Sacrifice humain ?!

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  “Ils ont construit des autels au Baal, pour y brûler leurs enfants par le feu, en holocauste au Baal. Chose que je n’ai pas ordonnée, dont je n’ai même pas parlée et qui ne m’est jamais venue à l’esprit !” (Jér. 19:5). Chose que je n’ai pas ordonnée – c’est (le sacrifice du) fils de Misha ; roi de Moav. Dont je n’ai pas parlée – c’est (le sacrifice de) la fille de Jephté ; Qui ne m’est pas pas venue à l’esprit – c’est (le sacrifice de) Ytshaq, fils d’Avraham. (T.B Taanit 4a)

Un des passages les plus bouleversants du livre de Bereishit est probablement celui de la akédat ytsh’aq (Genèse , chapitre 22), où Dieu demanda à Avrahamde sacrifier son fils. Bien évidemment, l’issue est plus joyeuse. À la dernière minute, un ange arrêteAvraham  in extremis et le bénit pour sa foi. Cependant, lorsque nous lisons ce passage, des questions cruciales nous viennent immédiatement à l’esprit :

  1. Quel est ce Dieu barbare qui semble désirer les sacrifices humains ?
  2. Comment Abraham s’exécute t-il si facilement, sans même tenter d’invoquer la miséricorde divine pour ce fils tant attendu ?
  3. Quel message la Torah cherche t-elle à faire passer ?

Une des approches les plus pertinentes pour comprendre un récit biblique  consiste,dans un premier temps, à le resituer  dans son contexte. Avraham  ne vivait pas à notre époque, les premiers hébreux non plus. Or, tant la Bible que d’autres sources extérieures nous livrent de nombreux détails sur le train de vie des sociétés antiques.

Plongeons nous quatre milles ans en arrière. Le monde entier est idolâtre, à l’exception d’Abraham qui, après un long parcours, est devenu le premier monothéiste. Pourtant, que connait-il de Dieu, si ce n’est son existence ? Rappelons nous encore qu’àcette époque, le sacrifice d’enfants est un fait banal. Le geste est fort : c’est en sacrifiant ce qu’on a de plus cher qu’on exprime la profondeur de son adoration aux dieux.

Vu sous  cet angle, le geste d’Avrahamest certes fort, mais n’a rien d’exceptionnel. À cette époque, sacrifier son enfant est un geste commun. Les voisins d’Avraham estiment évident que celui qui se prétend le serviteur d’un nouveau dieu fasse preuve d’au moins autant de dévouement qu’eux envers son seigneur.

Ce Dieu unique auquel Avraham croit lui ordonne de sacrifier son fils. Peu surprenant pour Avraham, qui ne le connait pas vraiment. Pourquoi n’exigerait-il pas ce que tous les autres dieux exigent ?

Nous, héritiers de quatre milles ans d’histoire juive, sommes surpris par le silence d’Avraham. Nous nous serions plutôt attendu à un déchainement d’empathie à l’égard de son fils, à une défense similaire à celle que Moshé tint devant Dieu après la faute du veau d’or : «  Maintenant donc, de grâce, que la puissance de Dieu se déploie, comme tu l’as déclaré en disant:  « L’Éternel est plein de longanimité et de bienveillance; il supporte le crime et la rébellion, sans toutefois les absoudre, faisant justice du crime des pères sur les enfants jusqu’à la troisième et à la quatrième génération. »  Oh! Pardonne le crime de ce peuple selon ta clémence infinie, et comme tu as pardonné à ce peuple depuis l’Egypte jusqu’ici! » »1 Un plaidoyer auquel Dieu n’avait pu que répondre « je (les) ai pardonné, selon ta parole », à plus forte raison lorsqu’il s’agit d’un être innocent comme l’était Ytshaq.

Nous oublions simplement qu’Avraham ne partage pas notre héritage, il en est le père fondateur. Tel un pionnier, il est le premier qui part à la découverte du dieu unique, sans savoir où sa quête le mènera. Ce dieu, il ne le connaitra jamais vraiment. « Et mon nom YHWH je ne leur ai pas fait connaître »2.

Avraham part donc exécuter la parole de son Dieu. Malgré l’acte religieux quasi-banal que représentait alors l’infanticide, sa douleur se lit à travers le silence pesant qui règne dans le récit biblique. On ne nous raconte pas ce qu’Avraham traversa durant ces trois jours terribles, alors qu’il pensait passer ces derniers instants avec son fils tant chéri. On imagine ses doutes, ses craintes. Comment lui avouer ? Comment l’annoncer à Sarah ? Les poètes juifs traditionnels ont construit une montagne de ce silence, interprétant de façon bouleversante les émotions qui traversent le père et le fils.

À un moment, Ytshaq semble comprendre. « Ysthaq dit à son père :  »Papa ! ». Son père lui répondit :  »c’est moi mon fils ». ». Ytshaq n’arrive pas à formuler son interrogation, tant elle est troublante. Tous les signes sont là, mais est-ce vraiment possible ? Son père s’apprête t-il vraiment à le sacrifier ? Serait-il devenu aussi rustre que ses voisins païens ? Est-ce bien ce père qu’il a connu ? La réponse d’Avraham est emplie d’amour, c’est moi mon fils. Le mot employé est הנני et non אני. C’est lui, de tout son être et de tout son coeur. C’est le même père aimant, bon et juste. Mais alors, demande Ytshaq, “voici la torche et le bois, mais où est le belier pour l’holocauste ?”. “C’est Dieu qui pourvoira le bélier, mon fils”, dit Avraham. La réponse est certes floue, mais il est clair qu’Ytshaq l’a bien comprise – comme le texte nous le souligne, ils avancèrent alors les deux ensemble. Avraham le vieillard placera seul son fils, un jeune homme, sur l’autel. Il n’y a pas de rapport de force, les deux acceptent la volonté divine.

Avraham a déjà saisi le couteau, mais voilà qu’un ange l’arrête. Qu’est ce qu’un ange sinon une idée divine immatérielle ? On peut supposer que ce qui arrête Avraham, c’est lui même. Avraham, le premier monothéiste, à intégrer si totalement l’idée divine qu’elle fait partie de lui. Au dernier moment, peut être bien qu’Avraham comprend soudain que Dieu ne peut pas vouloir une telle chose de lui… L’ange est-il intérieur ou extérieur à Avraham ? Difficile de le savoir. Ce qui est essentiel, c’est que Dieu l’arrête.

Le symbole est essentiel, ce qui nous parait si évident ne l’était pas du tout alors. Un Dieu qui ne veut pas de sacrifice humain, voilà qui n’existait pas. Lorsqu’Avraham avait quitté la demeure avec son fils, il n’avait rien commis de particulier pour les gens qui l’entouraient. Revenir avec son fils, voilà qui est incroyable. Pour la première fois, les habitants découvrent un dieu qui ne fonctionne pas comme une idole égoiste, exigeant un rapport exclusif et un dévouement en contradiction avec la morale humaine la plus basique. Les hommes, dans leurs fantasmes, avaient créé des dieux humains, abusant sans limite de la puissance qu’on leur donnait. Pour la première fois apparait un dieu divin.

Le texte de la Torah ressemble à si méprendre à d’autres récits mythologiques de son époque. Ce qui connote, c’est la conclusion. Si dans la culture paienne, le fils est toujours sacrifié, dans la Torah, Dieu lui même arrête ce geste. L’humanité sort brusquement de son paganisme. L’idée la plus évidente que véhicule ce récit, c’est celle du droit à la vie. Rien n’est plus important, pas même le service divin. De plus, pour la première fois, on comprend que le sentiment religieux ne vient pas contredire les émotions les plus humaines et morales, comme l’amour d’un père pour son fils, bien au contraire, il les élève et les sanctifie.

Par ce récit, la Torah vient mettre fin à la barbarie, à l’immoralité et à la dépravation des cultures païennes. Dieu lui même ne veut pas de sacrifice humain, à plus forte raison qu’il ne veut pas de morts inutiles, de cruautés gratuites, de souffrances et d’injustices. Ce message est devenu une évidence pour nous, et c’est bien la preuve de sa réalisation.

Je tiens à souligner encore deux éléments pour souligner encore une fois qu’à une certaine époque, l’enjeu était bien moins évident. Les commentateurs chrétiens, emprunts du paganisme des peuples dont ils sont issus, ont souvent assimilé l’épisode de la akédah à la mort de Jésus. Selon leurs interprétations, la akédah n’est que le pâle reflet du sacrifice du Christ. Dans les deux cas, un père sacrifie son  fils, pour le pardon de l’humanité. Mais si Ytshaq avait entrepris ce premier geste, c’est Jesus qui le terminera par sa mort.3 Ainsi, tout le message biblique est perverti et transformé en paganisme. La mort, à la place d’être condamnée, est sublimée, comme dans toutes les cultures primitives.

Un deuxième élément, plus proche de nous, sont les hypothèses de quelques têtes pensantes de la critique biblique. Ainsi, certains n’hésitent pas à supposer qu’il est probable que le récit “original” de la akédah  comportait une fin différente, dans laquelle Ytshaq était bel et bien sacrifié4 ! Si nous considérons la Torah comme une mythologie classique, alors il est effectivement logique de supposer que la fin du récit devait correspondre à la fin “classique” de ce genre de mythes. Cette remarque ne fait que renforcer, encore une fois, le message religieux. Une fin où Dieu arrêterait Avraham ne correspond pas du tout aux moeurs de l’époque, et c’est bien là tout le message que la Torah veut faire passer. Pour moi, pas de doutes, la vraie fin du récit est bien celle que nous avons entre les mains, c’est là toute sa force et sa beauté.

 

1Nom. 14:17
 
2Ex. 6:3
 
3Voir par exemple les commentateurs de Cyril et de Clément d’Alexandrie, ramenés par Kessler, inBound by the Bible.

4Voir Francesca Stavrakopoulou (2004). King Manasseh and child sacrifice: biblical distortions of historical realities, p. 193–194 ; ainsi que Richard Elliott Friedman (2003). The Bible With Sources Revealed, p. 65.

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