Orthodoxie et tolérance sont-elles compatibles ? Par Emmanuel Bloch

Originaire de Colmar en Alsace, Emmanuel Bloch a fait des études de droit et d’économie en Suisse, où il a travaillé, par la suite, en tant qu’avocat. Il a étudié à la yechiva de Ohr Somayach, aux Etats-Unis, puis au kollel de Genève. Il suit aujourd’hui un programme de Masters en philosophie juive (Machshevet Israel) à l’Université Hébraïque, et prévoit de se spécialiser en philosophie de la Halakha.(source : cheela.org)

Repondeur sur le site de questions/réponses juives cheela.org, Emmanuel est aussi un lecteur régulier du blog. Malgré son emploi du temps serré, Emmanuel nous fait l’honneur d’un guest post passionnant – comme toujours. Ses anciens posts sont disponibles dans la catégorie « les Billets d’Emmanuel Bloch« .

 

 

Dans ce billet, je voudrais examiner la question suivante : la foi juive orthodoxe est-elle compatible avec l’idée de tolérance ?

A priori, l’orthodoxie implique une foi. Le juif orthodoxe croit en un certain nombre de vérités axiomatiques, dont le nombre et le contenu peuvent changer d’un sous-groupe à l’autre, mais qui contiennent a minimales idées suivantes : l’existence de Dieu, l’unicité de Dieu, la Révélation de la Torah, l’avènement futur de l’Ere Messianique, l’importance des mitsvot, et d’autres encore1.

Aux yeux de l’orthodoxie, ces vérités religieuses sont des « Vérités » avec un « V » majuscule : elles sont absolument vraies. Pour un juif orthodoxe, l’athée qui ne croit pas en Dieu, le Chrétien qui admet la doctrine de la Trinité, l’archéologue qui rejette (faute de preuves sur le terrain) qu’un Exode massif ait pu avoir lieu il y a 3300 ans, etc., se trompent, purement et simplement.

Dès lors, il nous faut poser la question de l’attitude qu’un juif orthodoxe est censé adopter face à ceux qui professent des idées hétérodoxes ou hérétiques. Faut-il chercher à les détromper ? Leur faire subir des discriminations ? Ou bien, les ignorer ? Ou encore, les respecter ?

Je voudrais argumenter ici que l’idée de tolérance est non seulement parfaitement compatible avec la Torah, mais qu’elle trouve même appui dans un grand nombre de sources juives authentiques. Toutefois, sous peine de tomber dans l’apologétique, il me faut préciser d’emblée que de nombreuses idées intolérantes (voire parfaitement racistes) peuvent également être trouvées dans nos textes consacrés, et j’espère me confronter à cet écueil dans un prochain billet. Dans ce premier volet, je voudrais tout d’abord examiner quelques-uns des arguments juifs en faveur de la tolérance.

Le concept de « tolérance » a une histoire riche et complexe ; pour certains, c’est une philosophie politique (« l’Etat n’a pas à s’occuper des croyances de ses citoyens » – idée défendue notamment par Spinoza dans son Traité Théologico-Politique) ; d’autres y arrivent en suivant une position sceptique jusqu’à sa logique ultime (« puisqu’on ne pourra jamais prouver définitivement quelle religion a raison, pourquoi en préférer l’une par rapport aux autres ? »). Et d’autres positions et arguments existent encore2.

Par souci de simplification, je vais distinguer un peu grossièrement entre deux concepts voisins, que j’appellerai « tolérance » et « pluralisme ». La tolérance, dans ce sens plus restreint, c’est admettre que l’autre a le droit d’avoir tort ; une personne, même si elle est persuadée d’avoir raison et de détenir la vérité, reconnait qu’un tiers a le droit de penser et d’agir différemment (et donc de se tromper). Le pluralismeva plus loin ; une personne est pluraliste lorsqu’elle estime que les divergences d’opinions ont une valeur intrinsèque ; le pluraliste, soit qu’il doute de l’existence d’une vérité unique, soit simplement de sa capacité à la découvrir, s’estime heureux que d’autres pensent différemment de lui, il n’y voit pas une erreur supportable mais un enrichissement culturel. C’est toute la différence, par exemple, entre les philosophes John Locke (A Letter concerning Toleration, disponible ici :http://www.constitution.org/jl/tolerati.htm) et Isaiah Berlin (Four Essays on Liberty).

Le Judaïsme orthodoxe ne s’accommode qu’assez mal du pluralisme. Certes, le concept de מחלוקת (dispute entre Sages) a parfois été compris comme permettant la coexistence de plusieurs opinions légitimes, toutes « vraies » et parfaitement défendables3 ; pour autant, cela ne signifie encore pas que n’importe quelle idéesoit acceptable. En d’autres termes, il est possible que les opinions conflictuelles de rabbi Akiba et rabbi Yichmael, lorsque ces derniers sont en discussion sur un point précis de la loi, représentent deux facettes d’une Vérité supérieure ; par contre, des opinions réellement hérétiques ne peuvent être considérées autrement que comme fausses4.

Par contre, le Judaïsme orthodoxe est parfaitement compatible avec l’idée de tolérance au sens restreint, c’est-à-dire avec l’opinion selon laquelle une personne a le droit de penser et d’agir différemment. C’est même, selon toute vraisemblance, la position préconisée par la Torah – voyons maintenant pourquoi.

  1. Il est impossible de forcer quelqu’un à croire. On peut certes contraindre une personne, en employant la force physique ou en exerçant une pression mentale, à agir d’une manière donnée. Mais on ne peut jamais la forcer à croire en une idée, à être convaincu d’un argument, etc. Le for intérieur ne se commande pas.

Dans les sources juives, cet argument est apparu à différentes reprises ; il a notamment été utilisé à l’encontre du Rambam, lequel a codifié, dans la liste des 613 mitsvot établie dans le Sefer haMitsvot, une obligation de croire en l’existence de Dieu. Faux ! S’exclamèrent les critiques (comme par exemple r. ‘Hasday Crescas dans son livre Or Adonay), il est impossible que la Torah contienne un commandement de croire en Dieu, une telle chose ne se contrôle tout simplement pas. La foi n’est pas un choix de l’homme, pour qu’elle puisse se commander5.

  1. Une action n’a de sens religieux que si elle est accomplie volontairement. En employant la force physique, on peut certes forcer quelqu’un à accomplir une action qui ressemble extérieurement à une mitsva (par exemple, mettre les tefillin), mais ce comportement ne saurait avoir la moindre valeur religieuse tant que la personne n’adhère pas intérieurement à l’accomplissement de la mitsva6. Ce consentement intérieur est toute la différence entre une gesticulation forcée et un acte religieux.

Cette idée est fondamentalement juive. A toutes les époques, on retrouve des textes insistant sur le fait que l’homme est libre de choisir entre le bien et le mal, ainsi que des réflexions sur l’importance de ce libre-arbitre. Voyez par exemple le verset de Devarim 30:19, ou la Michna des Pirkei Avot 3:19. Dieu n’a pas besoin de robots, entend-on souvent ; il veut des hommes, soit des créatures qui peuvent librement choisir entre le bien et le mal, et qui de ce fait peuvent accomplir des actes religieux – des mitsvot7.

  1. Il n’est pas nécessaire d’être Juif pour avoir droit au monde futur. L’adage de Saint Cyprien de Carthage, selon lequel « hors de l’Eglise, point de salut », n’a pas d’équivalent juif. Les « Justes parmi les Nations », c’est-à-dire les non-Juifs qui respectent les 7 commandements des descendants de Noah, ont droit au monde futur, tout comme les Juifs (Rambam, Michneh Torah, Hilkhot Techouva 3:13 et Hilkhot Melakhim 8 :118).

Le Judaïsme n’est pas donc pas la seule voie pour servir Dieu, pour un non-Juif tout du moins. La foi juive et la pratique des mitsvot ont un aspect particulariste : elles ne concernent que les Juifs. Des autres peuples, Dieu a d’autres attentes.

Ces trois arguments militent fortement en faveur de la tolérance religieuse : s’il est impossible de contraindre une personne à croire ou à accomplir une mitsva contre son gré, alors la seule alternative intelligente est de laisser chaque personne penser et agir comme elle l’entend. Cela n’empêche pas le juif orthodoxe de considérer une croyance donnée comme erronée, ou un comportement spécifique comme fautif. Mais il ne peut rien y faire, alors autant l’accepter. Et les non-Juifs sont de toute manière tenus à d’autres standards.

Ainsi, le juif orthodoxe faisant face à l’Autre (qu’il soit non-orthodoxe ou non-juif) se doit d’adopter une attitude faite de tolérance religieuse. Dans cette optique, être intolérant ne revient pas à démontrer un zèle religieux pour le respect de la parole divine, mais simplement à faire preuve d’obscurantisme.

(Le prochain billet portera sur le thème : le non-Juif est-il vraiment un homme ???)

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1 La question de savoir quel est le « credo » juif minimal a fait écouler énormément d’encre, et je préfère ne pas entrer dans ce débat ici. Pour quelques livres récents sur le sujet, voyez par exemple Louis Jacobs, Beyond Reasonable Doubt, Littman Library of Jewish Civilization, London 2004 ; Marc Shapiro, the Limits of Orthodox Theology, Littman Library of Jewish Civilization, London 2004 ; Menachem Kellner, Must a Jew Believe Anything?, Littman Library of Jewish Civilization, London 2006 ; ainsi que ce très intéressant billet: http://lemondejuif.blogspot.com/ 2011/09/en-quoi-un-juif-doit-il-croire-limits.html
Il me faut également signaler que certains penseurs juifs, comme Moise Mendelssohn, étaient orthopraxes : pour eux, l’essence du Judaïsme n’est pas une doctrine mais une pratique – le respect des mitsvot. Pour les orthopraxes, en bonne logique, être religieusement tolérant ne pose pas de difficulté théorique particulière.
 
2 Voici deux références bibliographiques récentes pour ceux qui seraient curieux d’apprendre plus à ce sujet: Perez Zagorin, How the Idea of Religious Tolerance came to the West, Princeton University Press 2003 ; Michael Walzer, on Toleration, Yale University Press 1997.
 
3 Ceci fait en soi l’objet d’une discussion ; tous n’acceptent pas cette idée d’une vérité plurielle. Le Rambam, par exemple, pense que dans toute dispute talmudique, une seule opinion représente la vérité, les autres étant par définition erronées (cf. l’introduction à son Commentaire de la Michna).
Cette question, et d’autres connexes, ont été très abondamment traitées dans plusieurs livres récents, dont je ne cite ici  que les deux principaux:
אבי שגיא, אלו ואלו – משמעותה של השיח ההלכתי, הקיבוץ המאוחד, תל אביב 1996.
חנינה בן מנחם, נתן הכט, שי ווזנר, המחלוקת בהלכה, ירושלים 1991.
4 Dans les prochaines années et décennies, il sera intéressant de suivre si la philosophie postmoderne est capable de marquer de son empreinte la pensée juive orthodoxe, auquel cas nous serons éventuellement amenés à revisiter cette conclusion sur la possibilité de réconcilier le pluralisme avec l’orthodoxie.
A ce stade, l’orthodoxie postmoderne est encore largement à créer. En Israël, certains universitaires religieux se penchent sur le sujet dans leurs écrits (Chalom Rosenberg, Tamar Ross, …). Parmi les rabbins, il faut notamment signaler le rav Chimon Gershon Rosenberg (הרב שג »ר) z »l, dont les ouvrages explorent les ouvertures que la philosophie postmoderne offre au Judaïsme religieux. Ainsi, l’un de ses livres (lien :http://he.wikipedia.org/wiki/%D7%9B%D7%9C%D7%99%D7%9D_%D7%A9%D7%91%D7%95%D7%A8%D7%99%D7%9D) identifie le concept kabbalistique de la « brisure des vases » à l’idée postmoderne de la « déconstruction », faisant ainsi se rencontrer, par-delà les siècles, le Arizal et Jacques Derrida. Dans cette optique, la Vérité n’est plus universelle et objective, mais personnelle et relative. Le Juif orthodoxe a « sa » vérité, le Chrétien dispose de la sienne, ainsi que le Musulman, l’Athée, etc.
 
5 La position des critiques semble fondée. Quelle pourrait être la réponse du Rambam ? En vérité, il semble que la position maimonidienne a été mal comprise à la base. Dans la version arabe du Sefer haMitsvot, qui est la version originale puisque le livre a été rédigé dans cette langue, Maimonide ne parle aucunement d’une mitsva de croire, mais d’une mitsva de savoir que Dieu existe. Un savoir est très différence d’une croyance : il peut être prouvé. Fidèle à la position des philosophes du Moyen Age, le Rambam pensait que l’existence de Dieu pouvait être logiquement démontrée (cf. le début de la 2ème partie du Guide des Egarés pour des exemples de « preuves »). Une erreur de traduction a apparemment été commise dans la transition de l’arabe à l’hébreu, et ‘Hasday Crescas réagit à la version traduite en hébreu de Ibn Tibbon, erronée sur ce point.
 
6 Ceci est différent de la discussion halakhique classique sur la nécessité d’une intention positive – מצוות צריכות כוונה או לא ? -, car dans notre hypothèse, la personne étant complètement forcée, son intention est en fait purement négative : il s’oppose à l’accomplissement de la mitsva.
 
7 Pour la curiosité, je note que l’examen des manuscrits de la Mer Morte a démontré que la secte de Qumran était déterministe. Plus près de nous, ce fut aussi le cas de r. ‘Hasday Crescas (Espagne, 14ème siècle). Ce sont là de rares exceptions qui confirment la règle ; je ne connais aucun autre cas de déterminisme dans la très longue histoire de la pensée juive.
 

8 Cette dernière halakha a suscité plusieurs discussions devenues classiques, et a été le sujet d’une correspondance passionnante entre Moise Mendelssohn et le r. Yaakov Emden (Yaavets) ; par souci de concision, je préfère ne pas les traiter dans le cadre de ce billet.

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