Révisionnisme et Rav S.R Hirsch
Une question récemment posée sur le site cheela.org a dévié sur un long débat autour de la figure du Rav Samson Raphael Hirsch. La polémique étant : Rav Hirsch était-il harédiou modern-orthodox ?
Le débat n’est pas nouveau et a d’ailleurs contribué à transformer le Rav Hirsch en rabbin accepté et reconnu par tous, chacun voyant en Rav Hirsch une des grandes figures de son propre mouvement.
Comme l’a écrit Emmanuel Bloch au nom du Rav Breuer (un de ses descendants) « à chacun son Rav Hirsch ! ».
Rav Hirsch fut le grand idéologue de l’orthodoxie allemande, dont le fameux slogan était « Torah im derekh eretz »(littéralement : « Torah et voies du pays [de résidence] »). Cette orthodoxie aujourd’hui disparue a t-elle un héritier parmi les mouvements du monde juif contemporain ?
Je crois que ce n’est pas le cas, et j’essayerai de le prouver dans ce billet.
Rav Hirsch et le monde modern orthodox
Si Rav Hirsch est souvent vu comme l’initiateur de l’orthodoxie moderne, c’est surtout parce que ce mouvement est bien le seul à défendre son célèbre « Torah im derekh eretz ».
À l’instar du Rav Hirsch, le monde modern orthodox encourage les études universitaires et ne rejette pas en bloc la culture non-juive. À l’instar du Rav Hirsch, l’universalisme est également une valeur prônée par l’orthodoxie moderne.
Dans son essai « La religion, alliée du progrès », Rav Hirsch défend une vision universaliste du judaïsme qui accorderait également de la valeur aux arts, à la culture et à l’éducation profane.
Dans la même optique, Rav Hirsch est un des premiers rabbins européens à plaider en faveur d’une plus grande éducation religieuse pour les femmes juives.
Rav Hirsch est-il pour autant un modern orthodox ?
Cette affirmation passerait sous silence d’autres points de sa philosophie, peu partagés par l’orthodoxie moderne. Je pense notamment à son virulent antisionisme ainsi qu’à son total rejet des juifs non-orthodoxes, deux thèmes que nous traiterons plus bas.
Rav Hirsch et le monde harédi (ultra-orthodoxe)
S’il y a un point où le Rav Hirsch et l’ultra-orthodoxie divergent, c’est certainement sur sa philosophie de « torah im derekh eretz ». Pour le monde haredi, il n’existe pas de valeurs extra-juives. La culture et le savoir non-juif ne représentent pas d’intérêt, encore moins un idéal.
Cependant, certains n’hésitent pas à remettre en question le slogan de l’orthodoxie allemande. Pour eux, « torah im derekh eretz » n’était qu’une concession du Rav Hirsch, mais aucunement un idéal. Cette opinion, largement acceptée dans la communauté haredite, transformerait donc Rav Hirsch en rabbin ultra-orthodoxe évoluant dans un milieu hostile.1
Cette théorie semble erronée, tant par les écrits du Rav Hirsch lui même (cf. son essai « la religion, alliée du progrès) que par l’avis de personnalités importantes de l’orthodoxie allemande. Je pense notamment au Rav Y. Y. Weinberg, le sridei eish, qui consacre un long article à la philosophie du Rav Hirsch – où il s’érige en défenseur de sa pensée2.
Il me semble que le plus grand point commun qui existe entre Rav Hirsch et le monde ultra-orthodoxe réside dans le rapport aux juifs non-orthodoxes.
Historiquement, Rav Hirsch fut le premier à créer des communautés « de stricte observance », qui évoluaient en parallèles des autres communautés où la réforme gagnait du terrain. Rav Hirsch prôna une séparation totale de ces communautés, qu’il considérait comme « pire encore que l’idolâtrie ».3
Cette attitude n’est pas sans rappeler celle du monde ultra-orthodoxe, qui prône un minimum d’interaction avec les juifs non-religieux4. À l’instar du Rav Hirsch, le monde haredi encourage la création de communautés indépendantes, vivant en marge du reste des juifs non-pratiquants.
Il est d’ailleurs intéressant de noter que cette attitude ne faisait pas l’unanimité au sein du monde orthodoxe allemand du 19e siècle. Rav Hirsch se confronta alors à l’opposition du Rav Bamberger, Grand Rabbin de Würzburg, qui refusa de rejoindre les communautés séparées. Notons que Rav Bamberger appartenait lui même à la génération de rabbins orthodoxes « traditionnels », d’avant la révolution Hirsch. Pourtant, il se montra intransigeant et critiqua sévèrement l’attitude radicale du Rav Hirsch.
L’approche du Rav Azriel Hildsheimer5, lui même fondateur du premier séminaire rabbinique orthodoxe en Allemagne, fut encore plus ouverte que celle du Rav Bamberger. Anti-séparationiste, il alla même jusqu’à enseigner « les sciences du Judaïsme », jusqu’alors l’apanage des mouvements non-orthodoxes, dans son séminaire.6
Rav Hirsch et les Nétourei karta
Quel est le point commun entre le Rav Hirsch, juif allemand éclairé, et les nétourei karta, vivant coupés du monde qui les entoure ? L’antisionisme !
À vrai dire, on peut difficilement parler de « sionisme » quelques décennies avant Herzl. Nous parlerons plutôt de nationalisme et d’indépendance politique juive. On a tendance à penser que le monde ultra-orthodoxe tout entier est antisioniste, ce qui est une erreur. La majorité des harédim sont « asionistes ». D’ailleurs, la plupart d’entre eux n’ont fondamentalement rien contre l’idée d’un état juif, ce qui les dérange est uniquement le fait que cet état soit fondé et dirigé par des juifs non-pratiquants.
Les nétourei karta sont bien plus extrêmes. Pour eux, la simple idée d’une indépendance politique juive avant la venue du Messie est une hérésie, même si l’ensemble des juifs qui vivraient dans cet état juif hypothétique seraient tous pratiquants. C’est une des thèses principales du célèbre ouvrage du Rabbi de Satmar,vayohel moshé.
Rav Hirsch rejoint lui aussi cette position extrême. Dans une lettre au Rav Zvi Kalisher, qui lui demandait d’œuvrer en faveur de la construction du pays d’Israël, Rav Hirsch écrit « là où votre cœur semble voir une grande mitsva et nécessité, mon esprit y voit l’inverse »7 !
Dans le même état d’esprit, il note dans son introduction au sidourque : « La révolte de Bar-kochba, à l’époque d’Hadrien, se solda par un cuisant échec. Cela est donc un avertissement éternel pour la conscience juive :il ne faut plus jamais tenter de rétablir nous même notre indépendance nationale. Notre futur national ne doit dépendre que du bon vouloir de Dieu lui même ».
Conclusion
Rav Hirsch fut l’initiateur de l’orthodoxie allemande, qui mêlait pratique stricte du judaïsme et universalisme. Cependant, sa philosophie était bien plus complexe et englobait beaucoup de sous catégories. Ainsi, Rav Hirsch, malgré son universalisme, refusait tout dialogue avec les juifs non-orthodoxes. Sa foi en la culture allemande eut sans doute un impact non négligeable sur sa vision de la terre d’Israël et de la délivrance. Son ouverture envers les études universitaires se restreignait au domaine profane uniquement, et il rejetait avec la plus grande véhémence les études juives universitaires.
Comme beaucoup de grandes personnalités du judaïsme, Rav Hirsch était une personnalité complexe, et il serait bien dommage de nier une partie de son héritage afin de le transformer en juif contemporain. Le Rav Hirsch, s’il avait connu la Shoah et la décadence de la culture allemande, aurait-il était si antisioniste ? Si universaliste ? S’il avait connu la renaissance de l’orthodoxie lituanienne en Israël, serait-il retourné à une idéologie prônant uniquement l’étude de la Torah ? Nul ne peut le savoir et encore moins l’affirmer.
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« L’éloignement de toute hérésies juives est un principe et un commandement encore plus important que celui [qui nous astreint] de nous éloigner des idolâtres. Posons nous la question : comment un juif orthodoxe pourrait-il se faire nommer à la tête d’une communauté hérétique ? Comment pourrait-il être membre d’une telle communauté, alors que nous devons encore plus nous en éloigner que de l’idolâtrie ? Y a t-il plus grande profanation du nom divin ? |[…] »
Cependant, cette règle était totalement en vigueur à l’époque de la création de l’état d’Israël et a eu un impact certain sur la politique intérieure du pays. Ainsi, si la communauté ultra-orthodoxe refusa de se mêler à la vie politique du pays, y compris en ce qui concerne l’enrôlement de ses jeunes, c’est avant tout à cause de ce refus de vivre avec les juifs non-orthodoxes.
7Shemesh marpeh, lettre 12
votre article m inspire une remarque: Finalement ces classifications sont réductrices, il faudrait mieux ne pas classifier et laisser naturellement les différentes tendance du monde orthodoxe
s’exprimaient individuellement et débattre entre elles. Créer une étiquette contribue à laisser planer l’idée qu il y a un courant qui est plus vrai , plus authentique que l’autre.
Tres joli article, sur un sujet qui me tient a cœur. J’aurais un certain nombre de remarques mineures a formuler, mais je vais me limiter au seul point discutable qui me paraisse jouer sur la these
du billet: la volonte de r. Hirsch de creer des communautes separees (en allemand « Austrittsgemeinde ») le rapprocherait du modele ‘hareidi.
Historiquement, cette idée n’est pas évidente. La seule fraction du Judaïsme Est-Europeen qui partageait cette position sur la nécessité de se séparer des juifs non-orthodoxes était le Judaïsme
hongrois. La loi allemande permettant l’établissement de communautés distinctes fut votée le 28 juillet 1876, mais c’était une réalité en Hongrie déjà quelques années auparavant. Dans le reste de
l’Europe juive, en Lithuanie, en Pologne ou en Russie, la situation était très différente, et les rabbanim et admorim ne voyaient pas trop la nécessité d’un tel séparatisme.
De nos jours, la situation est différente dans le monde hareidi ashkenaze, sans doute. Mais differents facteurs expliquent cette evolution, et il serait faux de dire que l’on est forcement
separatiste si l’on est hareidi. Et meme de nos jours on peut trouver des contre-exemples, comme chez les hareidim sepharades du type Chass.
Mais bon, je suis d’accord avec l’idee de base de l’article selon laquelle la philosophie de r. Hirsch doit etre analysee independamment et sans chercher a la faire rentrer de force dans l’un des
modeles religieux existant actuellement. Ce serait impossible. Ce que j’essayais de soutenir sur Cheela, c’est essentiellement 2 points (que je maintiens): 1. R. Hirsch est beaucoup plus pres, en
termes d’idees, du monde MO actuel que du monde hareidi, et 2) qu’il est l’une des sources d’inspiration majeures du mouvement MO.
Certains savent en prive que j’ai un article complet d’une trentaine de pages en preparation, consacre a la question de la perception de r. Hirsch par les rabbins d’Europe de l’Est. J’espere le
publier dans un journal universitaire, ce qui fait que je ne peux faire part de mes conclusions sur ce forum (pardon), mais si comme je l’espere cet article est accepte quelque part, je me
permettrai de le signaler pour ceux qui seraient eventuellement interesses.
Bonjour,
Article très intéressant (j’ai aussi suivi le débat sur cheela.org).
Cependant j’émets une critique sur la traduction de Torah im derekh eretz. Gabriel tu traduis cela par « torah et voies du pays [de résidence] » mais à mon avis ce n’est pas tout à fait exact. « im »
en allemand est la contraction de « in dem » et la traduction serait plus exacte en « torah DANS les voies du pays de résidence ». Ce n’est pas forcément très français mais ça te permettrait à mon sens
une meilleure affirmation des idées du rav Hirsch qui étaient principalement de ne pas se couper du monde ce que montre ce petit mot « im ».
Mais à part ce petit détail c’est un article très intéressant. 🙂
Shabbat shalom.
Lucie Esther.
Chalom,
quelques petites remarques:
– J’ ai vu il y a quelques temps une lettre du rav Hirsh au president de la premiere communaute separee » orthodoxe » d’ alsace a Strasbourg, » ets Haim » ou il les felicitait de cette ouverture et
que c’ etait la meilleure chose qu’ ils puissent faire.
-J’ ai aussi parcouru des compte rendu de reunions de » grands d’ israel » toutes tendances confondues ( hassidiques, litvak) a l’ epoque qui evoquaient les problemes de l’ epoques, et il est a
noter que meme les hassidims pour qu les idees du rav etaient loin de » leur » verite, en reconaissaient la necessite, et tout du moins lui donnait legitimité.
Il est a noté que dans une lettre lui etant adressée dont l’ auteur n’ etait autre que Rav Haim Ozer , le » maitre » des yechivotes lithuaniennes et aussi rav de Vilna , il l’ appel » harav
hatsadik » comme quoi, il n’ a en aucun cas subi une » mise de cote » comme on peu le voir aujourd’ hui dans certains milieux..
est ce a dire que ces milieux etaient plus » tolerants » …?
il est interessant de noter que cette appelation du rav Hirsh par le Rav Grodinsky a encouragé rav Haikin plus tard a proposer des etudes hol dans sa yechiva, avec quand meme l’ accord du rav de
Brisk.
-Concernant Habbad dont parlait Gabriel, les nuances sont aussi tres importantes car le mouvement est apriori antisioniste dans le sens religieux du terme.
La metsiout de la situation du peuple,de la terre ,et de la Thora en israel fait que le Rabbi a donné des consignes convenant beaucoup plus aux sionistes qu’ aux kanaims de mea chearims, mais
,leurs bases reposent sur la halaha , pas sur un sionisme » messianique » qu’ on peut voir chez rav Kook.
Le probleme de maniere générale est que ces grands hommes ont la responsabilité non de rentrer dans des cases et categories , mais de creer les cases ou chemins dans lesquels le peuple juif doit
avancer comme a chaque etape de son histoire.
dire du Rav Hirsh qu’ il etait ceci ou cela n’ est logique puisque les cases que l’ on connait aujourd’ hui ne sont que le produit du travail de ce rav et de ses » collegues » en ce temps la…