Rav J.D Soloveitchik, « HaRav »

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Celui qui fut l’un des penseurs juifs les plus influents du XXe siècle est malheureusement peu connu du public francophone. Il était temps de rédiger une modeste biographie de ce personnage unique, qui ne possède (pour l’instant) même pas de page française sur Wikipédia !

 

 

Repères biographiques

 Rav Yoseph Dov Halevy Soloveitchik zatsal est né en Russie en 1903 (décédé en 1993 à Boston). Il est le petit-fils du Rav Hayim Soloveitchik, plus connu sous le nom du Rav de Brisk, et considéré comme le rabbin qui révolutionna le monde de l’étude et des yeshivot. Sa mère, née Fenstein, descendait également d’une dynastie de rabbins ashkénazes.

Son éducation religieuse commença sur les bancs du heder de son village, mais ses parents, rapidement conscients de ses capacités intellectuelles exceptionnelles, décidèrent de lui donner des instituteurs privés. Son père, lui même rabbin, se chargea de son éducation religieuse et veilla également à lui donner une éducation profane.

Après de rapides études de sciences politiques à l’université de Varsovie,Rav Soloveitchik part pour Berlin. Nous sommes en 1926 et Berlin est alors une des capitales culturelles de l’Europe qui attirent de nombreux juifs de l’Est, y compris des juifs orthodoxes. Ainsi, c’est durant cette période que le Rav fit la connaissance de celui qui deviendra le dernier rabbi de la dynastie Loubavitch, Rav Menachem Mendel Schneerson et du Rav Ytsraq Hutner, un des futurs dirigeants du judaïsme lituanien aux États-unis. Ces trois figures, qui deviendront les leaders du judaïsme orthodoxe américain, se rencontrèrent donc sur les bancs de l’Université de Berlin !

Le Rav débute des études de philosophie et d’économie, tout en poursuivant avec le plus grand sérieux ses études talmudiques. Sa correspondance avec son père, à cette époque, nous livre un témoignage exceptionnel de son érudition. Parues des décennies plus tard dans un recueil intitulé « Iguerot HaGrid », ces lettres ne sont pas sans rappeler les écrits de son grand père. Pourtant Rav Soloveitchik n’a alors que vingt-trois ans !

En 1932, il obtient son doctorat en philosophie de l’université de Berlin. Sa thèse portait sur la pensée du philosophe allemand Hermann Cohen.

La même année il épouse Tonya Lewitt, titulaire d’un doctorat en éducation, et émigre aux États-Unis. Il s’installe à Boston où il est très vite appelé à y occuper des fonctions rabbiniques. Il prend la direction de la communauté orthodoxe de la ville et est nommé à la tête des tribunaux rabbiniques (Av Beit Din). Il décide alors de fonder l’école Maimonide, une des premières écoles juives du pays, qu’il dirige avec sa femme.

En 1941, il succède à son père à la tête du séminaire rabbinique de la Yeshiva University, un poste qu’il conservera jusqu’à son décès en 1993. Sous son influence, cette institution devient un pôle du judaïsme orthodoxe américain. Rav Soloveitchik y forgera sa philosophie, connue sous le nom de Torah Umada, Torah et sciences. La Yeshiva University se lance dans un programme éducatif sans précédent : les élèves du séminaire rabbinique sont invités à poursuivre des études universitaires, tandis que les élèves de l’université sont appelés à approfondir leurs connaissances religieuses.

Rav Soloveitchik réussi à former une génération d’érudits possédant à la fois de hautes connaissances religieuses et universitaires. Ils formeront le socle du judaïsme Modern Orthodox.

 

On estime que Rav Soloveitchik forma plus de 2000 rabbins, un chiffre qui contribua grandement à la résurrection du judaïsme américain.

En 1960, le Rav est sollicité pour le poste de Grand Rabbin d’Israël. Après une période d’hésitation, il refuse, estimant que son devoir éducatif ne lui permet pas d’abandonner ses milliers d’élèves.

 
 

Sa philosophie

Torah et sciences

Rav Soloveitchik fut sans aucun doute un des grands penseurs du judaïsme orthodoxe, et plus particulièrement, du judaïsme Modern Orthodox.

Un des points central de sa philosophie fut la synthèse du monde juif traditionnel avec le monde occidental. À la différence du Rav S.R. Hirsch, qui tenta de rapprocher monde juif et culture allemande, Rav Soloveitchik se focalisa plutôt sur la sagesse occidentale, incarnée par les études universitaires.

Rav Soloveitchik refuse de considérer la sagesse non-juive comme une rivale dangereuse, comme cela était souvent le cas chez les rabbins polonais. Il refuse également l’approche pragmatique, qui consiste à considérer les études profanes comme « un mal nécessaire ». Je pense que pour Rav Soloveitchik cette synthèse représentait un idéal.

Dans un des discours prononcé à l’occasion de l’ordination de nombreux de ses élèves, Rav Soloveitchik considère que cette génération de rabbins possédant également de hautes connaissances universitaires n’est que la continuité de la génération des Rishonim sépharades : de Maimonide à Juda Halevy, en passant par Ibn Ezra et Nahmanide.

C’est dans cette optique qu’il instaura le diplôme universitaire comme condition immuable pour l’obtention d’une smikha (ordination) à la Yeshiva University. Rav Shlomo Riskin, aujourd’hui Grand Rabbin d’Efrat (Israël), raconte dans son autobiographie qu’après avoir terminé ses études rabbiniques, Rav Soloveitchik lui confia explicitement qu’à ses yeux il ne serait considéré comme rabbin qu’une fois ses études universitaires terminées…

Au sujet de la confrontation entre aspirations religieuses et valeurs profanes, il rédigera un essai majeur intitulé « Le croyant solitaire » (traduit en français par Benjamin Gross).

 
 

Sionisme

Jusqu’à la seconde guerre mondiale, Rav Soloveitchik faisait partie de « l’assemblée des grands de la Torah », le conseil rabbinique qui dirigeait le mouvement américain de l’Agoudat Israël (organisation orthodoxe, originellement anti-sioniste).

Profondément traumatisé par la Shoah, Rav Soloveitchik revoit ses positions, ce qui l’incite à quitter l’Agoudat Israël et à rejoindre la branche américaine du Mizrahi(mouvement religieux-sioniste). Il en deviendra le président d’honneur jusqu’à sa mort.

Ce changement n’est pas des moindres, notamment lorsqu’on connait l’anti-sionisme notoire de la dynastie Soloveitchik. Lors de discours prononcés à l’occasion de Yom Haatsmaout devant les membres du Mizrahi (parus plus tard dans un recueil, « H’amesh drashot »), Rav Soloveitchik laisse souvent transparaître la douleur qui est sienne, causée par son éloignement de la tradition familiale. Comparant les rabbins sionistes à Joseph, le rêveur incompris par ses frères, il affirme sa profonde conviction en la réalisation des rêves.

 

Dans un essai devenu célèbre, publié peu après l’indépendance israélienne et intitulé « une voix ! Mon amant frappe » (traduit en français par B. Gross, publié à la suite du « croyant solitaire »), Rav Soloveitchik abandonne son habituel style philosophique pour un style bien plus poétique. Comparant la situation du peuple juif d’après la Shoah à celle de l’amante du Cantique des Cantiques, abandonnée par son amant, Rav Soloveitchik supplie le monde orthodoxe de ne pas fermer la porte à l’amant qui, revenu chez sa promise, frappe à la porte. Rav Soloveitchik dénombre « six coups », six signes que Dieu envoie à son peuple par la création de l’état d’Israël, six coups qui nous sont destinés, à nous d’ouvrir la porte.

Pourtant, le sionisme de Rav Soloveitchik diffère beaucoup de celui du Rav Kook, notamment par son approche non-messianique. Pour plus de détails sur les différences d’approches entre Rav Kook et Rav Soloveitchik, voir mon article « État d’Israël et sionisme dans l’orthodoxie moderne ».

 

Une approche novatrice des problèmes de son temps

Une des problématiques majeures à laquelle Rav Soloveitchik doit faire face est celle de l’assimilation. Aux États-Unis, la situation est encore pire qu’en Europe. Rav Soloveitchik témoigne lui même que lors de son arrivée sur le nouveau continent, les synagogues étaient rares et pleines de vieillards, aucun jeune n’avait entendu parler d’Abayé et Rava (personnages centraux du Talmud).

De plus, le peu de juifs encore croyants délaissaient l’orthodoxie, jugée trop rigoriste et dépassée, au profit des mouvements réformés.

C’est dans ce contexte que Rav Soloveitchik entreprend une véritable révolution qui vise à prouver à la jeune génération que la Halakha n’est pas en contradiction avec le monde moderne, que l’étude n’est pas dépassée et qu’il est possible d’être orthodoxe tout en vivant en harmonie avec la société moderne.

Un des premiers « fronts » sera donc celui de l’éducation. Cela commencera par l’école Maimonide (qui finira par devenir une chaine d’écoles modern orthodox possédant des filières sur tout le continent Nord-américain), puis par la Yeshiva University.

À la différence du reste du monde orthodoxe, Rav Soloveitchik voit également un fléau dans le manque d’éducation religieuse des jeunes filles juives. Dès son arrivée à Boston, il œuvre dans ce sens en enseignant le Talmud aux élèves des deux sexes à l’école Maimonide.

En 1953, répondant à un rabbin américain qui lui demandait s’il pouvait enseigner la guemara à ses étudiantes, le Rav écrit:

« […] cela est non seulement permis mais de nos jours il s’agit d’un impératif absolu. Il serait fort dommage que vous fassiez une différence dans vos cours entre filles et garçons. La discrimination entre les sexes dans l’étude a causé et cause la chute de notre communauté orthodoxe.  Jeunes hommes et jeunes filles doivent apprendre et entrer dans les profondeurs de la torah de façon totalement similaire. […] »   (« Covenant, community and commitment« , lettre 5).

Inutile de préciser qu’il s’agit d’une véritable révolution pour l’époque, où même les mouvements non-orthodoxes fermaient les portes de l’étude aux femmes juives (avec quelques exceptions notables).

Plus tard, il fondera le Stern College, une filière féminine de la Yeshiva University. Soucieux de bien montrer son engagement en faveur de l’éducation religieuse des femmes juives, il délivra lui même le cours inaugural de Talmud, à une époque où cela était encore bien rare. On peut sans aucun doute affirmer que c’est sous l’impulsion de Rav Soloveitchik que le monde de l’étude orthodoxe ouvrit ses portes aux femmes.

Rav Soloveitchik, toujours à la différence de la plupart des autres rabbins orthodoxes de son époque, refuse également de rejeter en bloc le mouvement Conservative et la Réforme. Il entretient des relations franchement amicales avec plusieurs rabbins s’identifiant avec le monde Conservative, et va jusqu’à donner son accord de principe à la fondation d’un Beit Din (tribunal rabbinique) commun. [il est tout de même essentiel de préciser qu’à cette époque le monde conservative avait une vision de la Halakha très proche de l’orthodoxie].

Rav Soloveitchik accepte de prendre la parole devant des rabbins réformés et conservatives et permet également à ses élèves de rejoindre le « Synagogue Council of America », un groupe où les rabbins orthodoxes, conservatives et réformés œuvrent ensemble. Cette décision est sévèrement critiquée par plusieurs dirigeants ultra-orthodoxes américains.

Cette ouverture ne l’empêche pas de maintenir des positions strictes au niveau de la Halakha. Pour lui, ces mouvements sont dans l’erreur, il l’affirme à plusieurs reprises, mais cela n’est pas une raison valable pour leur retirer tout mérite. Pour Rav Soloveitchik, l’union du peuple juif passe avant toutCependant, il refuse toute légitimité halakhique aux pratiques qu’il juge en contradiction avec la Torah.En 1954, il publie un responsum dans lequel il affirme qu’il vaut mieux ne pas entendre le Shofar à Rosh Hashana que d’aller prier dans une synagogue sans séparation entre les sexes. Précisons qu’à cette époque, de nombreuses synagogues se définissant comme orthodoxes ne possédaient pas de séparation.

 
 

Conclusion

L’impact de Rav Soloveitchik fut décisif pour le judaïsme américain, et plus particulièrement pour le judaïsme orthodoxe. En cinquante ans, Rav Soloveitchik éduqua une nouvelle génération juive. Une génération de professeurs et de docteurs strictement pratiquants, une génération de rabbins aux connaissances universitaires, une génération de femmes érudites.

Grâce à son enseignement, Rav Soloveitchik prouva au monde que l’orthodoxie n’était pas incompatible avec l’époque moderne, qu’un juif pouvait vivre en harmonie dans la société occidentale sans compromettre son judaïsme.

Les milliers d’élèves de Rav Soloveitchik continuent à transmettre la pensée de celui qu’ils surnomment affectueusement « HaRav » (Le Rav). À leur tête, on peut citer le Rav Aharon Lichtenstein, gendre du Rav Soloveitchik, à la tête de la Yeshiva Har Etzion (Israël) ; le Rav Herschel Sechter, un des Roshei Yeshivot du séminaire rabbinique de Yeshiva University ; et encore des centaines d’autres.

Comme l’a récemment écrit son gendre, un des points centraux de la personnalité du Rav est la complexité de sa pensée. Une complexité si profonde que nul ne peut vraiment affirmer connaître son avis. Quelques jours après son décès, le Rav Norman Lamn, président de la Yeshiva University, mettait d’ailleurs en garde contre toute tentative de révisionnisme dans la pensée du Rav.

Deux décennies plus tard, Rav Soloveitchik est toujours au centre des débats qui agitent le monde orthodoxe américain. On essaye de deviner quel aurait été son avis dans tel et tel domaine, qu’aurait il dit sur telle ou telle chose…

Pour moi, Rav Soloveitchik nous a transmis deux messages essentiels : de sa philosophie je retiens que le judaïsme ne nous demande pas de vivre coupés du monde extérieur mais, au contraire, d’y vivre en harmonie. De sa vie personnelle, j’apprends qu’il est possible de rapprocher des valeurs qui semblent opposées, que la pensée d’un homme n’a pas à être un bloc uniforme mais peut être complexe, profonde, et présenter plusieurs facettes.

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À noter que deux de ses ouvrages sont disponibles en français (traduction de Benjamin Gross) :

  • « L’homme de la Halakha », éd. Eliner, 1981.
  • « Le croyant solitaire » suivi de « Une voix ! Mon amant frappe », éd. Eliner, 1978.

 

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