Rav Soloveitchik et le daat torah

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L‘article sur le daat torah – où j’essayais de définir le rapport de la Torah à l’autorité rabbinique – avait provoqué de nombreux commentaires, notamment au sujet du point de vue du Rav J. D Soloveitchik.

Ainsi, Rav Yona Ghertman nous avait ramené un extrait du hesped (oraison funèbre) que le Rav Soloveitchik avait prononcé à la mémoire du Rav Hayim Ozer Grodzinski :

« (…) L’essence même de la mission de Rav H.O.G a été de joindre le hochen et le tsits et de les maintenir unis à jamais. Il ne fut pas seulement l’éminent décisionnaire dans tous les domaines de la Halakha ; il fut celui qui donna le ton dans les questions nationales et lutta de toutes les fibres de son être afin que les Sages de la Torah soient les uniques leaders du peuple. La tâche sacrée qui nous incombe est de sauvegarder le tsits et le ‘hochen comme un tout indivisible en respectant la parole des Guedolim dans tous les domaines ». (publié dans HaPardess 14, 7 , 1940)

Ces paroles, faisant l’apologie du daat torah, avaient de quoi surprendre. Allant tout à fait dans le sens du monde haredi actuel, elles ne collaient pas avec l’enseignement que le Rav a transmis à ses élèves. Certains lecteurs avaient alors essayé de dire qu’il ne s’agissait pas de l’opinion personnelle du Rav, mais uniquement d’une éloge du Rav Grodzinski. D’autres cherchèrent à expliquer que le Rav encourageait les rabbins à exprimer leurs points de vue dans des domaines extra-halakhiques, sans pour autant obliger leurs fidèles à les suivre. Mais aucune de ces réponses ne m’apportaient entière satisfaction.

Comme je l’ai déjà souligné dans les commentaires et à plusieurs reprises sur le blog, il me semble qu’il faut faire la différence entre le Rav Soloveitchik d’avant la Shoah et celui d’après la Shoah.

La destruction du peuple juif durant la seconde guerre mondiale a eu un impact très fort sur la pensée du Rav, comme il en ressort clairement de nombreux de ses écrits (et tout particulièrement de son essai « Kol dodi dofek »). Je pense qu’au lendemain de la Shoah, le Rav pris un tournant radical dans deux domaines précis :

a) le rapport aux autres tendances du judaïsme. Le Rav comprit que les clivages et séparations entre les différentes tendances du peuple juif n’apportent rien de bon. Comme il le répète à de nombreuses reprises, « le Gaon de Vilna et le Baal Hatanya se sont réconciliés dans les chambres à gaz ». Cette conclusion lui fit adopter un point de vue très ouvert à l’égard de toutes les tendances du judaïsme, y compris celles que sa famille avait toujours combattu: les hassidim et les sionistes laïcs.

b) État d’Israël. Malgré le grand anti-sionisme de son père et de son grand-père, le Rav estima que seul l’état d’Israël était en mesure de sauver le judaïsme d’après la Shoah. Dans son essai « Kol Dodi Dofek », il en détaille ses raisons. (cf. également l’article « les devoirs du judaïsme orthodoxe envers Eretz Israel »).

Notons également que ce tournant se concrétisa par sa démission du « Conseil des Grands de la Torah » (institution harediteaméricaine) et son adhésion au Mizrahi (mouvement sioniste religieux) dont il devint le président.

Le Rav avait l’habitude de prononcer un discours à chaque Yom Haatsmaout devant les rabbins américains du Mizrahi. Cinq d’entre-eux ont été publiés dans le recueil « Hamesh Drashot ». Dans ces sermons, le Rav revient à de nombreuses reprises sur la position isolée des rabbanim du Mizrahi. En choisissant le sionisme, le Rav reconnait avoir quitté la tradition familiale mais, il compare ce départ à la dispute de Yossef et ses frères. Porteur d’un rêve d’avenir, Yossef comprend que le monde dans lequel sa famille vit est sur le point de s’effondrer (avec le départ pour l’Égypte) mais ses frères, ancrés dans la réalité présente, regarde avec méfiance cette vision nouvelle. Écarté, il devra patienter de nombreuses années jusqu’à ce que sa vision s’accomplisse enfin.

Après avoir légitimé idéologiquement la position sioniste-religieuse le Rav veut alors lui donner une légitimité halakhique. En effet, nul ne peut nier que la majorité des « grands de la générations » se soit opposée au sionisme. Ne faudrait-il pas mieux se plier à l’avis de la majorité ? Non, nous dit Rav Soloveitchik.

« Nous connaissons tous l’histoire du four de Akhnay. Chacun se souvient le jour ou il a appris, tremblant et les larmes aux yeux, [le récit] de Rabbi Yeoshoua Ben Hananya qui se leva et affirma : « Elle (la Torah) n’est pas dans le ciel ! ». Dans le domaine halakhique, Dieu a transmis aux sages d’Israël le droit de trancher les sujets tels que « pur et impur », « condamné et acquitté », « permis et interdit ». Cependant, pour les questions historiques – questions qui ne relèvent pas d’un four, d’une mesure ou d’une somme a payé – mais du destin du peuple éternel, c’est Dieu lui même qui tranche la Halakha. Nul n’est autorisé à contester la décision divine. Dans la dispute entre Yossef et ses frères, il y a des milliers d’années, Dieu trancha comme Yossef. Aujourd’hui Dieu tranche comme le Yossef de 1902 (année de la fondation du Mizrahi) qui n’avait que peu de foi dans l’avenir du judaïsme européen et qui rêva à une autre terre et d’autres conditions. Je veux soulever une simple question : qu’auraient fait les Yeshivot et les sages de la Torah, survivants de la Shoah, si le Yossef de 1902 n’avait pas conquit le chemin vers la terre d’Israël et n’avait pas permis la plantation de l’arbre de la vie (la Torah) lituanien en terre sainte ? »

(Hamesh Drashot, p.23)

Ce discours est bien évidemment prononcé après la Shoah et il exprime, à mon avis, la vision soloveitchikienne du daat torah. En parfaite contradiction avec les mots prononcés lors du Hesped de 1940, le Rav affirme ici que l’autorité rabbinique n’est absolue qu’au niveau de la halakha pure. Dans le domaine extra-halakhique, nul ne peut se montrer catégorique et seule l’histoire permettra de trancher. C’est sa justification du sionisme : en 1902, il était permis de douter de l’entreprise du Mizrahi qui connotait avec le train de vie traditionnelle du judaïsme polonais. En 1950, il apparaît clairement qu’ils ont été les seuls à anticiper la destruction du judaïsme européen et a préparé sa ré-implantation en Israël. L’histoire a tranché comme le Mizrahi.

Il en est de même dans tous les domaines extra-halakhique. Chacun est libre de défendre son opinion mais seul Dieu, qui se dévoile à travers l’histoire, est en mesure de trancher.

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