Apprends-moi, mon Dieu, à prier et bénir

Ce billet, je le dois à la poétesse israélienne Léa Goldberg (1911-1970) qui m’a permis de mettre des mots sur un questionnement qui me travaille depuis des années, grâce à un poème appelait simplement « prière » qui contient toutes les idées qui suivent et bien plus encore. יהי זכרה ברוך.

Le billet a été rédigé avant la série d’événements malheureux qui frappent Israël. Sa publication a été reportée successivement à cause du contexte inopportun. Mais peut être que c’est justement durant cette période, où le peuple juif multiplie les prières, qu’il prend tout son sens. 

 Prière – Léa Goldberg

 Apprends-moi, mon Dieu, à prier et bénir ;

le secret de la feuille flétrissant, le mystère du fruit murissant ;

Cette liberté de voir, sentir et respirer,

Savoir, souhaiter, échouer.

Apprends à mes lèvres la bénédiction et la louange,

Lorsque ton temps se renouvelle soir et matin,

Pour ne pas que soit mon jour comme l’avant-veille,

Pour ne pas que mon jour soit pour moi habitude.

לַמְּדֵנִי, אֱלֹהַי, בָּרֵךְ וְהִתְפַּלֵּל

עַל סוֹד עָלֶה קָמֵל, עַל נֹגַהּ פְּרִי בָּשֵׁל,

עַל הַחֵרוּת הַזֹּאת: לִרְאוֹת, לָחוּשׁ, לִנְשֹׁם,

לָדַעַת, לְיַחֵל, לְהִכָּשֵׁל.

לַמֵּד אֶת שִׂפְתוֹתַי בְּרָכָה וְשִׁיר הַלֵּל

בְּהִתְחַדֵּשׁ זְמַנְךָ עִם בֹּקֶר וְעִם לֵיל,

לְבַל יִהְיֶה יוֹמִי הַיּוֹם כִּתְמוֹל שִׁלְשׁוֹם,

לְבַל יִהְיֶה עָלַי יוֹמִי הֶרְגֵּל.

 

Comme la plupart des gens ayant grandi au sein du monde religieux, pendant des années la prière était pour moi une corvée, une tâche que l’on doit accomplir bon grès mal grès avant de se rendre à l’école, avant de manger, avant de pouvoir quitter la table, etc… Si bien vite les fameuses bénédictions deviennent des quasi-automatismes auxquels on ne pense même plus, certaines restent des corvées particulièrement exaspérantes : chercher un morceau de lune caché entre deux nuages pour la fameuse « birkat halévana », un arbre fruitier en fleurs pour « birkat ha-ilanot », etc. La prière est devenue une telle corvée religieuse que la question « Pourquoi prier ? » est devenue l’une des plus grandes interrogations du jeune religieux, qui ne penserait pas à se demander parallèlement « Pourquoi faire chabbat ? » ni même « Pourquoi manger casher ? ».

À l’âge du questionnement, c’est peut être un rationaliste comme Yeshayahou Leibowitz qui apporte la réponse adaptée au vécu d’un jeune religieux cherchant désespérément une raison, voir simplement un moyen, de supporter un peu plus ses prières quotidiennes. Pour Leibowitz, la prière est un décret divin incompréhensible, sans sens apparent pour l’homme, aussi absurde que la fameuse « vache rousse » de la Torah. Comme Leibowitz, notre jeune religieux peut alors prier trois fois par jour dans l’incompréhension la plus totale qu’il a sublimé en valeur religieuse – « l’acceptation du joug divin », dans la philosophie leibowitzienne. Peut-être s’amusera t-il à rajouter, comme le provoquant Leibowitz, qu’il aurait récité avec la même  ferveur le menu d’un restaurant trois fois par jour si tel avait été le décret divin[1].

Mais sa prière demeurera tout aussi vide de sens, fatigante, stupide. La fameuse « acceptation du joug divin » leibowitzienne est au final l’ennemie de la spiritualité, de la recherche du divin, d’une quelconque aspiration transcendantale. C’est donc sans surprise que le mépris hérité de Leibowitz pour l’expérience religieuse se transformera peu à peu en jalousie et en aspiration intense pour cet aspect si humain de la prière, assassiné systématiquement par la routine de l’éducation religieuse puis par l’effrayante aliénation de la réponse « rationaliste » (qui, soit dit en passant, n’a rien de réellement rationaliste). Cet aspect, c’est celui de la prière spontanée, la seule peut être qui mérite le nom de prière. C’est la prière poétique des moments de joie et de détresse que méprisait ouvertement Leibowitz : « Prière d’un malheureux défaillant, qui déverse son discours devant Dieu » (Psaume 102:1)[2]. Y a-t-il une forme plus méprisée de prière dans les milieux juifs intellectuels ? C’est la prière de ses femmes lisant des psaumes en larmes pour la guérison d’un malade sans vraiment comprendre ce qu’elles font ; c’est la prière de l’ignorant, de l’homme simple et de l’enfant.

            Pourtant, c’est aussi la prière du roi David, la prière originelle qui était chantée au Temple, celle qui nous renvoie aux autres grandes prières de la Bible, bien avant que la liturgie juive devienne un texte ordonné et récité régulièrement. Ni Moché, lorsqu’il supplia Dieu de le laisser rentrer en terre d’Israël (Deut. 3:23), ni Hanna, qui pleura devant Dieu (Samuel I, 1:10), ni le peuple juif qui cria vers Dieu (Ps. 107:6) ne connaissaient l’étrange monologue absurde que Leibowitz appelle « prière ». Il existe bien évidement une autre forme de prière : les louanges des lévites au Temple, les remerciements de Deborah après la bataille, ceux de Hannah après l’enfantement ou celle de Salomon inaugurant le Temple.

            Voilà que grâce à nos ancêtres bibliques, nous retrouvons le sens de la prière juive originelle : faire rentrer le religieux dans notre quotidien. Les joies et les peines, les espoirs et les inquiétudes recevaient une haute expression religieuse qui se résumait à la demande claire du Roi David et des générations de prieurs épargnés par l’aliénation moderne : « Vers toi, mon cœur me dit : « Cherchez-moi ! », et je te cherche mon Dieu ! Ne me cache pas ta face ! N’écarte pas avec colère ton serviteur ! Toi qui m’as secouru, ne me quitte pas, ne m’abandonne pas, mon Dieu libérateur« .לְךָ, אָמַר לִבִּי–בַּקְּשׁוּ פָנָי; אֶת-פָּנֶיךָ ה’ אֲבַקֵּשׁ. אַל-תַּסְתֵּר פָּנֶיךָ, מִמֶּנִּי אַל תַּט-בְּאַף, עַבְדֶּך עֶזְרָתִי הָיִיתָ; אַל-תִּטְּשֵׁנִי וְאַל-תַּעַזְבֵנִי, אֱלֹהֵי יִשְׁעִי. (Psaume 27:8-10).

N’en déplaise aux leibowitziens, ce sens me parait être également celui défendu par le Talmud :

הרואה מקום שנעשו בו נסים לישראל אומר ברוך שעשה נסים לאבותינו במקום הזה מקום שנעקרה ממנועבודה זרה אומר ברוך שעקר עבודה זרה מארצנו על הזיקין ועל הזועות ועל הרעמים ועל הרוחות ועל הברקים אומר ברוך שכחו וגבורתו מלא עולם על ההרים ועל הגבעות ועל הימים ועל הנהרות ועל המדברות אומר ברוך עושה בראשית רבי יהודה אומר הרואה את הים הגדול אומר ברוך שעשה את הים הגדול בזמן שרואהו לפרקים על הגשמים ועל בשורות טובות אומר ברוך הטוב והמטיב על בשורות רעות אומר ברוך דיין האמת בנה בית חדש וקנה כלים חדשים אומר ברוך שהחיינו וקיימנו והגיענו לזמן הזה מברך על הרעה מעין על הטובה ועל הטובה מעין על הרעה

Celui qui voit un lieu où se passèrent des miracles pour Israël dit: « Béni soit celui qui fit des miracles à nos ancêtres en cet endroit« ; [celui qui voit] un ancien lieu idolâtre dit: « Béni soit celui qui supprima l’idolâtrie de notre terre« ; sur le tonnerre, les vents et les éclairs il dit: « Béni soit celui dont la force et la vigueur remplissent le monde« ; à la vue des montagnes, des collines, des mers, des fleuves et des déserts il dit: « Béni soit celui qui fit la création« . Rabbi Yéhouda enseigne : celui qui voit la mer dit « Béni soit celui qui créa la mer« , s’il la voit rarement. Pour la pluie et pour les bonnes nouvelles il dit « Béni soit le Bon et le Bienfaiteur » ; pour les mauvaises nouvelles il dit : « Béni soit le juge de vérité » ; s’il construit une nouvelle maison ou achète de nouveaux ustensiles il dit : « Béni soit celui qui nous a fait vivre, exister et arriver à ce moment présent« . Celui qui bénit le mal comme une forme de bien, le bien comme une forme de mal, ou celui qui prie pour le passé a prononcé une prière en vain[3].

Cette liste, retenue par la halakha, nous livre la vision talmudique des bénédictions : L’homme bénit le quotidien qui se présente à lui. L’homme n’a pas à voyager jusqu’à la mer pour rajouter une ligne à sa liste de commandements accomplis ou pour exprimer son « acceptation du joug divin ». La mer se présente à l’homme, comme l’orage, comme la montagne, les collines et les fleuves, et l’homme dit. Rien n’est plus spontané que cette bénédiction qui est une forme simple et directe de reconnaissance de Dieu dans la Nature. Aujourd’hui, l’humain religieux hésite avant de bénir : ai-je bien vu l’arc-en-ciel ? Cet arbre fruitier a-t-il suffisamment de fleurs ? Cette montagne est-elle assez imposante ? Petit à petit, ses interrogations détruisent la raison d’être de la bénédiction, qui invitait justement l’homme à s’émerveiller du quotidien, de cette mer toujours présente, de cette montagne, du temps qui change, des nouveaux objets, etc.

Dans la même veine, Rav Haïm de Volozin interprète le mot « baroukh » non pas comme une reconnaissance mais comme un rajout[4]. Cette interprétation s’accorde parfaitement avec ce passage du Talmud où l’homme rajoute un niveau supérieur à la réalité qui l’entoure. En bénissant, l’être humain saisit la réalité, donne une signification à ce quotidien qui lui paraissait un instant avant dénué de sens. Dès lors, on comprend également la fin du passage : celui qui prie pour le passé a prononcé une prière en vain. La prière ne vient pas changer ce qui est mais elle apporte une nouvelle signification au présent. Celui qui apprend qu’un proche vient de décéder et prie pour sa résurrection prononce une prière vaine, alors que celui qui, à l’annonce de la nouvelle, bénit spontanément « Le juge de vérité » rajoute un échelon à son moment présent.

Je propose d’analyser les prières quotidiennes sous le même angle. Nos prières sont récitées à trois moments précis de la journée : le matin, avant le coucher du soleil et à la nuit. La prière est encore spontanée, si tant est que l’humain soit capable de s’écouter, de s’accorder les quelques minutes de lucidité qui donneront au cycle éternel de sa journée, de son mois et de son année un aspect singulier. Au sujet des prières quotidiennes, le Talmud enseigne : « Rabbi Eliezer dit, tout celui qui fait de sa prière quelque chose de fixe, sa prière n’est pas supplication »[5] et au Talmud de s’interroger sur le sens du mot « fixe » :

מאי קבע א »ר יעקב בר אידי אמר רבי אושעיא כל שתפלתו דומה עליו כמשוי ורבנן אמרי כל מי שאינו אומרה בלשון תחנונים רבה ורב יוסף דאמרי תרוייהו כל שאינו יכול לחדש בה דבר א »ר זירא אנא יכילנא לחדושי בה מילתא ומסתפינא דלמא מטרידנא אביי בר אבין ור’ חנינא בר אבין דאמרי תרוייהו כל שאין מתפלל עם דמדומי חמה

Qu’est-ce que « fixe » ? Rabbi Yaakov Bar Adi dit au nom de Rabbi Oshaya : tout celui pour qui la prière semble être une corvée ; les sages disent : tout celui qui ne prie pas dans un langage de supplications ; Rabba et Rav Yossef disent : tout celui qui est incapable de changer quelque chose [dans sa prière]; […] Abayé dit : tout celui qui ne prie pas avec les rougissements du soleil.

Pour Rashi, celui dont la prière semble être une corvée est celui qui se dit « C’est une loi fixe, je me dois de prier et m’acquitter de mon obligation« . Nous voilà revenu à notre leibowitzien du début, pour qui la prière est un bien triste commandement. Le reste des interprétations peuvent être perçues comme un prolongement de cette idée : celui qui n’a rien compris à la prière, qui prie par obligation, c’est celui qui n’utilise pas de langages de supplication lorsqu’il s’adresse à Dieu ; celui incapable de rajouter une ligne spontanée au texte de son livre de prière etc.

Puis vient la conclusion d’Abayé, sans aucun doute l’explication la plus saisissante : celui qui ne prie pas avec les rougissements du soleil. La personne qui reste insensible aux changements du quotidien, au soleil rougissant au lever et au coucher, sans qu’elle ne ressente le besoin d’invoquer, de supplier, de louer, de saisir le moment présent et d’y faire rentrer en peu d’éternité divine, sa prière n’est pas une prière.  

Notes :

[1]  Voir Yeshayahou Leibowitz, al ha-tefila. http://tpeople.co.il/leibowitz/leibarticles.asp?id=1
[2]Leibowitz exprime son mépris pour cette forme de prière dans l’article pré-cité.
[3]T.B Brachot 54a
[4] R. Haim de Volozin, nefesh ha-hayim, chap. 2
[5]T.B Brachot 28b

Print Friendly, PDF & Email