Plaidoyer en faveur de la ‘Houmra

La ‘houmra a bien souvent mauvaise presse ; dans les conversations de salon, sur les médiaux sociaux, dans certaines publications populaires, ou chez tous ceux qui cherchent à « être juif autrement », on l’accuse régulièrement d’être responsable de toutes sortes de maux qui accablent la vie religieuse.

 

A tort, je crois. Dans ma vision personnelle d’une orthodoxie moderne, résolument ouverte sur le plan des idées mais profondément ancrée dans le respect des mitsvot, la ‘houmra fait organiquement partie d’une vie halakhique authentique. Rejeter la ‘houmra en bloc revient, à mon sens, à dénaturer profondément la halakha.

 

Je plaide donc ici pour une réappropriation, consciente et réfléchie, de la ‘houmra par l’orthodoxie ouverte ; ou, en d’autres termes, le temps me semble venu de forger, sur la base d’une étude approfondie des sources traditionnelles prises dans une perspective historique, le concept apparemment paradoxal de la « ‘houmra modern-orthodoxe ».

Commençons par clarifier notre propos. En jargon halakhique, on l’appelle la ‘houmra ; en bon français, on parle plutôt d’une approche stricte de la loi religieuse. Plus précisément, la ‘houmra correspond à un choix conscient d’un décisionnaire ou d’un individu qui, alors qu’il pourrait parfaitement justifier d’appliquer la loi de manière plus souple (koula), décide au contraire de prendre une approche plus restrictive. Etre ma’hmir, c’est insister sur des standards de cacherout plus élevés que la norme halakhique ne l’exige, faire sortir le chabbat plus tard qu’il ne serait vraiment nécessaire, etc. La liste des exemples est virtuellement infinie.

Quel est le problème ? A en croire les critiques, la ‘houmra serait associée à une obsession maladive portant sur les petits détails de la vie religieuse, au détriment des grands idéaux et des valeurs fondamentales ; pire encore, elle représenterait une sorte de repli stratégique de la religion sur les seules obligations rituelles et cultuelles (mitsvot ben adam la-makom), aux dépens des mitsvot interpersonnelles et sociales (ben adam la-‘havero) ; au final, la ‘houmra déboucherait paradoxalement sur une religion qui serait tout à la fois étriquée et invasive : étriquée, car oublieuse des complexes réalités humaines de la vie ; et invasive, car la ‘houmra, véritable doppelgänger dans la vie religieuse de ce que l’hyperinflation est à la vie économique, aurait tendance à s’autoalimenter : chaque nouveau sommet ne saurait être que provisoire et entraînerait la possibilité d’aller encore plus loin dans la rigueur. Concrètement, la ‘houmra serait fortement soupçonnée d’étendre sournoisement son emprise sur la pratique religieuse de nombreux cercles juifs orthodoxes, au détriment d’une spiritualité plus dynamique et plus authentique ayant cours ailleurs.

Même si, dans ce portrait, tout n’est pas faux, l’image présentée est largement caricaturale. Ce billet aura donc pour but de rétablir une vision plus équilibrée, et plus positive, de la place de la ‘houmra dans la vie religieuse juive. Nous commencerons par analyser la place de la ‘houmra dans les sources classiques prémodernes, avant d’examiner la véritable révolution opérée au moment du passage aux temps modernes[1]. A chaque étape, quelques leçons importantes seront dégagées, afin de préparer nos conclusions sur la place que doit (selon nous) tenir la ‘houmra dans une démarche orthodoxe ouverte.

  1. La ‘houmra traditionnelle : origines et motivations.

La ‘houmra n’a strictement rien d’une invention récente – bien au contraire : aussi loin que remontent nos sources, la ‘houmra (tout comme la koula) a toujours fait partie du paysage halakhique. On trouve ainsi, à toutes les époques, des individus ou des écoles de pensée ayant adopté une approche stricte de la loi juive ; ce fut par exemple le cas, aux temps talmudiques, de l’approche de Beth Chamay ; aux 12eme-13eme siècles, du courant mystique des ‘hassidei ashkénazes ; et, au 18eme siècle, de ceux qui s’autodésignaient « ‘hassidim » préalablement au Ba’al Chem Tov. Si ces écoles ont toujours représenté une tendance minoritaire au sein de la loi juive, leur influence se faisait sentir bien au-delà de leurs cercles restreints.

Plus encore : au sein même du Talmud, l’approche stricte fut parfois explicitement recommandée dans certaines situations. Par exemple, une règle célèbre demande que tout doute portant sur une mitsva de la Torah (דאורייתא) soit tranché de manière stricte ; au contraire, les Sages talmudiques préconisaient qu’un doute portant sur une mitsva rabbinique (דרבנן) soit résolu de manière souple[2]. On entrevoit ici, pour la première fois, un point important que je défendrai ci-dessous : ‘houmra et koula se tiennent toujours dans un rapport d’équilibre réciproque – leurs forces s’opposent et s’équilibrent mutuellement.

Soulignons ici un autre point essentiel : la ‘houmra ne provient jamais des sources textuelles elles-mêmes ; seule l’interprétation qui est en faite peut être, selon les cas, stricte ou souple.

Pour bien le comprendre, introduisons ici une distinction de base entre « cas simples » et « cas complexes » : dans les cas simples, il n’existe nulle marge de manœuvre permettant au possek d’être souple ou strict – une seule réponse est nécessairement valable. Par exemple, la question de savoir si allumer un feu est permis ou interdit pendant Chabbat n’admet qu’une seule réponse valable (interdit) ; de même, la question de savoir si la banane est cachère n’admet qu’une seule réponse valable. Et ainsi de suite. En d’autres termes, lorsque la loi est évidente sur la seule base des sources textuelles, il n’existe aucune différence entre l’approche stricte et l’approche conciliante.

Par contre, lorsque surgit un cas complexe, auquel les sources n’apportent pas d’emblée une réponse évidente, alors l’autorité rabbinique dispose d’une marge de manœuvre lui permettant trancher de manière ma’hmirah ou mekilah. Par exemple, est-il permis d’utiliser l’électricité pendant Chabbat ? Tout dépend – si l’électricité est assimilée à un feu, alors la réponse est négative, alors qu’elle peut être positive dans le cas inverse[3]. Dans un tel cas, l’autorité rabbinique jouit d’une réelle latitude, et son attitude, stricte ou conciliante, trouve à s’exprimer. La ‘houmra est donc un « moteur interne » de l’autorité rabbinique qui la pousse à trancher, en cas de difficulté interprétative, dans un sens ou un autre – plus ou moins strict.

Cette « tendance interne » peut être motivée par des facteurs d’ordres divers. Certains peuvent relever de considérations politiques ou sociétales – le possek choisit alors de préférer une approche stricte afin d’éviter des conséquences sociales regrettables à ses yeux (abandon ou oubli de tout un pan de la halakha, crainte de la « pente glissante », …) ; d’autres fois, le possek sera influencé par des considérations théologiques ou idéologiques (cf. ci-dessous), ou tout simplement par la nature « fermée / conservatrice » de sa propre personnalité – ou par une combinaison de ce qui précède.

Concrètement, pendant toute la période prémoderne, il existait deux types différents de ‘houmrot.

  • La ‘houmra par doute : on n’est jamais trop prudent ! En cas de doute si une action donnée est permise ou interdite, l’approche ma’hmira a tendance à appliquer le principe de précaution, et en conséquence à interdire. La logique semble incontestable : mieux vaut s’abstenir d’une action possiblement permise, plutôt que de transgresser un interdit potentiel.

Ce type de ‘houmra s’appuie aussi sur un élément psychologique important : la difficulté supplémentaire de la ‘houmra représente pour le croyant un challenge à relever. La ‘houmra exhorte à accomplir plus, à se surpasser, à transcender les difficultés matérielles – elle est source de fierté ; à l’inverse, la koula, qui allège le fardeau spirituel du juif religieux, se présente intuitivement comme une sorte de renonciation poltronne ou comme un vague compromis honteux.

 

Un autre point, plus contre-intuitif cette fois : a priori, on pourrait croire que l’importance d’une valeur religieuse (le respect du Chabbat par exemple) justifie que l’on soit prêt à un sacrifice supplémentaire (la ‘houmra) ; mais en réalité, d’un point de vue phénoménologique, le raisonnement va précisément en sens inverse : c’est parce que l’on sacrifie à une certaine valeur que cette dernière acquiert toute son importance. De ce point de vue, la renonciation impliquée par la ‘houmra est ce qui confère de l’importance à une pratique ou un usage[4]. La ‘houmra est donc un vecteur permettant d’amplifier les enjeux de la vie religieuse.

  • La ‘houmra « politique » : ici l’approche stricte est adoptée, non pas pour sortir d’un doute halakhique, mais afin de renforcer les standards d’observance religieuse de la communauté tout entière.

Les « barrières halakhiques » (סייגים) entrent dans cette catégorie de ‘houmrot[5]. Ainsi, la chair de poulet est considérée rabbiniquement comme de la viande à part entière (avec interdiction de la mélanger à du lait) : au départ, il n’existait pourtant aucun doute sur le statut non-carné de cet aliment, mais les Sages craignaient qu’une approche permissive n’entraîne des erreurs chez ceux qui en viendraient à confondre la volaille avec le bétail et à réellement consommer un mélange viande-lait interdit par la Torah[6].

Il faut encore noter que la ‘houmra a de tout temps suscité des réactions d’opposition que l’on retrouve dans les sources talmudiques[7]. De même, le Talmud recommande expressément l’approche souple dans le domaine des bénédictions[8], quand une vie humaine est menacée[9], et dans d’autres cas encore. Mais ces exemples sont exhaustivement énumérés, et il faut donc, en bonne logique, les voir comme des exceptions à la règle.

Point intermédiaire: le but de cette première partie était de démontrer que la ‘houmra est consubstantielle à la halakha. Elle prend son essor dans les tréfonds de l’instinct religieux lui-même, tel que compris par le Judaïsme traditionnel, c’est-à-dire en termes légaux. Elle entretient, avec sa jumelle la koula, un complexe rapport dialectique dont le centre de gravité évolue avec les circonstances : parfois dans un sens, parfois dans un autre, sans que jamais aucun des deux extrêmes ne puisse l’emporter totalement.

Certes, il faut admettre que la place de la ‘houmra au sein de la vie religieuse était moins importante pendant la période classique qu’elle ne l’est de nos jours. Et la période moderne fut le théâtre d’un autre changement d’envergure : celui de l’embrigadement de la ‘houmra au sein d’idéologies complexes et parfois revendicatives. La partie suivante de notre billet aura pour but de jeter une nouvelle lumière sur ces phénomènes complexes et absolument passionnants.

2. La ‘houmra moderne : trois exemples de créativité rabbinique.

 

Fast forward jusqu’au 18eme siècle ; c’est sur cette vaste toile de fond, celle des profonds bouleversements que l’ère moderne apporta au sein de la vie juive traditionnelle, que la ‘houmra fut littéralement réinventée par certains des plus grands penseurs juifs des dernières générations. Voici 3 remarquables exemples, parmi d’autres, d’un phénomène intrigant.

a) La ‘houmra identitaire du ‘Hatam Sofer.

Le ‘Hatam Sofer[10] est généralement considéré comme le père fondateur de l’orthodoxie juive, essentiellement parce qu’il fut le premier à saisir l’ampleur des nouveaux défis posés par la modernité et à leur articuler une réponse systématique et cohérente[11]. Son approche, souvent résumée par le slogan חדש אסור מן התורה (« tout ce qui est nouveau est interdit par la Torah »), visait à renforcer les murailles culturelles et religieuses protégeant la tradition ancestrale. Cherchant à protéger le monde juif traditionnel de toute influence extérieure pernicieuse, le ‘Hatam Sofer s’opposait fermement à tout changement dans la pratique religieuse. Sans surprise, il gagna rapidement la réputation d’être un décisionnaire particulièrement strict (ma’hmir).

Mais un changement initié par le ‘Hatam Sofer eut une portée immense (et à notre sens absolument catastrophique) sur le développement de la halakha ashkénaze. Constatant qu’une très grande partie du peuple juif choisissait la voie de l’assimilation ou de la réforme, le ‘Hatam Sofer prit une décision capitale : celle de considérer les brebis galeuses qu’étaient les juifs non religieux comme des cas désespérés, à jamais perdus pour le peuple juif, et sur lesquels il ne fallait plus compter:

« Si leur sort était livré en nos mains, mon opinion serait de les séparer de nous, de ne pas donner nos filles en mariage à leurs fils ou inversement, afin que nous ne soyons pas entraînés à leur suite ; et que leur assemblée soit [rejetée] comme l’assemblée de Tsadok et Baytoss, ‘Anan et Chaoul – nous de notre côté et eux du leur »[12].

Cette position de rejet, défendue systématiquement par le ‘Hatam Sofer, eut pour effet que la halakha ashkénaze ne se préoccupait désormais plus de trancher la loi en fonction des besoins du peuple juif dans son ensemble, mais en fonction des intérêts purement survivalistes du seul segment orthodoxe[13]. En somme, il s’agissait de protéger les gardiens de la tradition, et de vouer les autres – la majorité du peuple ! – aux gémonies.

Dans ce contexte, la ‘houmra fut investie par le ‘Hatam Sofer d’une nouvelle fonction, inconnue des générations précédentes : elle devenait un outil essentiel dans le renforcement identitaire de la petite minorité encore fidèle à la Tradition ancestrale, et permettait d’élever des murs intellectuels de plus en plus élevés entre les bons juifs (orthodoxes) et les mauvais (non-orthodoxes).

Etre ma’hmir devenait, dans cette logique, une valeur positive en tant que telle, laquelle était bien moins dépendante des simples considérations halakhiques qu’elle n’était enchâssée au sein d’un vaste édifice intellectuel. En d’autres termes, la ‘houmra quittait ainsi le pur champ du débat halakhique pour assumer une valeur proprement idéologique:

« Il est écrit dans le ‘Hovot Ha-Levavot[14] que les premiers hommes pieux se séparaient de 70 manières de ce qui est permis plutôt que de toucher une seule fois à un interdit ; les barrières de protection devenaient pour eux comme la Torah elle-même, et ils érigeaient des barrières pour protéger les barrières : après s’être habitués à une barrière, ils en faisaient une autre encore, et ainsi de suite (…) »[15].

 

La ‘houmra identitaire, dont le but est de protéger le Judaïsme orthodoxe de toute érosion provenant du monde extérieur : tel est l’héritage du ‘Hatam Sofer, et il continue d’influencer l’évolution de l’orthodoxie contemporaine, surtout dans les cercles hareidis.

b) la ‘houmra mystique : le « Bnei Yisaschar ».

  1. Tsvi Elimelekh de Dinov[16], un grand maître ‘hassidique, fut également un décisionnaire halakhique de tout premier plan. Ses écrits juridiques ayant malheureusement été perdus, c’est dans ses œuvres ‘hassidiques que l’on trouve une exposition de sa vision innovatrice de la ‘houmra : pour R. Tsvi Elimelekh, l’approche stricte de la loi exprime le haut degré spirituel d’une personne.

Mais sa vision de la ‘houmra, tout empreinte de mystique lourianique, est complexe et nuancée ; pour lui, toutes les ‘houmrot ne sont pas bonnes à prendre – au contraire, la ‘houmra provenant d’un doute (cf. ci-dessus) est à rejeter catégoriquement :

« Celui qui a pour habitude, dans ce monde-ci, de trouver des koulot basées sur la Torah, son sort sera enviable dans le monde futur ; en effet, il a tranché la halakha de manière souple mais selon la vérité de la Torah, à l’opposé de celui qui craint le Ciel sans avoir suffisamment appris et qui est strict par défaut »[17].

Cette position semble à première vue paradoxale ; l’auteur critique ici ceux qui sont stricts du fait de leurs faibles connaissances en Torah : s’ils étudiaient plus, ils pourraient découvrir la vérité de la loi divine et trancher de manière souple. Dans cette optique, la ‘houmra par doute (ci-dessus) se révèle être en réalité, et contrairement à notre perception initiale, un allègement du fardeau spirituel porté par le juif religieux. L’attitude correcte face au doute n’est pas d’être ma’hmir par paresse, mais d’intensifier son étude de la Torah afin de clarifier définitivement la loi.

Quelles sont alors, pour R. Tsvi Elimelekh, les bonnes ‘houmrot ? Réponse : celles qui expriment l’attachement du peuple juif aux commandements divins et qui reflètent le haut degré spirituel de ceux qui les accomplissent :

« Sache, mon ami, que tout ceci n’est pas vain, et ne conclus pas à son inutilité ; réfléchis au contraire que toutes les ‘houmrot et pratiques ‘hassidiques sont nécessaires à l’âme juive afin d’accepter pleinement la souveraineté divine ; car le but des mitsvot est d’illuminer spirituellement les différentes parties de l’âme, et si une mitsva est accomplie selon la loi stricte, alors la lumière spirituelle sera également limitée aux contours de l’ustensile (keli) ; mais celui qui suit la ‘hassidoute, qui fait des ‘houmrot, ne s’en tient pas aux limites de la loi, et la lumière spirituelle débordera hors de l’ustensile. Et plus un homme fait attention aux petits détails de la loi et augmente les ‘houmrot, plus il intensifie la lumière spirituelle »[18].

Il faut donc distinguer, pour R. Tsvi Elimelekh de Dinov, entre différentes catégories de ‘houmrot : celles qui proviennent d’une ignorance sont à proscrire, alors que celles qui proviennent d’une volonté de mieux servir Dieu sont l’expression d’une spiritualité authentique et remplissent un rôle mystique / ésotérique particulièrement important. La ‘houmra mystique du Bnei Yisaschar est une forme d’engagement supplémentaire qui emmène le fidèle au-delà des contours limitatifs de la halakha afin de le porter vers les plus hauts sommets de l’expérience religieuse.

c) La ‘houmra misanthrope : Novardok.

Au cours du 19eme siècle, le mouvement lithuanien du Moussar insuffla une vie spirituelle nouvelle aux communautés juives d’Europe de l’Est. Mais ce mouvement se subdivisa bientôt en différentes écoles, dont celles de Slobodka et de Novardok, aux enseignements diamétralement opposés.

Louis Jacobs résumait ainsi l’opposition entre Novardok et Slobodka : « A Slobodka on enseignait : l’homme est tellement grand, comment peut-il fauter ? A Novardok on enseignait : l’homme est tellement petit, comment ose-il fauter ? ». Novardok était une école de pensée éthique dont la pensée misanthrope se basait sur une profonde méfiance à l’égard de la nature de l’homme, laquelle était perçue comme irrémédiablement faible.

Si, pour Novardok, la nature matérielle de l’homme etait mauvaise et l’empêchait de s’élever spirituellement, le remède, amer mais nécessaire, semblait clair : il fallait briser cette matérialité bestiale, via des rituels initiatiques particulièrement sévères, des humiliations publiques, une renonciation totale aux biens de ce monde afin d’acquérir la confiance en Dieu, et d’autres pratiques de renonciation aux besoins du corps.

Sous l’impulsion de son fondateur, r. Yossef Yozel Horowitz[19], Novardok devint un mouvement ascétique extrême dans lequel la ‘houmra jouait un rôle particulièrement important:

« Si l’homme était attiré, de par sa nature, vers une vie élevée faite de spiritualité, il lui suffirait de suivre le Talmud et les décisionnaires ; mais la matérialité et le corps entraînent absolument tout vers le bas, même le plus sophistiqué des étudiants en Torah. Un érudit risque toujours de glisser vers le bas et d’utiliser son étude pour trouver des permissions à l’expression de ses plus vils instincts. En conséquence, au moment où le ver de la tentation ronge l’homme, il n’existe qu’une seule échappatoire : enlever tous ses vêtements, se mettre à nu[20], et étudier le Moussar.

 

Seul celui qui s’adonne profondément à l’introspection est capable d’affirmer si son action est faite pour servir Dieu ou bien dans un but intéressé. L’intérêt personnel sait prétexter des textes talmudiques et rabbiniques afin d’affirmer : C’est permis ! Vraiment permis ! »[21].

L’homme court éperdument après les illusions du mauvais penchant, il se révèle foncièrement incapable de résister à ses pulsions, et même la Torah est insuffisante à le sauver car elle est trop facilement pervertie. La seule solution pour Novardok ? Aller à l’extrême inverse, et adopter la ‘houmra et l’ascétisme comme des idéaux religieux.

« Etant donné que la nature humaine est de transformer un interdit évident en un interdit possible (à cause des tromperies de ce monde-ci), et de voir une action définitivement permise au lieu d’un possible interdit, la seule option d’arriver à la vérité est d’aller à l’extrême inverse (…), de ne pas compter sur sa propre faculté de raisonner de peur qu’elle ne soit biaisée, et d’augmenter le nombre des ‘houmrot, jusqu’à ce ressentir dans son âme qu’aucun effort n’a été épargné, et que l’on s’est effacé complètement – c’est seulement à ce moment-là qu’un être humain a rempli son devoir spirituel »[22].

Dans cette vision désabusée de la nature humaine, la ‘houmra est la seule planche de salut pour ceux qui sont épris de vérité et de spiritualité. Il faut aller au bout de l’extrême, afin de sauver le simple nécessaire.

Point intermédiaire : nous avons vu que la ‘houmra moderne est une variation de son ancêtre prémoderne. Elle est désormais intégrée au sein d’un édifice intellectuel plus complet, dont les ramifications idéologiques touchent à la place de l’homme dans le monde et à la nature de son service du divin. Parmi les trois exemples donnés, le premier (‘Hatam Sofer) et le dernier (Novardok) présentent peu d’attraits pour une approche orthodoxe ouverte, du fait de leur rapport essentiellement négatif au monde extérieur ainsi que des indéniables excès constatés en pratique. L’exemple intermédiaire (Bnei Yisaschar) semble plus prometteur.

Examinons maintenant quelles leçons importantes notre étude de la ‘houmra au fil des âges nous aura permis de dégager pour l’orthodoxie moderne.

III. La ‘houmra modern-orthodoxe : un concept moins paradoxal qu’il n’y paraît.

 

A mon sens, l’orthodoxie moderne, autodéfinie comme un mouvement respectueux de la halakha, ne saurait faire l’impasse sur la ‘houmra. Encore faut-il, naturellement, définir les contours de son application, éviter la nocive inflation normative que l’on constate parfois ailleurs, et articuler une vision idéologique dans laquelle elle doit trouver une place appropriée.

  1. Vouloir enlever la ‘houmra, c’est dénaturer la halakha: ainsi que nous l’avons vu, la ‘houmra a toujours fait intrinsèquement partie du système halakhique. Elle a toujours existé, à toutes les époques, quand bien même ses fonctions ont beaucoup évolué avec l’avènement de la modernité. Elle n’est pas une invention du monde ultra-orthodoxe, même si ce dernier a fait preuve de beaucoup d’inventivité, et souvent d’excès, à son égard (en particulier depuis la création de l’Etat d’Israël).

 2. ‘Houmra et Koula entretiennent un complexe équilibre interne: même les poskim les plus stricts (dont certains sont mentionnés ci-dessus) tranchaient parfois de manière flexible. ‘Houmra et koula sont toutes deux essentielles au processus halakhique, et c’est leur articulation respective qui caractérise l’approche d’un décisionnaire ou d’une école de pensée.

Si l’ouverture de l’orthodoxie moderne entraîne une approche mekilah sur certaines questions contemporaines, il faut alors opérer ailleurs un équilibrage dans le sens de la ‘houmra ; faute de quoi, on tombe dans ce que j’appelle « l’approche fiscale de la religion », dans laquelle, comme pour payer les impôts, le but implicite est de toujours s’acquitter de ses obligations de la manière la plus minimale qui soit. Or, le « dati light » est à mon sens une simple forme de dilution du religieux, pas une vraie confrontation, honnête et sincère, avec le monde extérieur.

Une telle forme de ‘houmra pourra par exemple porter sur les mitsvot interpersonnelles (bein adam la’havero) – le Rav Daniel Sperber a récemment écrit à ce sujet un livre important[23]. A mon sens, une grande marge de manœuvre doit ici être laissée à chaque individu afin de lui permettre de donner libre expression à son propre système de valeurs, et de concrétiser sa propre nuance de religiosité ouverte mais engagée. Avec une limite : une ‘houmra ne doit engager que la personne qui la pratique, et ne pas alourdir la vie de ses proches (conjoint, enfants).

 3. De nos jours, la ‘houmra a des répercussions idéologiques: il est légitime de critiquer les approches du ‘Hatam Sofer et de Novardok, mais à un niveau plus abstrait, il est difficile de faire l’impasse sur la nécessité contemporaine de comprendre la ‘houmra au sein d’une vaste vision idéologique / théologique. En d’autres termes, la ‘houmra modern-orthodoxe doit être tout à la fois le produit d’une Weltanschauung sophistiquée et contribuer à dresser les contours de cette dernière.

 

Articuler une telle philosophie religieuse est une tâche pour une autre fois (de nombreuses possibilités sont ici envisageables)[24]. Mais je voudrais souligner que la vision ‘hassidique de R. Tsvi Elimelekh de Dinov, sans nécessairement qu’on en importe tout le bagage kabbalistique attenant, peut ici fournir un élément utile: la ‘houmra comme une forme supérieure de service divin, élevant l’homme et conférant un supplément de sens à sa pratique.

Finalement, je veux noter que, perçue à travers le prisme d’une vision religieuse, une même pratique peut être classée alternativement comme ‘houmra ou comme koula. Pour illustrer rapidement ce point, prenons l’exemple des changements récents opérés, dans certains segments de l’orthodoxie moderne, afin de permettre une participation accrue des femmes dans la vie cultuelle. On peut certainement voir ces évolutions comme une concession octroyée à des valeurs occidentales modernes (égalité, féminisme, …) – donc, comme des allègements ou un recul de la halakha face à des nouvelles exigences morales. Mais on pourrait tout aussi facilement les envisager, au contraire, comme des ‘houmrot – à condition d’identifier, au sein du système halakhique, les valeurs essentielles au nom desquelles la loi est modifiée, et dont le poids est « alourdi ». Il y a ici un nécessaire travail de traduction des revendications féministes en termes traditionnels (halakhiques ou aggadiques), travail qui n’est, à mon grand regret, quasiment jamais effectué.

 

* * * * *

Avec tous mes vœux aux lecteurs du blog pour un gmar ‘hatima tova, et une excellente année 5776 pour toutes et tous !

 

Notes :

[1] Ce billet se base très largement sur un article publié par le prof. B. Brown :

בנימין בראון, החמרה: חמישה טיפוסים מן העת החדשה, דיני ישראל כ-כא (תש »ס – תשס »א), עמ’ 123 – 237.

Je recommande chaudement aux lecteurs intéressés de lire les 125 pages de l’article original, lequel est (sans surprise) beaucoup plus détaillé que mon billet. L’article examine de nombreuses sources supplémentaires, il consacre plus d’espace à leur analyse, et sa typologie des différents types de ‘houmrot est plus large (5 exemples modernes, dont je n’ai repris ici, pour des raisons de place, que les 3 les plus parlants).

[2] Voyez l’entier du texte de la Michna Edouyot 1 :3:

נשאל לחכם וטמא לו לא ישאל לחכם אחר. היו שנים, אחד אוסר ואחד מתיר, אחד מטמא ואחד מטהר, אם יש חכם אחר נשאלין לו, ואם לאו הולכין אחר המחמיר. ר »י בן קרחה אומר: דבר מדברי תורה הולכין אחר המחמיר. מדברי סופרים הולכין אחר המיקל.

La règle amoraique est légèrement différente – comparez ce qui précède aux enseignements figurant dans Beitza 3b et Chabbat 34a.

[3] La problématique de l’utilisation de l’électricité pendant le chabbat est bien plus complexe que ne le suggère cette présentation simplifiée pour les besoins de l’argumentation. En pratique, la halakha suit largement l’opinion du ‘Hazon Ish, lequel considère que l’utilisation de l’électricité pendant chabbat est interdite par la Torah (boneh), mais les rabbins s’appuient parfois, en fonction des circonstances, sur des opinions plus souples.

[4] Pour de plus amples développements sur ce point, voir le dernier livre de Moshe Halbertal, On Sacrifice, Princeton University Press, 2012.

[5] Ketoubot 84a, Yebamot 36b, etc.

[6] Michna ‘Houlin 8:4; Choul’han Aroukh Yoreh Deah 87:3.

[7] On pensera ici notamment à l’expression:כח דהיתרא עדיף , parmi d’autres.

[8] Chabbat 23a.

[9] Chabbat 129a.

[10] Rav Moshe Sofer, 1762-1839.

[11] On trouve des réponses à des problèmes modernes dans des responsa antérieurs, comme par exemple chez le « Nodah Biyehoudah », mais les réponses sont donnés de manière ponctuelle et sans la vision d’ensemble qui caractérise, pour la première fois, les écrits du ‘Hatam Sofer.

[12] Chou”t ‘Hatam Sofer 6:86.

[13] La psika ashkénaze prémoderne, et pratiquement TOUTE la psika séfarade même contemporaine, identifiait son public-cible comme le peuple juif dans son ensemble, et pas seulement comme les juifs religieux, gardiens de la halakha. Une telle position existe encore dans la halakha ashkénaze moderne, mais elle est bien plus rare.

[14] Les « Devoirs du Cœur », un livre de la première moitié du 11eme siècle, dont l’auteur était le rabbin et philosophe andalou Bahya Ibn Paquda.

[15] Drachot du ‘Hatam Sofer, parachat A’harei Mot. Ma traduction n’est pas complètement littérale afin d’être plus facilement lisible en français.

[16] 1783-1841 ; plus connu sous le nom de son livre éponyme, le “Bnei Yisaschar”.

[17] Bnei Yisaschar, edition Toldot Aaron, Jerusalem 5750, page 173.

[18] Ibid p. 42. Je n’explicite pas ici les concepts lourianiques utilisés par le Bnei Yisaschar (or makkif, keli, …).

[19] 1848-1920. Connu sous l’appellation affectueuse / respectueuse: “le Vieux de Novardok”.

[20] L’intention ici est vraisemblablement allégorique – il faut renoncer aux vaines prétentions de ce monde qui faussent notre vision.

[21] Tsema’h Atlas, Tel Aviv 5758, p. 392.

[22] Madregat Ha-Adam, volume 2 p. 213.

[23] Daniel Sperber, On the relationship of Mitzvot between Man and his Neighbor and Man and his Maker, Urim Publications, 2014.

[24] J’espère sincèrement avoir l’occasion de proposer dans le futur quelques idées personnelles, sur le blog ou ailleurs.

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