Quand le Talmud cite les Évangiles : censure et controverse
Les habitués du daf hayomi se sont confrontés aujourd’hui à un passage obscur. Au détour d’une discussion sur les livres saints qui doivent être sauvés d’un incendie durant Chabbat, le Talmud s’intéresse au sort des “livres hérétiques” et des »guilyonim » pour conclure qu’on ne les sauve pas. Bien évidemment, personne n’aurait songé à profaner le Chabbat pour sauver un livre n’ayant aucune valeur religieuse, c’est bien pour cela que les commentateurs estiment qu’il s’agit soit de la Bible juive rédigée par un hérétique, soit d’une compilation incluant Bible juive et textes hérétiques. Dans un cas comme dans l’autre, ces livres ne sont pas sauvés et le Talmud nous apprend ainsi que le texte ne possède pas de sainteté intrinsèque. Sa sainteté lui est conférée par les bonnes intentions du copiste. Cependant, le terme “guilyonim” reste obscur – que désigne t-il exactement ? De même, nous ne savons pas quels sont les livres qualifiés d’hérétiques par les sages du Talmud. Le texte continue sur une histoire énigmatique, du moins dans sa version censurée. Je rapporte tout d’abord la version telle qu’elle se trouve dans les éditions classiques :
Imma Shalom était la femme de Rabbi Eliezer et la sœur de Raban Gamliel. Dans son voisinage vivait un philosophe affirmant ne jamais recevoir de pot-de-vins. [Imma Shalom et Raban Gamliel] voulurent le ridiculiser. [Imma Shalom] lui fit parvenir (en cachette) une lampe d’or et vint ensuite avec son frère. Elle lui dit : “Je voudrais hériter de mes pères”. Il leur dit : “Partagez [l’héritage en deux]”. Raban Gamliel lui dit : “N’est-il pas écrit qu’une femme n’hérite pas lorsqu’il y a un frère ?!”. [Le philosophe] dit : “Depuis le jour où vous partîtes en exil, Dieu donna un nouveau livre à la place du livre de Moshé, et il y est écrit que la fille et le fils héritent ensemble”.
Le lendemain, Raban Gamliel lui fit parvenir [en cachette] un âne libyen. Il leur dit alors : “J’ai regardé dans le nouveau livre et il est écrit qu’il n’est pas venu annuler la loi de Moshé. Or il est écrit [dans la Torah], qu’une fille n’hérite pas lorsqu’il y a un frère”.
[Imma Shalom] lui dit : “que ta lumière nous éclaire comme une lampe !” (allusion cynique à son pot-de-vin). Raban Gamliel répondit : “L’âne a rué sur la lampe…”. (T.B Shabbat 116b)
Au Moyen-Âge, l’Église procéda à la censure systématique des textes juifs remettanten question son autorité. Ce texte également subit l’intolérance de la censure ; la version non-censurée du Talmud, qu’on peut retrouver notamment grâce à l’excellent ouvrage dikdouké sofrim, procède à quelques modifications cruciales. Ainsi, le passage précédent, traitant des livres hérétiques se termine ainsi :
Rabbi Meïr appelait [le livre hérétique] “Aven guilyon” (littéralement : le parchemin du mal). Rabbi Yonathan l’appelait “Avonguliyon” (lit. : le parchemin de la faute).
Phonétiquement, ces appellations rappellent immédiatement l’appellation grecque des Évangiles, εὐαγγέλιον / evaugélïon, ce qu’une explication également censurée de Rashi souligne. Ainsi, il ne fait aucun doute que ce passage vise les premiers juifsdevenus chrétiens. Notre hypothèse rejoint d’ailleurs tout à fait l’époque des principaux intervenants. Rabbi Yshmaël (qui condamnait les livres hérétiques) vécutau premier siècle de l’ère chrétienne, Rabbi Méïr et Rabbi Yonathan vécurent tous deux au deuxième siècle de la même ère. À cette époque, christianisme et judaïsme sont étroitement mêlés, et il est difficile de différencier les juifs chrétiens des juifs pharisiens. Ceci nous est confirmé par Rabbi Tarfon qui affirme que les hérétiques sont pires que les idolâtres car eux connaissent [la Torah] et la rejette alors que les [premiers] ne la connaissent pas. (ibid. 116a)
La version non-censurée de l’histoire d’Imma Shalom confirme nos hypothèses. À la place de “autre livre”, c’est bien le mot “Évangiles” qui apparait. Dans le même ordre d’idée, il semble que le mot “guilyonim”désigne les différents évangiles. Ainsi, à la place de “On ne sauve pas les guilyonim et les livres des hérétiques” (ibid),Prof. Saul Lieberman propose une correction très simple qui transformerait la phrase en “on ne sauve pas les guilyonim qui sont les livres des hérétiques”(cf. Lieberman,Tossefta kipshouta, Shabbat, p.206, note 16).
Il me semble également que le “philosophe” en question, qui est sans aucun doute chrétien, cite l’Évangile de Mathieu lorsqu’il affirme qu’il n’est pas venu changer la loi de Moshé. « N’allez pas croire que je sois venu abroger la loi ou les prophètes : je ne suis pas venu abroger mais accomplir » (Mathieu 5:17).
Ce que je trouve encore plus intéressant, c’est que pour un texte qui semble remonter aux origines du christianisme, on trouve déjà une description assez précise des principaux désaccords théologiques entre chrétiens et juifs. Ainsi, Rabbi Yshmaël définissait les premiers chrétiens comme ceux qui sèment discorde et concurrence entre Israël et leur père qui est aux cieux. À l’instar du Méïri, qui l’écrit sansnommer explicitement des chrétiens, il nous semble que cette histoire de “concurrence” fait allusion à la célèbre doctrine de verus israël, ou théologie de la substitution, selon laquelle le christianisme aurait remplacé le judaïsme. D’où l’emploi inhabituel du terme “leur père qui est aux cieux” par Rabbi Yshmaël, pour bien souligner le lien éternel de Dieu et Israël.
L’idée de l’abrogation de la Torah à laquelle les pharisiens s’opposèrent frontalement est également explicite dans les mots du chrétien : “Depuis le jour où vous partites en exil, Dieu donna les Évangiles à la place du livre de Moshé”. S’ajoute également l’idée d’une nouvelle alliance à travers les Évangiles et de l’exil comme fin de l’alliance avec Israël.
J’espère que ce modeste texte écrit à la va-vite permettra aux lecteurs et lectrices de mieux comprendre une page du Talmud aux apparences anodines.
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Merci de cet article très riche en questionnements Gabriel !
Pour compléter la compréhension de ce passage, je ne peux que conseiller l’ouvrage de Dan Jaffé, Le Talmud et les origines juives du christianisme (Editions du Cerf), où il aborde en détails la
notion de guilyonim, et les différentes sens que ce terme peut prendre dans le Talmud, de même que le récit de Imma Shalom et R. Gamliel dans Shabbath 116a-b.
Un détail intéressant à souligner, qui montre bien la complexité des relations entre juifs et judéo-chrétiens et la manière dont elles ont pu évoluer en l’espace de 2 siècles : Le mari d’Imma
Shalom est R. Eliezer, connu pour avoir eu des relations relativement proches avec les judéo-chrétiens (cf. dans avoda zara 16b, qui raconte comment R. Eliezer a été soupçonné de « minouth » à la
fin de sa vie, et le souvenir de sa rencontre-discussion avec Yaacov le « min » dont l’enseignement, tiré des Evangiles, lui avait procuré du plaisir…).
Cela n’est donc pas anodin du tout que ce soit sa femme et son beau-frère qui cherchent à tourner en ridicule l’enseignement des Evangiles…
sur la relation premiers chrétiens/juifs telles qu’on les devine à travers la lecture du Talmud, j’invite à regarder les conférences de Dan Jaffe sur le site akadem. Ses livres sur le même sujet
sont publiés aux éditions cerf. C’est passionnant.
Merci de cet article très riche en questionnements Gabriel !
Pour compléter la compréhension de ce passage, je ne peux que conseiller l’ouvrage de Dan Jaffé, Le Talmud et les origines juives du christianisme (Editions du Cerf), où il aborde en détails la
notion de guilyonim, et les différentes sens que ce terme peut prendre dans le Talmud, de même que le récit de Imma Shalom et R. Gamliel dans Shabbath 116a-b.
Un détail intéressant à souligner, qui montre bien la complexité des relations entre juifs et judéo-chrétiens et la manière dont elles ont pu évoluer en l’espace de 2 siècles : Le mari d’Imma
Shalom est R. Eliezer, connu pour avoir eu des relations relativement proches avec les judéo-chrétiens (cf. dans avoda zara 16b, qui raconte comment R. Eliezer a été soupçonné de « minouth » à la
fin de sa vie, et le souvenir de sa rencontre-discussion avec Yaacov le « min » dont l’enseignement, tiré des Evangiles, lui avait procuré du plaisir…).
Cela n’est donc pas anodin du tout que ce soit sa femme et son beau-frère qui cherchent à tourner en ridicule l’enseignement des Evangiles…
sur la relation premiers chrétiens/juifs telles qu’on les devine à travers la lecture du Talmud, j’invite à regarder les conférences de Dan Jaffe sur le site akadem. Ses livres sur le même sujet
sont publiés aux éditions cerf. C’est passionnant.
Je commente très tardivement cet excellent billet que je découvre.
J’ai juste un détail à ajouter: il y a un autre argument dans le texte qui va dans le sens de ton interprétation sur l’enjeu de la controverse (théologie de la substitution): le cas même qui est soumis au jugement du « philosophe » est une affaire d’héritage, l’héritage des pères, ce qui n’est pas anodin!
Et en effet, les 2 réponses du philosophe à cette question sur l’héritage des pères sont des arguments de théologie chrétienne:
1- il y a une nouvelle alliance en exil, qui « ouvre » l’héritage des pères au delà de l’ancienne alliance
2- cette nouvelle alliance n’est pas venue abolir l’ancienne, mais « l’accomplir »
Le cas « soumis » par gamliel et sa soeur serait donc, dans la logique de ta lecture, déjà lui-même conçu pour exposer l’incohérence de ces propositions théologiques (selon le point de vue pharisien évidemment) relatives à l’héritage d’Israël.
J’avance l’hypothèse que, dans leur logique, cette contradiction interne des propositions attribuées aux chrétiens est un signe de corruption de cette théologie, ce qui explique que le motif de l’histoire soit la corruption du philosophe, c’est à dire la mauvaise foi intrinsèque et l’ambiguité fondamentale de sa théologie de substitution.
Dans cette hypothèse, le philosophe est pris au sérieux et la corruption qui lui est reprochée serait plus fondamentale et moins triviale. Le philosophe, en cela pas seulement chrétien mais tout simplement moderne, veut avoir à la fois un pied dans la tradition et un pied en dehors. Et il se méprend sur la nature même de l’héritage.
La vérité de cette querelle d’héritage, dans cette logique, serait le désir du philosophe, respectable, de revendiquer l’héritage des pères d’Israël en acceptant seulement « la lumière » et en négligeant leur loi et leur tradition. Le philosophe désire cette lumière que lui tend Imma Shalom, pour pouvoir ouvrir l’héritage d’Israël aux nations en temps d’exil.
Et pour cela, il est prêt en fait, au nom de l’esprit de cette lumière, à sacrifier la loi de nos pères (ici, le fait que les soeurs n’héritent pas s’il y a des frères, ce qui voudrait dire dans l’esprit de cette métaphore, mais je suis peut être imprudent que le christianisme est davantage une « religion-soeur » qu’un héritier concurrent du judaïsme de notre point de vue), c’est à dire pour les pharisiens le contenu même de l’héritage, au nom de « nouveaux livres » supposément mieux adaptés à l’exil.
En effet, les « nouveaux livres » du philosophe prétendent se substituer aux anciens sans toutefois les abolir, et conserver leur lumière sans garder la loi. C’est cette contradiction qui est révélée comme une corruption fondamentale. Si on refuse l’héritage de la loi on ne peut pas prétendre à l’héritage de la lumière.
rabban gamliel répond en effet à la lumière par l’âne, la bête de labour qui creuse les sillons de la tradition. Et expose que, en distinguant dans l’héritage de nos pères entre la loi et la lumière, le philosophe s’expose toujours à ce que « l’âne rue sur la lampe ».
Je pense en tous cas que cette lecture est très cohérente avec ton éclairage, et que derrière l’anecdote un peu ridicule d’un juge corrompu exposé publiquement dans sa mauvaise foi ce sont ces sujets là qui sont traités. Qu’en penses-tu?