Le rabbi de Satmar et la perte d’une autorité religieuse centrale
Au détour d’un commentaire1 sur la Torah, Rav Yoel Teitelbaum nous livre une perle rare. Pour ceux qui ne le connaissent pas, R. Teitelbaum était le Rabbi de Satmar, une large communauté hassidique très implantée aux États-Unis. Cette communauté est notamment connue pour son anti-sionisme virulent et sa grande fermeture. Nous sommes donc bien loin du rabbin moderne et pluraliste, et pourtant…
R. Teitelbaum s’interroge sur un énigmatique passage du Talmud. On y lit : « Shmouel Bar Nahmani enseigne : pourquoi le livre des Juges s’appelle t-il « le livre de la droiture » ? Car on y lit : »En ces temps là, où il n’y avait pas de juges en Israël, chacun agissait comme il lui semblait bon (littéralement : comme il lui semblait droit) » 2»3
Le livre des Juges est bien loin de représenter un idéal moral, bien au contraire, il nous livre une description assez dure d’un peuple à la dérive, où l’idolâtrie, le meurtre et autres pratiques immorales abondent. Nous sommes apriori très loin du « Livre de la droiture » et ce titre, conféré par le Talmud, ne peut qu’intriguer.
Mais voilà que le Rabbi de Satmar nous livre une explication des plus pertinentes : lorsqu’il n’y a pas de rois en Israël, lorsqu’il n’existe pas de figures religieuses de premier rang, à chacun d’agir selon sa propre conception des choses, selon sa droiture. En termes modernes, je dirai que l’homme est avant tout astreint à son propre système moral et ne peux se cacher derrière une figure rabbinique ou politique pour justifier un acte contredisant sa morale.
Qu’est-ce-que la droiture ? Pour le Rabbi de Satmar, c’est l’authenticité, l’écoute de son propre intérieur. Si une idée me paraît profondément en contradiction avec mes intimes convictions, y adhérer par influence extérieure, fût-elle d’un grand dirigeant, serait une trahison morale terrible.
Je me permets de rajouter qu’on retrouve la même idée dans une autre injonction talmudique qui condamne le juif transgressant la Torah en se basant sur les dires d’un rabbin : « Qui écoute t-on, entre un maître et un élève ?! » nous dit le Talmud. Le rabbin, si grand soit-il, est tout au plus l’élève de Dieu et ne pourrait remettre en question l’autorité divine. Or, Maïmonide4 nous apprend que l’intellect, cette capacité a différencier le bon du mauvais, n’est autre que l’image de Dieu sur laquelle l’homme fût créé. Selon cette interprétation, écouter son propre intérieur revient à écouter la part divine qui est en nous.
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Je me permets également une parenthèse sociologique. Ces paroles du Rabbi de Satmar viennent répondre à une problématique existentielle : comment justifier son virulent anti-sionisme lorsque la majorité des dirigeants du monde orthodoxe optaient plutôt pour un non-sionisme passif ? Comment défendre une idée minoritaire face à l’establishment religieux tout entier ?
Pour répondre à cette problématique, le Rabbi de Satmar choisit de délégitimer la plupart des dirigeants. Sans véritable dirigeant, le juif croyant – lui même – n’a d’autre choix que d’agir en suivant sa propre conscience.
Ironiquement, l’autre grand penseur juif à se confronter à la même problématique n’était autre que le Rav Kook. La question était inverse : comment justifier un sionisme actif lorsque la plupart des dirigeants orthodoxes le rejette ?
Plutôt que de délégitimer les dirigeants, Rav Kook choisit surtout de valoriser le peuple et ses choix :
Le nombre d’êtres uniques, de géants, de saints hommes, va en diminuant. En contrepartie, l’assemblée toute entière va, progresse et évolue. L’assemblée d’Israël se trouve aujourd’hui dans une situation passagère : d’une vie instinctive à une vie consciente.5
L’assemblée d’Israël, va en s’améliorant. Ainsi, si la majorité du peuple voit le sionisme comme positif, il convient d’y voir la providence divine. Concrètement, c’est en se basant sur des idées assez proches que le Rabbi de Satmar et Rav Kook arrivent à des conclusions inverses. Toutefois, il me semble que cela n’invalide en rien leur idée originelle. À mon sens, cela témoigne seulement de l’existence d’un profond pluralisme divin : l’authenticité de chaque être humain diffère de celle de son prochain, même si tous sont créés à l’image de Dieu.
1Divrei Yoel, 6, p.45. Cité par Rav Shagar dans Louh’ot véshivré louh’ot, p.181
4Guide des égarés, 1:2
premier article sur le nouveau blog !
Merci d’avoir fait partagé ce commentaire, c’est osé et d’autant plus appréciable. Je regrette quand même la fin que je ne trouve pas à sa place..
PS : Mazaltov pour le nouveau site, j’aime bien, mais comment on fait pour liker ?
pour liker quoi ?
Très bon article, notamment le parallèle entre le Rabbi de Satmar et le Rav Kook.
Cependant, la dernière phrase :
« À mon sens, cela témoigne seulement de l’existence d’un profond pluralisme divin : l’authenticité de chaque être humain diffère de celle de son prochain, même si tous sont créés à l’image de Dieu »
N’est-ce pas un peu fataliste comme conclusion ?
Oups. J’ai trouvé. Gut Shabbess.
Le blog a l'air plus rapide et au goût du jour.
C'est visuellement très agréable. Bravo!
Bravo pour le nouveau site ! Et le premier billet est tres interessant et ouvre une discussion passionnante sur la conception de l’autorite rabbinique.
Je suis d’accord avec le message du billet mais je pense que l’idee du Rabbi de Satmar doit vraiment etre comprise dans son contexte (i.e., repondre a la question de savoir de quel droit il etait en desaccord avec la quasi-totalite des autres gedolim).
En pratique, il restait fidele a l’idee ‘hassidique du Tsadik; je ne pense pas qu’il aurait dit a ses ‘hassidim de ne pas suivre ses injonctions dans la mesure ou elles s’opposaient a leurs propres convictions intimes, non ?
‘Hazak !
Le Rabbi de Satmar (comme les autres Maitres) dénonce vigoureusement l'époque des Juges où chacun suivait sa conscience et je ne vois pas dans ce texte d'où vous tirez que Satmar propose de donner la préférence à suivre sa conscience. Le blog ne cite nullement de passage où Satmar propose de donner la préférence à suivre sa conscience. Le passage sur les Juges n'est qu'une vive critique de cette période (comme pour les autres Maitres).
Le Rabbi de Satmar (comme les autres Maitres) dénonce vigoureusement l’époque des Juges où chacun suivait sa conscience et je ne vois pas dans ce texte d’où vous tirez que Satmar propose de donner la préférence à suivre sa conscience. Le blog ne cite nullement de passage où Satmar propose de donner la préférence à suivre sa conscience. Le passage sur les Juges n’est qu’une vive critique de cette période (comme pour les autres Maitres).
Bonjour,
Je vous invite à lire le texte original du rabbi de satmar ici : (http://www.hebrewbooks.org/pdfpager.aspx?req=21095&st=&pgnum=46&hilite=).
La référence était en bas de l’article, note 1.
Vous aurez le loisir de constater que je ne déforme pas le texte et que le Rabbi de Satmar fait l’éloge d’une conscience indépendante, comme je l’indiquais dans l’article.
Kol Touv
Bonjour,
Je vous invite à lire le texte original du rabbi de satmar ici : (http://www.hebrewbooks.org/pdfpager.aspx?req=21095&st=&pgnum=46&hilite=).
La référence était en bas de l’article, note 1.
Vous aurez le loisir de constater que je ne déforme pas le texte et que le Rabbi de Satmar fait l’éloge d’une conscience indépendante, comme je l’indiquais dans l’article.
Kol Touv
Je ne vois absolument pas de citation en ce sens ni dans votre article ci dessus comme vous le concédez ni dans l'article cité. Pourriez vous la citer précisément car connaissant Satmar ça en changerait drastiquement ma perception. Dans l'attente impatiente…
@Gabriel Abensour : Je ne vois absolument pas de citation en ce sens ni explicitement dans votre article ci dessus comme vous le concédez ni dans l’article cité. Pourriez vous la citer précisément car, connaissant Satmar, ça en changerait drastiquement ma perception. Dans l’attente impatiente…
Copier-coller d’une partie du texte en question :
ונראה לפרש
כוונת הכתוב דהנה הן מלפנים זאת בישראל שר
הנהגת הדור היתה על פי גמליהם, הלא המה
הנביאים הקדושים והסנהדרין יושבי לשכת הגזית,
והמה במכממם ובכמ קדושתם האירו ת עיניהם של
ישראל, וידריכו ומם ללכם בדרכי-ישרים, ולעשות
הטוב והישר בעיני ה׳, מנם יש שר ישראל הם במצב
שאין להם מנהיגים הראויים להורות להם ת הדרך
ילבו בה, והוא ע״ד ה דאימא בגמרא (ב״ק נ״ב
ע״א) כד רגיז רעיא על ענא עביר לנגדא םמותא,
ופירש״י וכו׳ כך כשהמקום נפרע משונאי ישראל
ממנה להם פרנסים שאינם מהוגנים (ועייק מה
כתבנו בזה לעיל פ׳ ויקרא ע׳ ק״ג באורך). ולעת
כזמת שהמנהיגים המה כסומים נ יוכנו לראות,
מחמת שהם משומדים מהשפעת הדור, זי ין מותם
הפרנסים מנהיגים מת הדור, צא דרבה כדור
מנהיג מותם ומכוונם ננכת בדרך שר יורו נכס,
ומם מקבניס הדרכה בעבודמ ד׳ ממנהיגים כאצו,
גרוע הוא עד מאד.
Il faut un tout petit peu maitriser l’hébreu rabbinique, mais ça ne laisse aucun doute.
Tres bon article.
Ca fait plaisir de voir des gens s’inspirer de maitres avec lesquels ils ne partagent pas forcément les idées.
Ca c’est de l’ouverture d’esprit