Parachat Miketz : quand Dieu s’éclipse de l’Histoire

Le Blog Modern Orthodox est heureux de continuer son projet « parashat hashavoua » qui propose des commentaires de la parasha écrits par des intellectuel/le/s de différents horizons.

Yossef : un jeune éphèbe non exempt de vanité personnelle ; un doux rêveur vendu comme esclave par ses frères, et qui devient, par un extraordinaire tour du destin, le vice-roi de l’Egypte, avant de finalement sauver son pays d’adoption (et sa famille) de la famine. Si l’histoire est plus que connue, bien peu de lecteurs se rendent compte des ruptures fondamentales que le récit de Yossef introduit, tant sur le fond que sur la forme, par rapport au reste de la Genèse.

L’idée peut surprendre mais elle se fonde sur des observations difficilement contestables : d’un point de vue stylistique, les différences entre le début de Bereichit (la Création du Monde, les récits du Déluge et de la Tour de Babel, les vies des trois Patriarches) et l’histoire de Yossef sautent aux yeux – à tel point que l’on pourrait légitimement estimer se trouver en présence de deux créations littéraires très différentes.

Mentionnons l’exemple le plus évident : Dieu. Où donc se trouve Dieu dans le récit de Yossef ? Dans les 36 premiers chapitres de la Torah, il est évident que Hashem se manifeste constamment, que ce soit par des miracles ou par des révélations privées : Dieu crée le Monde, cause le Déluge, détruit Sodome et Gomorrhe, etc. ; Dieu parle à Adam, à Noah, à Abraham, Yitz’hak et Yaakov ; Dieu communique même avec des personnages bien peu recommandables tels que Lavan et Avimelekh.

Mais, dans tout le récit de Yossef, qui occupe finalement un bon tiers de la Genèse (!), il n’est curieusement pas fait mention d’un seul miracle, fût-il mineur ; et Dieu ne parle pas une seule fois avec Yossef, ou d’ailleurs avec un autre protagoniste de l’intrigue.

Force est de constater que l’histoire de Yossef est complètement et étonnamment naturaliste. Le grand absent du récit de Yossef ? La divinité, bien sûr.

Les commentateurs classiques n’éludent certes pas la question, et soulignent (comme ils le font également dans la Meguilat Esther) que la présence divine se manifeste ici « en coulisses » : ainsi, si les frères décident de vendre Yossef, cette décision fait ultimement partie du plan divin permettant de sauver, des années plus tard, ce proto-peuple juif qu’est alors la famille de Yaakov, laquelle est menacée par la grave famine sévissant en terre de Canaan. Dans cette optique, la présence divine avance en réalité incognito, sous forme d’une influence masquée, dans tout le récit de Yossef.

Quels que soient les mérites de cette approche, nous souhaitons suggérer ici une alternative ; en combinant des éléments provenant des deux grands héritages du judaïsme ashkénaze est-européen (le monde lithuanien et le monde ‘hassidique), nous proposons d’examiner brièvement les dilemmes particuliers d’un être humain contraint, ensuite du retrait apparent de l’Histoire opéré par la divinité, d’assumer son propre destin.

La Paracha de Miketz s’ouvre par le fameux verset (41:1) : « וַיְהִי מִקֵּץ שְׁנָתַיִם יָמִים – et il arriva, au bout de deux ans, que Pharaon rêva ». Immédiatement, le Midrash (Bereichit Rabba 89:3) relève le problème évident dans le texte : pourquoi le texte doit-il préciser qu’un intervalle de temps de 2 ans s’est écoulé depuis les événements relatés à la fin de la paracha précédente? Et le Midrash de répondre de manière pour le moins surprenante : Yossef fut obligé de demeurer deux années supplémentaires en captivité, car il avait commis la grave erreur de demander l’aide du maître-échanson (40:14). Pour avoir prononcé deux paroles (« זכרתני והזכרתני : rappelle-moi et mentionne-moi ») et avoir brièvement plaidé en faveur de sa propre délivrance, deux années furent ajoutées à la durée de sa détention – au tarif officiel, certes quelque peu prohibitif, d’une année par mot.

Le message proposé par ce texte midrashique semble extrêmement curieux. Un être humain ne doit-il pas tout tenter pour s’extirper d’un mauvais pas ? Où est la justice dans la « rallonge de peine » infligée à Yossef ? Après tout, s’il y a bien une leçon que Yossef a dû internaliser dans toute son existence, n’est-ce pas l’idée que Dieu ne va jamais intervenir pour le tirer d’affaire ? Pour preuve : aucun deus ex machina n’a empêché sa vente comme esclave ou sa fausse accusation par la femme de Potiphar. N’est-il pas naturel que Yossef s’accroche à la moindre planche de salut potentielle?

Une tradition orale, provenant de la dynastie rabbinique lithuanienne de Brisk, suggère une réponse fascinante. On raconte que le révéré Brisker Rav (R. ‘Hayyim Soloveitchik, 1853-1918) interrogea un jour un jeune enfant du nom de Shimon Shkop (lequel devait plus tard devenir Rosh Yeshiva de la très célèbre yeshiva de Telz) ; il lui demanda ce qui se serait passé si Yossef n’avait utilisé, dans sa pétition orale adressée au maître-échanson, qu’une seule des deux expressions ? Une requête au lieu de deux – quelles conséquences ?

Avec une certaine logique mathématique, le garçonnet répondit que si deux mots correspondent à deux ans, un seul mot représente alors une durée d’un an d’emprisonnement supplémentaire. Question de proportionnalité !

Mais le Brisker Rav refusa d’accepter cette réponse ; pour une seule requête, informa-t-il son jeune étudiant, Yossef n’aurait encouru aucune peine de prison supplémentaire, car un être humain a effectivement le droit – mieux : le devoir ! – de rechercher tout moyen raisonnable pour s’extirper d’une situation problématique. En réalité, c’est par son insistance déplacée que Yossef démontra l’erreur de sa vision : à tort, il plaçait en effet sa confiance en un être de chair et de sang, et non en Dieu. Et sa deuxième requête, qui prouvait, par sa redondance inutile, la distorsion problématique de sa vision spirituelle, éclairait rétrospectivement un manque de foi déjà présent initialement dans la première requête. C’est pour cette raison, conclut le Brisker Rav, que Yossef demeura deux ans de plus en captivité.

Traduisons cette idée en termes plus contemporains : le problème n’est pas tant le refus de Yossef de rester passif face à l’adversité, en attendant que les choses s’arrangent d’elles-mêmes. Bien au contraire ! Il aurait été présomptueux, voire irresponsable, pour Yossef de refuser une opportunité qui s’offrait aussi spontanément à lui. Si donc Yossef s’est exposé aux critiques, c’est bien plutôt sous l’angle de son positionnement idéologique: son comportement manifestait une certaine rupture de l’équilibre nécessaire qui doit régner entre, d’une part, la nécessité d’être proactif dans la recherche de solutions créatives, et d’autre part le besoin d’intégrer ces actions au sein d’une plus vaste réflexion, portant sur les valeurs essentielles et principes fondamentaux que l’on veut défendre et incorporer dans sa vie.

En somme, pour importante qu’elle soit, l’action engagée ne doit jamais venir au prix d’une perte de la vision globale ou d’un renoncement à ses valeurs personnelles fondamentales: c’est la leçon que Yossef, l’homme que Dieu abandonnait à son destin, devait encore apprendre au cours de ces deux années.

Mais il y a plus. Ce billet est publié le premier jour de la fête de ‘Hanouka (25 Kislev) ; et il est notoire que cette fête est celle qui a été la plus réinterprétée de tout le calendrier juif. Pour ne donner que quelques exemples : en Israël, pour les sionistes non-religieux, ‘Hanouka symbolise la victoire militaire et la réaffirmation de l’indépendance nationale ; ailleurs, dans certains cercles orthodoxes contemporains, ‘Hanouka est la fête de la pureté de la Torah et de sa préservation de toute influence extérieure corruptrice ; dans la tradition talmudique, ‘Hanouka est une célébration de la Torah Orale ; en-dehors d’Israël, ‘Hanouka est souvent la fête des Lumières ; et ainsi de suite. Les messages que les Juifs ont découvert dans la fête de ‘Hanouka sont certainement multiples.

Dans ce même esprit, nous allons donc nous permettre de conclure ce billet par une autre idée ayant trait à la fête de ‘Hanouka, particulièrement novatrice et inattendue, et qui provient des écrits d’un des premiers Maîtres du ‘hassidisme (je l’ai entendue citer au nom du Deguel Ma’hanei Ephraïm, un petit-fils du Ba’al Chem Tov, mais je n’ai jamais réussi à localiser la source exacte malgré des recherches assez extensives dans cet ouvrage).

Le Talmud (Roch HaChana 10b) s’interroge sur la date de la création du premier homme, Adam Ha-Richon; deux réponses possibles sont fournies: selon Rabbi Eliezer, le premier être humain fut formé le premier jour du mois de Tichri (soit notre Roch Ha-Chana), alors que Rabbi Yehochoua pense au contraire qu’Adam fut créé le premier jour du mois de Nissan.

Quelques siècles plus tard, une glose de Rabbeinou Tam propose de réconcilier ces deux opinions apparemment divergentes ; selon ce commentateur (l’un des pères fondateurs de l’école des tossafistes), les deux opinions talmudiques font référence à deux étapes distinctes du processus de la création : en Tichri, le monde fut créé en pensée (be-ma’hshavah), et en Nissan il fut créé dans les faits (be-maasseh). En d’autres termes, toute action implique qu’il y ait une conceptualisation préalable, et même la Création du Monde se fait en deux étapes, ce qui se reflète dans les deux opinions talmudiques.

Retournons maintenant à notre maître ‘hassidique mystérieux, qui procède à une observation judicieuse : comme chacun sait, le processus de Création commence en réalité 6 jours avant l’apparition du premier être humain ; donc, la création du monde en pensée commence 6 jours avant le 1er Tichri, soit le 25 Eloul ; et la création du monde dans les faits commence 6 jours avant le 1er Nissan, soit le 25 Adar. Or, l’exact milieu entre ces deux dates, soit entre le 25 Eloul et le 25 Adar, se trouve être la date du 25 Kislev – soit précisément le jour de ‘Hanouka (!).

En d’autres termes, ‘Hanouka est, selon ce maître, l’exact milieu entre la pensée et l’action, entre le début qu’est la conceptualisation et la fin que représente la concrétisation. A le suivre, cette fête célèbre le juste équilibre entre ces deux pôles complémentaires qui gouvernent toutes les activités humaines.

Dès lors, nous pouvons affirmer, en guise de conclusion, que l’histoire de Yossef et la fête de ‘Hanouka peuvent être perçues comme transmettant des messages complémentaires : dans un monde d’où Dieu, parfois, s’éclipse, elles affirment toutes deux la grandeur de l’initiative humaine ; dans le même temps, elles rappellent également la nécessité de l’intégrer dans un cadre spirituel plus large.

Action et réflexion, initiative et valeurs personnelles : difficile nécessité de trouver un juste équilibre entre des exigences parfois contradictoires lorsque l’on veut vivre la religion en tant qu’adulte !

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