Rav Kook et le Daat Torah : bon sens populaire contre intellectualisme
Note préalable : je conseille à tous les lecteurs (et lectrices) d’essayer de lire les citations dans leur version hébraïque originelle. Le langage du Rav Kook est très particulier, de par sa richesse et sa poésie, et le traduire est mission presque impossible. Si je pense avoir réussi à transcrire ses idées, je ne peux en dire autant du style et de la richesse du vocabulaire employés par l’auteur.
Dans la série sur le daat torah, qui se propose d’explorer les limites de l’autorité rabbinique, un récent billet du Professeur Marc B. Shapiro sur le passionnant the seforim blog a attiré mon intention.
Il citait un des écrits peu connus du Rav Kook, qu’il estimait incroyablement subversif. Et pour cause ! Le Rav Kook, en opposition frontale avec l’avis répandu dans le monde rabbinique, estimait que moins on est érudit, plus notre nature est saine et notre jugement sensé !
הצד הבריא של היושר מצוי הוא באנשים גסים יותר ויותר ממה שהוא מצוי במלומדים ומוסריים, בעלי מחשבה. יותר מובהקים הם המלומדים בדברים הפרטיים של המוסר, בחוקיו ודקדוקיו, אבל עצם הרגשתו זאת היא מצויה באנשים בריאים טבעיים, שהם הם המון, עם הארץ. ולאו דוקא בהרגשת המוסר השרשית עולה הוא ההמון על אנשי הסגולה. גם בהרגשת האמונה, הגדלות האלהית, היופי,החושיות, הכל אשר לחיים בדרך ישרה, בלתי מסוננת על ידי הצינורות המלאים שכר אגמי נפש של הדעה והחכמה הוא יותר בריא וטהור בההמון
L’aspect sain de la droiture est plus présent chez les individus simples qu’il ne l’est chez les érudits et les moralisateurs, maîtres de la pensée. Les érudits connaissent bien les détails de la morale, ses lois et ses nuances. Cependant, l’essence de ce sentiment [moral] se trouve chez les gens à la nature saine, qui représentent la masse, le peuple de la terre.
Ce n’est pas seulement dans le sentiment de morale originelle que la masse dépasse l’élite. Le sentiment de foi, de grandeur divine, de beauté, les sens, et tout ce qui a directement trait à la vie – sans être filtré par les tuyaux remplis desliqueurs amères1 de la connaissance et de la sagesse – est plus sain et pur chez la masse.2
dans la même optique, le Rav Kook écrit à un autre endroit que :
האנשים הטבעיים שאינם מלומדים, יש להם יתרון בהרבה דברים על המלומדים, בזה שלא נתטשטש אצלם השכל הטבעי והמוסר העצמי על ידי השגיאות העולות מהלימודים, ועל ידי חלישות הכחות וההתקצפות הבאה על ידי העול הלימודי.
Les hommes naturels – qui ne sont pas érudits – possèdent de nombreux avantages par rapport aux savants. Et cela, car chez eux, l’intelligence naturelle et la morale indépendante n’ont pas été brouillées par les erreurs du monde des érudits, ni par le manque de force et par la rage qui découlent du fardeau de l’étude.3
Évidement, ces passages ne doivent pas être compris comme une apologie de l’ignorance mais plutôt comme une critique de l’intellectualisme à outrance. Comme l’écrivait le Rav Kook, les érudits connaissent bien les détails de la morale, ses lois et ses nuances,ces connaissances ont leur importance et permettent certainement de mieux appréhender un sujet précis. Le problème réside dans le fait que trop d’érudition risque de détacher l’homme de la réalité pour le faire tomber dans la théorie pure. Comment éviter ce risque ? Rav Kook continue et nous dit :
והמלומדים צריכים תמיד לסגל לעצמם כפי האפשרי להם את הכשרון הטבעי של עמי הארץ, בין בהשקפת החיים, בין בהכרת המוסר מצד טעביותו, ואז יתעלו הם בפיתוח שכלם יותר ויותר
Les érudits doivent toujours tenter d’acquérir, dans la mesure du possible, le mérite naturel des gens du peuple – qu’il s’agisse de leur vision du monde ou de leur connaissance naturelle de la morale. Ce n’est qu’ainsi qu’ils développeront leur intellect de plus en plus.4
Autrement dit, ce sont les masses qui jouent un rôle de garde-fou des érudits car elles possèdent une intégrité naïve, qui n’a pas été pervertie par les complications intellectuelles des savants. L’érudit, tout en approfondissant les notions de morale et d’intelligence, doit se forcer à rester connecté au bon sens du peuple.
____________________________________________
IMPORTANT : Le blog posséde une page facebook. J’utilise cette page pour partager les nouveaux articles du blog mais aussi d’autres liens intéressants. J’invite tout le monde à la rejoindre en tapant « le blog modern orthodox » dans le moteur de recherche de Facebook ou en cliquant ici. N’oubliez pas de cliquer sur « Like » !
____________________________________________
4Ibid.
Salut,
J’écris vite un commentaire pour ne pas faire comme pour les derniers articles sur lesquels j’avais plein de choses à dire mais que je remettais à plus tard faute de temps… Pour finalement ne
jamais les commenter 🙁
Donc
1/ Ne pas prendre comme une « apologie de l’ignorance » : OK mais ça y ressemble tout de même et c’est assez dérangeant lorsqu’on sait ce que ‘Hazal ont écrit sur les ignorants (am ha aretz).
2/ La critique du trop grand intellectualisme : C’est vrai qu’on a parfois l’impression d’être inhumains lorsqu’on a vocation à être des vrais « hommes de la Halakaha ». J’ai un exemple récent : j’ai
vu plusieurs réponses au sujet de la question de « faire monter à la Torah un juif non circoncis » sur cheela.org de Rabbanim -par ailleurs admirables- qui répondaient simplement : il faut se
dépêcher de faire la birt-mila. Évidemment c’est la réponse adéquate et j’aurais dit la même chose , mais je ne peux m’empêcher de penser qu’il y a là une « froideur halakhique » dérangeante,
évidemment nécessaire, mais dérangeante.
Un autre exemple personnel : Je ne m’étais pas rendu compte pendant les hakafot de sim’ha Torah que beaucoup de femmes (qui ne fréquentent pas la communauté d’habitude) sont allées s’asseoir dans
les rangs des hommes car elles n’avaient pas de place. J’ai arrêté les hakafot et j’ai demandé fermement que les dames retournent dans le ezrat nashim. L’une d’elles m’a lancé : « On a pas de place
! ». J’ai eu alors une confrontation entre le sentiment « humain » et le sentiment « halakhique »… Confrontation très dérangeante….
(la question n’est pas de savoir si j’ai eu raison ou pas s’il y avait des heterim ou non; finalement nous avons décidé de trouver un moyen pour faire une ezrat nashim plus grande pour les
occasions de ce type… Mais encore une fois là n’est pas la question)
Dans ce dernier exemple, « le bon sens populaire » était de laisser les femmes chez les hommes. Parfois le « bon sens populaire » va contre la Halakha. Le problème soulevé ici est très intéressant car
il ne touche pas que les autres. Il y a des cas dans lesquels nous sommes confrontés à ce rapport de force entre bon sens « humain » et « froideur halakhique »… Bref c’est compliqué.
Chalom
Il me semble que le Rav ne fait qu’ exprimer dans des mots litteraires les qualités intrinseques au am aarets que lui ont trouvés le Baal chem Tov et ses disciples en leur temps.
C ‘est aussi ce qu’ ils reprochaient aux elites rabbiniques lithunaniennes , de se cacher dans des » kloize » pour etudier , et par la de se detacher du peuple.
Nombreuses sont les histoires hassidiques ou la nekouda qu’ un Rebbe veut apprendre a ses disciples est justement la reaction naturel d’ un am aarets chez qui il les aura envoyer.
Plus profondement encore, certains auteurs vont jusqu’ a expliquer qu’ une des maala des amé aretsims dans leur relation a D… est plus grande que celle des erudis dans un point : n’ ayant pas les
capacités intellectuelles d’ apprecier la lumiere de D… ( ce que nous pouvons percevoir de lui a travers les textes) , ils parlent a D… lui meme ( qu’ on ne peut percevoir) , la ou les erudits
peuvent s’ arreter en chemin.
c’ est que l’ élément que l’ on va admirer chez le am aarets est tivi chez lui , intrinseque, et il n’aura pas forcement conscience de cette qualité ( sinon elle devient intelectuelle ,et de ce
cote des choses un am aarets reste un am aarets et un erudit un erudit)
C ‘est au am aarets de s’ elever intelectuellemnt vers le haham et au haham d’ apprendre le » naturel » du am aarets,
surement pas de changer les roles.
kol touv
Yona,
Ta première remarque est juste, je dirais que le Rav Kook supposait peut-être que Hazal rappeleraient eux aussi les avantages du Am-HaArets (« garde-fou » come l’a joliment dit Gabriel) s’ils
s’exprimaient après le « boom » des Lumières et face à la réussite des Juifs dans cette orientation intellectuelle (à l’université comme à la Yeshiva, cf Brisk & cie). Sans en arriver au
romantisme, on peut envisager ces réflexions du Rav Kook sous cet angle. Réflexions que l’on peut aussi repousser…
Et dand l’esprit de la Sidra et des suivantes: יפה שיחתן של עבדי בתי אבות מתורתן של בנים.
Et Gabriel ayant demandé d’éviter l’anonymat sur son blog, ce serait ingrat de ne pas le faire, donc je signe:
Alex (non non, je ne suis pas dans la peinture…)
Toutes ces réflexions me font penser à l’histoire narrant le comportement de la femme de ménage de Rabbeinou Hakaddosh (Rabbi Yehouda Hanassi), lors de l’agonie de ce dernier, face au choix des
Sages érudits de prier pour qu’il reste en vie… Au-delà du « bon sens de l’homme naturelle (femme dans ce cas-ci), c’est surtout l’expression de la sensibilité à l’Autre, de l’empathie face à son
ressenti qui marque dans cette histoire.
Peut-être l’important est-il de nous rappeler que le QI (quotien intellectuel) aussi élevé soit-il n’a que peu de valeur sans son alter-ego, le QE (quotien émotionnel)…
Vu. Merci !
Bonjour.
il y a un risque selon certaines lectures de déviance radicale dangereuse style « polpotisme ». Eradication des « intellectuels pervertis » au profit du « bon peuple », élimination des « parents » par les
purs enfants…
Risque du « mythe » du bon sauvage.
Ou placer la limite ? A partir de quand est on trop érudit?
celui qui n’aurait que trois mots de vocabulaire devrait il se taire face à celui qui n’en aurait qu’un ?
Bonjour
merci pour votre réponse, à mon tour de répondre à votre question.
Je pense que le méchant Bluxor, ici, est passé de l’autre côté du miroir.
Je ne suis pas certain de pouvoir suivre votre proposition concernant « un bon sens populaire » qui permettrait de distinguer entre un raisonnement douteux et un raisonnement sain, en
effet en radicalisant un peu ce propos l’on court le risque de ce retrouver dans les cas de figures que je signalais ci dessus.
Je propose une image. Serait visée :les pieds sur terre et la tête sur les épaules, de quoi avoir donc un raisonnement qui tienne debout et permette d’avancer.
Double risque, que les pieds disent nous seuls permettons la bonne marche (pied = la base, bon sens populaire) ou que la tête dise « moi seule suis en mesure de voir la bonne direction »
(hauteur de l’intellect). Le bon sens , ni aux pieds ni à la tête: une circulation entre ces deux extrémités.Double circulation de bas en haut, de haut en bas.
C’est bien ce que vous écriviez là : L’érudit, tout en approfondissant les notions de morale et d’intelligence, doit se forcer à rester connecté au bon sens du peuple.
Une question est comment monter sans perdre le contact avec une base qui risquerait alors d’adorer des veaux brillants ou toute autre bestiole ? Comment descendre sans lâcher, laisser tomber, ce
que l’on a acquis en haut ?
Une autre, comment le bon sens populaire reste t il connecté à la visée lointaine/haute ?
Bonjour
autre.
Bon sens populaire soit. L’on sait aussi que tel ou tel du peuple peut s’égarer et se disposer à avaler n’importe quoi, c’est bien pour cela que Moshe conduit le troupeau au «fond du
désert ».
Là , la position s’inverse, de guide il devient guidé, appelé, interpelé « Moshe Moshe ».
Me voici, peut être est ce ainsi qu’est nommée la position juste.
N’approche pas d’ici : limite par rapport à la hauteur, à l’écart (éloignement du troupeau), à ses interpellations propres (sa singularité).
Enlève ta chaussure : pour reprendre contact avec la terre, le peuple. Comme on dit en français quitte tes pompes, pour se reposer (arrête de marcher, de gamberger) et aussi pompes, artifices,
ensemble d’ accessoires de prestige (pompe sacerdotale, présidentielle etc).
La question est donc que veut dire exactement « me voici ».
@roxlub
J’avoue avoir quelques difficultés à suivre vos raisonnements.
Tout d’abord, je vois que vous avez correctement compris ce que je vous écrivait : l’idée est bien une circulation à double sens. Cela vous paraît risqué ? Un des cotés risquent de
« dominer » l’autre ? C’est possible, mais ça ne change rien au fait que cette « double circulation » est plus que souhaitable. Que faire si la vie est pleine de risques…
Par contre, lorsque vous écrivez « Une question est comment monter sans perdre le contact avec une base qui risquerait alors d’adorer des veaux brillants ou toute autre bestiole ? », je
ne vous suis plus du tout. Vous sous-entendez que le peuple est bien plus enclin aux dérives que ne l’est l’élite. A mon avis, il s’agit la d’une grosse erreur. On pourrait rentrer dans les
considérations philosophiques, mais l’histoire suffit à le prouver.
Prenons par exemple le cas du veau d’or que vous soulevez. Tout d’abord, qui vous a dit que l’idolâtrie provient de la bêtise du peuple ? Le Rambam (début des hilchot Ovdei kokhavim) sous-entends
l’inverse lorsqu’il explique que l’idolâtrie à justement commencer à partir de ce que nous nommerons un excès d’intellectualisme. Comment un homme pourrait-il se permettre de servir le tout
puissant ? Se demandaient les premiers hommes. Servons le de façon contournée, à travers sa création. Évidement, après quelques années, on en vient à oublier complètement le créateur…
D’ailleurs (et vous le savez surement), le Midrash raconte justement que pour le veau d’or, les femmes refusèrent de donner leurs bijoux à leurs époux afin de ne pas participer à une telle
profanation. Qui mieux que les femmes de l’époque représentent le bon sens populaire, elles qui étaient généralement coupées des connaissances auxquelles les hommes avaient accès ?
D’ailleurs oubliez vous également que ce sont les chefs des tribus qui entrainèrent le peuple à la faute avec les filles de Midyan ? Que Korach appartenait à l’élite de l’élite ? Etc…
Shavoua Tov,
Dans son dernier livre « 40 meditations juives » le Grand Rabbin Gilles Bernheim consacre un chapitre au bon sens.
Il cite Rabbi Meshoulam Zousya d’Annapol « Ce qui se fait de grand a toujours heurté le bon sens. Au nom du bon sens, les pires médiocrité ont eu gain de cause »
Le grand Rabbin conclu sa méditation par « L’humanité pourra t elle survivre au despotisme éclairé du bon sens ».
A méditer.
Bien à vous.
Bonjour,
Sans aller aussi loins que vos commentaires, je pense que lorsque le rav Kook parle des gens simples, il ne sagit absolument pas d’ignorants au sens le plus commun du terme.
Il s’agit en fait de personnes qui exercent dans un domaine, maitrisent ce domaine et n’en sortent pas. Du reste des autres domaines ils ont un niveau ‘simple’.
Ceci est à opposer à la pensée universelle de certain qui croient tout connaître mais ne savent rien.
C’est dans l’art et la pratique au quotidien de ces gens simples qu’il faut s’abreuver de savoir et de émounah.
Un viticulteur m’a dit un jour que les agriculteurs en général possédaient tous un niveau de émouna, que l’on pourra traduire par ‘crainte du ciel’, que nous gens de la ville ne pourrons jamais
atteindre.
Je peux facilement penser que la ferveur de la prière d’un agriculteur juste après le semis doit être source d’enseignement pour nous. Il sait que sa parnassa, bien qu’il ait oeuvré de toutes ses
forces ne peut venir que du ciel. Et tout cela, sans pour autant avoir potassé des centaines de volumes de moussar.
De même, l’artisan adepte de ‘la belle ouvrage’ peut nous enseigner le respect de l’autre (à travers son respect de la matière ou celui de son client), la volonté de perfection, la patience…
Je pense que c’est ici que se situe la pensée de rav Kook.
Avec votre explication, le texte présenté par le webmaster devient plus compréhensible et véritablement porteur de sens. ‘hazak !
Il me semble que fondamentalement Esther dit très justement les choses ici. véAhavta bekhol levavekha – ne pas les oublier, ces coeurs. Lev, c’est simple: comme un homme dit à la femme qu’il aime:
ani ohev otakh…
Et au-delà de la formulation un peu datée du rav Kook, ( la notion de « masse » est un peu problématique aujourd’hui ) il est probable que ses remarques constituent autant ou plus une critique de ce
qui constituait son monde, à savoir le monde de l’érudition, qu’un éloge de l’ignorance de l’aam haretz.
Puisqu’on parle ici de Bernheim, je vous conseille sa remarquable conférence disponible sur le site akadem, concernant les étincelles et les klippot, et ses dévellopement sur ce que, selon lui et
ses maitres, les aam haretz apportent réellement aux « érudits » – et même aux tsaddikim – selon les enseignements des maitres de la seconde et troisième génération de la hassidout.
Souvent, que ce soit dans le domaine de la halacha ou dans n’importe quel domaine du savoir, on peut très très facilement se revendiquer de ce savoir, de ses compétences, de sa technicité, pour
s’imposer à l’autre, entrer dans des miskhakei koah, – ce par quoi non seulement on blesse son prochain mais soi-même aussi.
Alors oui, il n’est pas inutile de rappeler qu’il y a bien d’autres midot que celles qui permettent d’acceder à une vaste connaissance érudite de nos textes.
pardon, j’ai oublié de mettre le lien du cours du rav Bernheim:
http://www.akadem.org/sommaire/themes/limoud/le-hassidisme/principes-et-courants/au-nom-des-etincelles-27-03-2007-6896_342.php