime », seule position sensée pour un observateur extérieur et impartial, est renforcé par un certain nombre d’autres éléments :

1) L’admission explicite par le Consistoire et le Grand Rabbin de Paris que la somme qui devait être versée à l’ex-mari correspondait à un « dédommagement » réclamé par ce dernier au motif de préjudices prétendument subis est plus que surprenante. En cas de prétention financière, c’est à la justice civile de se prononcer ; faute de quoi, le guet n’est plus un acte religieux mais une arme d’auto-justice, et une manière de contourner la Justice française ;

2) Le montant final du chèque émis au profit d’une institution non-consistoriale (90’000 Euros) est précisément le triple de la somme réclamée initialement en espèces (30’000 Euros). Un rapport mathématique aussi précis laisse planer un doute quant à la possibilité d’une rétrocession prévue en faveur de l’ex-mari, comme l’a justement relevé le magazine l’Express, couplée d’une fraude fiscale via l’émission d’un CERFA ;

3) Les témoignages, recueillis lors du Yom Agounot organisé à Paris en mai 2012, de femmes anciennement « agounot », décrivent des dérives similaires (quoique légèrement moins graves) à celles suspectées dans le scandale actuel ;

4) Le livre d’Eliette Abecassis « Et te voici permise à tout homme » est certes romancé mais se base néanmoins sur des faits bien réels et concordants (cf. les descriptions du Service des Divorces du Consistoire aux pages 31-34, 87-90, 103-109);

Cette situation de doute pose problème. Pas plus que la femme de César, ni le Beth Din de Paris, ni le Grand Rabbin de France ne doivent pouvoir être soupçonnés. Cette leçon, c’est le Talmud qui nous l’enseigne dans une michna célèbre (Chekalim 3, 2) : à l’instar du Cohen au Temple, les dirigeants religieux se doivent d’être scrupuleusement honnêtes dans l’accomplissement de leurs mandats, au point de ne donner aux observateurs extérieurs aucune raison, même ultimement injustifiée dans les faits, de pouvoir les soupçonner : והייתם נקיים מה’ ומישראל !

A ce stade, je voudrais faire deux suggestions concrètes afin de dissiper ce doute légitime qui habite aujourd’hui le cœur de la communauté juive française. Premièrement, je souhaite que le Consistoire mette sur pied une commission d’enquête ad hoc, afin de faire toute la lumière sur ce qui s’est vraiment passé au cours de cette remise de guet problématique ; pour être crédible, cette commission devra être indépendante (et non pas composée des élites actuelles de la Consistocratie) et plurielle (femmes et hommes, religieux et laïcs, …) ; elle devra avoir accès à tous les éléments factuels importants, y compris les enregistrements de la session du 18 mars, et permettre à chaque partie de s’exprimer dans la dignité et sans crainte de pressions indignes. Et, au terme de son mandat, elle devra rendre un rapport public.

Deuxièmement, je propose de prévenir tout futur dysfonctionnement du système en nommant un médiateur indépendant, chargé de résoudre les conflits pouvant survenir entre le Beth Din de Paris et les membres de la communauté juive française qui recourent à ses services. Pour l’instant, en cas de conflit avec le tribunal rabbinique, une personne a le choix entre trois alternatives : 1) garder le silence (et se sentir humilié et poltron) ; 2) saisir la justice (lorsque c’est juridiquement possible, et avec le sentiment de trahir sa communauté) ; 3) ou avertir la presse et les réseaux sociaux (et occasionner du lachon hara’). L’institution d’une instance de médiation, institutionnellement indépendante, fournirait une stratégie de résolution des conflits bien plus efficace.

Messieurs du Consistoire : le Talmud nous enseigne (Avot 1 :17) que le monde subsiste grâce à trois choses : la Justice, la Vérité, et la Paix. Garantissez la Justice et la Vérité – et vous obtiendrez (enfin !) La Paix.

 Emmanuel Bloch

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