Hommage à Sarah Schenirer
Nous venons de passer l’anniversaire de deuil de Sarah Schenirer (26 Adar I 5695), une femme qui fut une grande pionnière en matière d’éducation religieuse pour les jeunes filles juives. On estime ainsi qu’à son décès en 1935, le réseau d’écoles Beit Yaakov, qu’elle fonda et dirigea, enseignait la Torah à environ 35’000 étudiantes, et depuis ce sont probablement des centaines de milliers de jeunes femmes juives qui ont suivi la même voie vers la connaissance.
Avant Sarah Schnerirer, les jeunes filles de famille religieuse apprenaient surtout par mimétisme, dans le cadre du foyer familial, les lois qu’elles étaient censées respecter, les connaissances minimales qu’elles devaient maîtriser, et les bonnes manières de se conduire. Sauf rare exception, leurs connaissances purement textuelles étaient extrêmement limitées. De nos jours, tout dépend : dans les cercles religieux « ouverts », les femmes ne rencontrent aucun obstacle à l’acquisition de connaissances en kodesh ; ailleurs, la position hareidite classique consiste à donner aux jeunes femmes de fortes connaissances en matière de Bible, de Halakha (loi juive), d’Histoire et de Moussar (éthique) – mais pas en matière de Loi Orale (Talmud) ; et il existe encore quelques cercles plus extrêmes, dans lesquels les femmes apprennent très peu la Torah. (1)
On mesure le chemin parcouru et la révolution accomplie.
C’est l’occasion pour moi de souligner ici un point qui devrait intéresser les lecteurs de ce blog : l’origine des idées de Sarah Schnerirer se situe dans les enseignements de la néo-orthodoxie allemande, et en particulier dans les idées du rav Shimshon Raphael Hirsch, que Schnerirer découvrit lors d’un voyage à Vienne en 1914.
La néo-orthodoxie était un petit mouvement précurseur de l’orthodoxie moderne, et qui se réclamait tout à la fois de la tradition religieuse juive et d’une appartenance sincère à la modernité. Sur certains points, rav Hirsch était très traditionnel – par exemple en ce qui concerne le respect de la halakha, sur laquelle il ne faisait pas de concession ; sur d’autres, il était très moderne, et estimait ainsi que les Juifs orthodoxes devaient être pleinement intégrés à la société de leur temps, parler la langue de l’époque et en comprendre la culture, se montrer prêts à renoncer à leur apparence physique extérieure (plus de barbe / pe’ot / kippa sur la tête) – tout ceci afin de pouvoir s’intégrer à la société allemande du 19eme siècle. Toutefois, en cas de conflit entre Torah et Modernité – c’était la première qui primait sur la seconde pour le rav Hirsch.
En matière de place des femmes dans le Judaïsme, la néo-orthodoxie se montra également innovatrice, et chercha à faire plus de place aux femmes au sein de la Synagogue et à promouvoir leur éducation religieuse. Dans un autre registre, une grande partie de l’apologie orthodoxe en matière classique de lois pour femmes, comme l’idée que les femmes sont « différentes mais égales » par rapport aux hommes, ou même l’expression euphémistique « pureté familiale » utilisée maintenant pour désigner les lois de Niddah, trouve son origine dans la créativité juive allemande du 19eme siècle.
Sarah Schenirer fut influencée par ces idées novatrices de r. Hirsch sur l’importance de l’éducation des femmes juives, et transporta l’idée en Europe de l’Est, avec le remarquable succès que l’on connaît. Elle sut obtenir le soutien de Grands de la Torah, comme le Rabbi de Guer et le Hafetz Hayyim (2) ; il faut dire que l’idée répondait clairement à un besoin du temps, car un renforcement de l’étude permettait de mieux lutter contre les tentations assimilationnistes de l’époque, qui touchaient aussi les femmes.
Il y a quelques années, un directeur de séminaire israélien pour jeunes filles religieuses, qui regrettait apparemment le modèle ancien d’apprentissage par mimétisme au sein de la famille, annonça publiquement à ses élèves: « nous vous donnons une éducation formelle, afin que dans une génération, vos filles n’en aient pas besoin à leur tour ». Mais une telle nostalgie d’un passé révolu, dans lequel les femmes juives n’ont pas besoin de savoir, est plus que rare de nos jours – et heureusement !
L’éducation religieuse des jeunes femmes juives est un acquis ; l’ignorance n’est jamais une valeur positive. Et, de mon point de vue, le point de départ de cette évolution se situe dans le courage de quelques rabbins allemands, qui ont accepté il y a 150 ans que le monde extérieur moderne avait aussi, parfois, certaines idées que nous pouvions importer chez nous avec bonheur.
Emmanuel Bloch
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Notes :
(1) Pour un panorama général de l’étude religieuse chez les femmes, voir le livre de Shoshana Pantel Zolty, And All Your Children Shall Be Learned, Jason Aronson, 1997.
(2) Je profite de ce billet pour noter que le Hafetz Hayyim n’était en rien, comme on l’entend parfois, un précurseur du féminisme juif ; certes, il trancha que l’étude des femmes était permise, apparemment sans AUCUNE limitation (donc, à le lire, même le Talmud), ce qui peut sembler un changement considérable par rapport à la position traditionnelle est-européenne de l’époque. Mais il le faisait moins pour les femmes que par amour de l’étude de la Torah, qui était pour lui la valeur suprême. Pour plus de détails, voir à ce sujet l’article suivant: בנימין בראון, ערך תלמוד תורה במשנת החפץ חיים ופסיקתו בעניין תלמוד תורה לנשים, Dinei Israel, Volume 24 (2007), p. 79-118.