Comment étudier les matières profanes dans une perspective juive – La vision du Rav Hirsch

Extrait de l’ouvrage Introduction à l’œuvre du rabbin Hirsch, Jacques Amar, ed. Ovadia, 2015. L’ouvrage est disponible sur AmazonVoir ici pour le plan détaillé du livre. Les opinions publiées n’engagent que leur auteur. 

La conception darwinienne a une conséquence inéluctable : le monde vivant aujourd’hui, tel que nous le voyons autour de nous, n’est qu’un parmi de nombreux possibles. Sa structure actuelle résulte de l’histoire de la terre. Il aurait très bien pu être différent. Il aurait même pu ne pas exister du tout !

François Jacob, Le jeu des possibles, Essai sur la diversité du vivant, Fayard, 1981, p. 33.

La démarche intellectuelle d’autonomie conceptuelle soulève de nombreuses questions. Comment en effet concilier une posture libérale sur le plan des idées et une pratique orthodoxe ? La question peut même paraître sacrilège : jusqu’où accepter l’autorité divine au regard des découvertes scientifiques contemporaines ? Hirsch, contemporain de Darwin ou comment respecter l’autorité divine du texte lors de l’étude de sciences profanes ?

La lecture des thèses du rabbin Hirsch peut prêter à sourire pour une personne qui n’est pas au fait des débats récurrents au sein du monde orthodoxe juif. Qui plus est, en France, contrairement aux Etats-Unis ou en Israël, ces débats n’ont pas vraiment eu lieu, soit parce que les communautés ne sont pas suffisamment importantes pour que des ouvrages critiques sur le sujet soient publiés, soit parce que les autorités en la matière ont préféré éluder la question. Or, 150 après, les textes du rabbin Hirsch continuent de heurter de front deux idées qui sont souvent associées dans le monde orthodoxe : d’une part, l’inutilité de l’enseignement de matières profanes au sein des études juives compte tenu du caractère divin et global de la Thora ; d’autre part, le principe selon lequel tous les propos tenus par les Sages doivent être considérés comme des vérités intangibles. En 2002 le rabbin Nathan Kamenetzky, auteur qui n’a connu comme seule éducation que l’enseignement dispensé au sein de yeshivot prestigieuses, sort une somme consacrée aux grands rabbins de la génération du début du XXème siècle qui montrait entre autres que ces hommes disposaient d’une large culture profane. Il a été menacé d’être l’objet d’un véritable herem, la procédure exceptionnelle de mise au ban de la communauté qui avait concerné Spinoza. A la suite de cela, l’auteur a préféré retirer l’ouvrage de la vente[1]. Le monde orthodoxe contemporain justifie ainsi aujourd’hui la sécession par rapport aux autres communautés juives sur un fondement radicalement distinct de celui à l’origine de l’action du rabbin Hirsch. Le renversement de perspective est ici complet : là où Hirsch pense la sécession comme le moyen de concilier modernité et tradition, une grande partie de l’orthodoxie utilise cette méthode pour rejeter la modernité.

Pourtant, compte tenu du principe Thora im Derech Eretz, il revient « seulement » de concilier les disciplines profanes avec le principe plus large de révélation du projet suprême fondé sur l’acceptation de l’unité divine. Cela pourrait paraître un pur effet rhétorique si le rabbin Hirsch ne s’était pas expressément prononcé sur ces questions avec des textes qui le rangeraient aujourd’hui aux yeux de beaucoup dans la catégorie des hérétiques.

Différents textes consacrés à cette question de la conciliation entre Thora et sciences profanes revêtent une importance capitale d’autant plus que deux d’entre eux se présentent comme des décisions halachiques. Petite précision historique en raison du caractère sensible du sujet, ces décisions rédigées en hébreu n’ont été diffusées qu’en 1976 par Mordechaï Breuer. La fille du rabbin Hirsch a en effet estimé au décès de son père qu’il était de son devoir de brûler les écrits qu’elle a trouvé dans son bureau et qui n’avaient pas été publiés. Elle pensait ainsi exécuter les dernières volontés non-expressément formulées par son père en le remettant sur le chemin de l’anonymat. Pendant des années, l’absence d’écrits relevant de la littérature des décisionnaires rabbiniques a permis de critiquer le principe Thora im Derech Eretz sous prétexte qu’il n’était pas possible pour des Juifs d’adopter la position d’un rabbin non-reconnu par ses pairs pour sa capacité à trancher des questions halachiques. Ensuite, des contraintes éditoriales marquées par de fortes considérations idéologiques ont empêché que ces textes soient diffusés auprès du public religieux. Ainsi, dans l’édition anglaise de la biographie publiée par les éditions Artscroll et rédigées par le rabbin E. M. Klugman, auteur de la compilation des décisions halachiques du rabbin Hirsch en hébreu[2], il n’est pas fait mention des textes relatifs à la nécessité d’enseigner les sciences naturelles en raison du caractère sacrilège des découvertes de l’époque dans les écoles juives. Dans la dernière édition annotée des 19 lettres sur le judaïsme en anglais, le traducteur annotateur constate avec regret que : « le monde du ghetto avec son mode de vie simple et l’accent qu’il mettait sur l’étude de la Thora a été balayé[3] ». Ce n’est qu’en 2013 que l’édition Feldheim intitulée Collected Writings parue initialement en coffret de 8 volumes a rajouté un neuvième volume contenant lesdits textes. Bref, 150 ans après, les textes dans lesquels le rabbin Hirsch confronte ses idées à la modernité dans ce qu’elle a de plus troublant pour un croyant, restent d’actualité et continuent de susciter la controverse au sein du monde pratiquant.

La modernité, c’est tout d’abord, la question de l’accès aux œuvres profanes pour un Juif. L’hommage rédigé à l’occasion du centenaire de la naissance du poète Johann Friedrich Schiller permet d’esquisser une réponse. Afin de lever toute ambigüité, nous préciserons que le texte relatif au poète Schiller ne saurait en rien, contrairement peut-être à l’écrit cité précédemment sur la défense de l’enseignement du Talmud, se rattacher à une quelconque tentative du rabbin Hirsch de séduire les autorités allemandes en les convaincant de l’allégeance des Juifs à la culture du pays. Hirsch n’est pas Mendelssohn : il ne cherche pas à camoufler ses convictions en raison du contexte dans lequel il écrit. Il est vrai que l’hommage intervient en 1859, une époque où le rejet des Juifs par la société allemande n’a pas encore été érigé en programme politique. Le fils du rabbin Hirsch a rappelé le contexte de cet éloge rendu en public : il a été délivré au sein des institutions juives dirigées par le rabbin Hirsch pour un public principalement composé d’étudiants et de parents ; l’hommage s’est conclu par la récitation de poèmes par les étudiants. Ce texte constitue, à notre avis, un texte unique dans le corpus de la littérature rabbinique. Il faut pour en prendre toute la mesure imaginer un rabbin de la stature de Hirsch rendre hommage à un poète non-juif, reconnaître ainsi qu’il ne consacre pas l’intégralité de son temps à étudier la Thora.

Lire aujourd’hui le texte sur Schiller permet de comprendre deux idées intimement liées dans la pensée du rabbin Hirsch. Première idée, même s’il ne cite pas la source talmudique, Hirsch explique le principe fixé par les sages selon lequel un Juif se doit de reconnaître la sagesse d’un non-juif pour pouvoir apprécier la grandeur de l’Eternel (Berakhot, 58a). Hirsch justifie donc la cérémonie qu’il a organisée en se prévalant de l’autorité des Sages : « nos Sages auraient chanté des louanges à propos du legs spirituel de Schiller, par-dessus tout, comme un don de la propre sagesse de Dieu…C’était en effet l’élément le plus humain dans l’homme et l’élément le plus divin à l’intérieur de l’humanité qui a trouvé son expression adéquate dans les œuvres de Schiller ».

Hirsch considère que les louanges que Schiller adresse à la femme, au bonheur du foyer sont en tous points compatibles avec la sagesse juive telle qu’elle s’exprime notamment dans le livre des Proverbes (31, 10-13 et s.). Pour le rabbin, aucun doute, le poète n’a pu trouver son inspiration pour rédiger L’hymne à joie qu’à partir du récit biblique de la création divine de l’homme. Hirsch, comme à son habitude, déploie un trésor de citations pour démontrer la justesse de ses propos avec une nuance de taille : il ne se réfère pas au corpus traditionnel mais à Schiller. Pour toutes ces raisons, nous comprenons pourquoi les Sages nous ont enseigné de bénir les hommes sages des autres nations. Bref, la sagesse peut s’exprimer également dans les matières profanes ; étudier ces disciplines peut permettre au Juif de mieux s’imprégner du projet divin.

Deuxième idée développée de façon corollaire : le contenu de cette inspiration divine. « L’égalité ordonnée par Dieu de tous les hommes nés sous le régime divin, l’égale noblesse, l’égale dignité de tout être humain dédié à Dieu. Est-ce que tous ces concepts ne sont pas mot pour mot les fruits de l’arbre de la vie que représente le judaïsme ? [4]» De façon générale, cette jonction entre l’œuvre du poète et le message juif contribue à la réalisation du projet divin : « le judaïsme et les Juifs attendent que toute l’humanité deviennent éclairée et l’objet sublime de cet espoir est le réveil ultime ensemble des éléments humain et divin en l’homme [5]». Quel que soit le texte, Hirsch emploie la terminologie des Lumières, terminologie similaire à celle employée par Salomon dans le livre des Proverbes. Le rabbin Hirsch en vient alors à justifier la spécificité des écoles juives : enseigner cet idéal afin de l’insuffler dans les relations sociales, bref contribuer à sortir l’individu de son statut de minorité sans lui faire perdre son identité. De façon plus particulière, en même temps qu’il rend hommage au poète Schiller, en même temps qu’il rappelle la finalité de l’éducation, le rabbin Hirsch tient un discours que l’on peut qualifier de révolutionnaire pour l’époque sur le statut de la femme juive, voire de la femme tout court dans le judaïsme et plus largement dans la société. Dans le contexte culturel et social dans lequel il écrit, ses propos sur les femmes détonnent tout autant que ceux précités sur la nécessité de commencer l’éducation des enfants dès leur plus jeune âge. Pour le rabbin, l’égalité vaut tout autant pour la femme à condition de comprendre le schéma dans lequel elle s’inscrit. Vu sous cet angle, l’affirmation du principe d’égalité par la Révolution française est conforme aux valeurs du judaïsme. Le rabbin Hirsch, fin lecteur, a bien lu le préambule de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 proclamée sous « les auspices de l’Etre suprême ». Il réfute ainsi la critique selon laquelle la pratique des commandements contribue à maintenir la femme dans une position archaïque.

La position par rapport aux œuvres profanes soulève toutefois deux problèmes : comment identifier les œuvres qui peuvent être lues comme des émanations du projet divin ? Qui est à même de faire le choix ? Le cas de Schiller montre qu’il serait excessif d’envisager une quelconque censure : Hirsch, dans son hommage, évoque un texte que Schiller a consacré à Moïse et dans lequel il décrit le christianisme, par opposition au judaïsme, comme la religion universelle. La conclusion est toutefois surprenante : « si Schiller avait été Juif alors, compte tenu de sa mentalité, il ne se serait pas lamenté sur le fait que l’ère de l’ancien hellénisme est aujourd’hui finie…s’il avait été Juif, il aurait précisément trouvé dans la vie juive, dans le quotidien ordinaire de la vie juive, l’idéal de réalité et la beauté du divin dans tout souffle et il aurait traversé la terre en homme plus heureux[6] ». Il revient au Juif de savoir proposer une lecture juive des œuvres profanes. Il n’y a pas de rejet de principe des ouvrages quand bien même ils exprimeraient une critique du judaïsme.

Le biographe de Hirsch raconte à partir du témoignage de Graetz, ce qui compte tenu des relations entre les deux hommes doit être manié avec précaution, que le rabbin Hirsch aurait jugé hérétique le livre « le Salon » de Heinrich Heine. Ce poète d’origine juive s’est converti au christianisme. Baudelaire le décrira comme suit « ce charmant esprit qui serait un génie s’il se tournait plus souvent vers le divin[7] », ce qui ne manque pas de saveur compte tenu des propos de Hirsch sur Schiller. A partir donc ce témoignage, seuls pourraient être rejetés les écrits qui ont franchi la limite franchie par Graetz et Frankel : nier le caractère divin de la loi orale et de la loi écrite. Et encore, la revue Yeshurun a publié des articles dans lesquels Spinoza était expressément cité[8]. Il est donc difficile de conclure que l’éducation juive justifie l’établissement d’une quelconque censure.

Bref, encore et toujours, Hirsch ne dissocie pas son travail de son rôle d’éducateur. Le point le plus saillant du rapprochement intellectuel entre Kant et Hirsch concerne davantage cette problématique que l’aspect théologique précédemment mentionné sur la critique kantienne relative à l’impossibilité de démontrer l’existence de Dieu. Pas de doute que Hirsch aurait souscrit à l’introduction des Réflexions sur l’éducation de Kant : « L’homme ne peut devenir homme que par l’éducation. Il n’est que ce que l’éducation fait de lui. Il faut bien remarquer que l’homme n’est éduqué que par des hommes et par des hommes qui ont également été éduqués. […] Ordinairement, les parents élèvent leurs enfants seulement en vue de les adapter au monde actuel, si corrompu soit-il. Ils devraient bien plutôt leur donner une éducation meilleure, afin qu’un meilleur état put en sortir dans l’avenir ». Emmanuel Kant, soit selon l’étymologie du prénom Emmanuel, « Dieu est avec nous ». Tout dépend donc de la manière dont les choses sont enseignées.

Vu sous cet angle, il n’y a pas de problème conceptuel à enseigner ni à se confronter à la théorie de l’évolution de Darwin publiée en 1859. A la différence de son voisin Schopenhauer dont la philosophie s’est effondrée « sous le poing de l’histoire [9]» face au darwinisme, Hirsch dispose des outils conceptuels pour résister et maintenir le principe d’ouverture de l’enseignement juif aux sciences profanes.

Hirsch ne cite pas Darwin mais se réfère expressément à sa théorie dans un texte en date de 1867. Pour le rabbin, d’une part, ce qu’a mis à jour Darwin renforce la dimension unitaire du projet divin ; d’autre part, cette unité n’est rien d’autre que l’expression d’une harmonie préétablie. En somme, cette théorie justifie plus qu’elle ne contredit la Thora et le judaïsme. Bref, Darwin comme Schiller peuvent faire l’objet d’une lecture juive de sorte que la diffusion de leurs travaux contribue à la réalisation du projet divin. Et le rabbin d’écrire dans son commentaire de la Thora : « le Juif doit se comporter comme une personne instruite et montrer qu’être Juif constitue uniquement un degré supérieur dans le fait d’être humain. …De l’autre côté, si la culture et l’éducation au lieu de conduire à la Thora se substitue à elle, alors ce n’est pas le chemin qui conduit à l’Arbre de la vie mais celui qui aboutit à la dégénérescence » (Comm. Genèse, 24,3). Nous lisons ici une référence implicite à une autre michna du traité Avot, Chapitre 2, Michna 6 : Là où il n’y a pas d’homme, efforce-toi d’en être un, soit une autre facette du Derech Eretz. Il revient donc au Juif d’instiller du sens dans les matières profanes.

[1] N. Kamenetzky, Making of a Godol, A Study of Episodes in the Lives of Great Torah Personalities, 2002, livre dont on trouve des extraits sur internet et dont l’histoire fait l’objet d’une entrée sur wikipedia.

[2] S. R. Hirsch, Shemesh Marpei, (en hébreu), compilation des décisions halachiques réunies par E. M. Klugman, Artscroll, 1992.

[3] J. Elias, The Nineteen Letters: The World of Rabbi S. R. Hirsch, Feldheim, 2000, p. 321.

[4] S. R. Hirsch, Address delivered on the Eve of the Schiller Centenary at the Educational Institution of the Israelitische Religionsgesellschaft in Frankfurt-am-Main, (1859), Collected Writings, T. IX, Feldhiem, 2013, p. 137-152.

[5] Art. préc., p. 147.

[6] S. R. Hirsch, art. préc., p. 148.

[7] C. Baudelaire cité par J. Lacoste, Heinrich Heine et le salon de 1831 : ironie allemande et romantisme français, in Romantismes, l’esthétiques en acte, P.U. Nanterre, 2009, p. 249-269.

[8] T. Ganzel, Explicit and Implicit Polemics in Rabbi Samson Raphael Hirsch’s Torah, Commentary, Hebrew Union College Annual Volume, 81 (2013) 171-191.

[9] A. Philonenko, Schopenhauer, op. préc., p. 96.

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