Rav Kook et les transgressions nécessaires

Dans la lignée des articles sur la tension entre halakha et société contemporaine (premier article sur Leibowitzdeuxième article sur Shagar), je souhaiterai présenter un texte extrêmement osé du Rav Kook.

לפעמים כשיש צורך בהעברה על דברי תורה, ואין בדור מי שיוכל להראות את הדרך, בא הענין על ידי התפרצות.ומכל מקום יותר טוב הוא לעולם שיבוא ענין כזה על ידי שגגה, ובזה מונח היסוד של מוטב שיהיו שוגגין ואל יהיו מזידין.

רק כשהנבואה שרויה בישראל אפשר לתקן ענין כזה על ידי הוראת שעה, ואז נעשה בדרך היתר ומצוה בגלוי. ועל ידי סתימת אור הנבואה, נעשה תיקון זה על ידי פרצה, שמדאבת את הלב מצד חיצוניותה , ומשמחת אותו מצד פנימיותה.”

« Parfois, lorsqu’il devient nécessaire de passer outre sur les paroles de la Torah et que nul dans la génération ne peut montrer le chemin, la chose se fait par transgression. Quoi qu’il en soit, il vaut mieux pour le monde qu’une telle chose soit commise par ignorance ; c’est là que réside le principe : « il vaut mieux qu’ils [fautent] par ignorance que volontairement »1.

C’est uniquement lorsque la prophétie réside en Israël qu’il est possible d’arranger une telle chose, par le biais d’une ordonnance temporaire. La chose se fait alors de façon autorisée et comme un commandement dévoilé. À cause de la disparition de la lumière de la prophétie, cette réparation se fait par une transgression qui attriste le cœur de par son extériorité mais le réjouit de par son intériorité.2»

Il s’agit d’un passage osé, car Rav Kook y écrit explicitement que transgresser la Torah peut parfois être une nécessité temporaire. Dans un monde idéal, la prophétie devrait offrir une possibilité légale de contourner la halakha car le prophète à le droit, en cas de nécessité absolue, de lever temporairement un interdit. Ce droit, seule une personne connaissant la volonté divine peut l’obtenir.

En l’absence de prophétie, nous enseigne le Rav Kook, il arrive que la halakha se trouve au pied du mur. Sous un certain aspect, la respecter serait la trahir encore plus profondément, tant elle connoterait avec les besoins vitaux de la génération. Dans cette configuration dramatique, le choix s’impose de lui même.

Cependant, mieux vaut que cette confrontation entre nécessité absolue et halakha ne soit pas frontale, « il vaut mieux qu’ils [fautent] par ignorance que volontairement ». On a tendance à considérer cette phrase comme une triste concession aux péchés du peuple, mieux ne pas l’informer du péché, de crainte qu’il le transgresse quand même de pleine conscience. Rav Kook, comme à son habitude, nous livre une interprétation révolutionnaire. Il ne s’agit pas d’une concession mais d’un choix : la Torah doit parfois être transgressée mais mieux vaut que cela se fasse le moins violemment possible, par ignorance plutôt qu’en connaissance de cause.

C’est donc en toute logique que Rav Kook conclue que cette transgression “attriste le cœur de par son extériorité mais le réjouit de par son intériorité ». Si l’homme religieux souffre de la transgression commise, il réalise qu’en fin de compte, celle-ci s’avère des plus bénéfiques à la religion elle-même.

Afin de rendre cette idée profonde plus concrète, il me parait judicieux de prendre comme exemple le sionisme, car il me parait clair que c’est bien à lui que Rav Kook fait allusion. La volonté première du sionisme était de faire ressusciter le peuple juif, de redonner à un peuple exilé une existence collective et nationale. Plus d’un siècle après le premier congrès sioniste, nous réalisons l’importance que revêtit ce mouvement pour le maintien du peuple juif. Je me demande parfois si, après la Shoah, le judaïsme aurait pu survivre sans l’État d’Israël. Quel juif aurait encore supporté ce sentiment d’étranger perpétuel, accentué par un sentiment d’insécurité constante, sans savoir au fond de lui qu’il existe sur Terre un lieu où ces sentiments n’existent pas ?

L’accomplissement sioniste aurait-il pu exister sans être accompagné d’un rejet radical de la religion ? D’un point de vue technique, il est clair que cela aurait été impossible. Les lois juives, les quatre coudées de la halakha, n’auraient pu s’accommoder aux nécessités temporaires qu’exigeait le jeune état. Déjà au bord de la famine, les premiers pionniers auraient-ils pu se permettre de respecter les lois de la shemita, des troumot et masrot ? Auraient-ils pu chômer un jour par semaine ? L’armée, l’économie, l’éducation n’auraient jamais pu se développer dans le cadre de la halakha ? Bien sur que non.

Mais n’oublions pas non plus l’aspect profond : le sionisme n’avait pas pour but, et à raison, de transporter le judaïsme de Diaspora en Israël. Il avait un but bien plus grand et plus noble, celui de ressusciter le peuple juif, de le rattacher directement à ses racines nationales et bibliques. “Du Tanakh (Bible) au Palmakh (groupe de défense sioniste d’avant la création de l’état)”, tel était l’un des slogans du sionisme.

Un regard superficiel amènerait le religieux a critiquer l’entreprise sioniste. Un regard profond, comme celui du Rav Kook, comprend que cette transgression “réjouit le cœur de par son intériorité » car elle est nécessaire à la renaissance du judaïsme, à sa résurrection en tant que peuple. Il s’agit d’une transgression temporaire qui, à long terme, permettra un nouvel âge d’or au peuple que tout le monde croyait en voie d’extinction.

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1T.B Betsa 30a

2Je dois cette citation à Tamar Ross, qui la ramène dans son entretien avec Yeshayahou Leibowitz (la vidéo de l’entretien : http://youtu.be/1guG3-dMBAs?t=20m50s )
La référence exacte se trouve dans le livre Arpeilei tohar, p.15. Tamar Ross cite une version légèrement différente et plus exacte, c’est celle que nous avons suivit.
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