Messie en puissance, ou la venue possible de l’impossible messie

Plusieurs sortes de messies

Le concept du messie a connu bien des évolutions au cours des siècles de l’histoire juive. Dans la Bible, le messie n’est que le dirigeant par droit divin, celui ayant reçu l’onction (meshiha) divine. Ainsi, bien des messies ont gouverné le peuple juif, du roi Saül jusqu’à Sédécias, dernier roi de Judée. La tradition veut d’ailleurs que le verset « notre oxygène, l’oint de l’Eternel (mashia’h adonay) a été pris dans leurs fosses, Lui de qui nous disions : Nous vivrons sous son ombre parmi les nations. » (Lam. 4 :20) soit l’eulogie funèbre que prononça Jérémie lors de la mort tragique de Sédécias.

À l’époque du second Temple, les « messies » bibliques disparaissent avec la fin de la dynastie royale de la Maison de David. Apparait alors un nouveau concept, celui du messie-délivreur. Le messie n’est plus désigné explicitement par l’onction prophétique donnée au roi d’Israël mais doit au désormais se révéler, apparaître et rétablir la royauté d’Israël.

À l’instar de Gershom Sholem,[1] nous distinguerons entre l’idée d’un messie restaurateur d’un passé imaginaire et entre un messie annonciateur d’une nouvelle ère future pour l’humanité. Généralement, le messianisme juif se situe quelque part sur la frise allant d’un messie simple restaurateur au messie annonciateur et déconnecté du passé.  Ainsi, c’est dans ce contexte qu’on peut par exemple comprendre la généalogie royale qui ouvre l’Évangile selon Matthieu. Destiné à des lecteurs juifs, la messianité de Jésus n’est envisageable que si elle répond, entre autres, au critère de restauration de la lignée royale. Mais, en parallèle à cette restauration, apparait également l’annonciation de l’établissement du futur royaume de Dieu.

La venue du messie comme devoir religieux

Souffrances de l’exil obligent, on assiste au cours des deux derniers millénaires à un développement spectaculaire de l’idée messianique et tout particulièrement du messianisme annonciateur qui certes rétablira le royaume de David, mais sera avant tout celui qui apportera sur terre une ère nouvelle. Si le dogme de la venue du Messie est fort connu du public, on ignore souvent que celui-ci mit du temps à se mettre en place.

Ainsi, à l’époque talmudique on trouve encore des avis anti-messianiques, comme l’avis de Rabbi Hillel, selon lequel : « Il n’y a pas de délivreur (mashia’h) pour Israël car celui-ci est déjà venu au temps d’Ezéchias »[2].Ce n’est qu’au XIIe siècle, sous la plume du grand Maïmonide, que l’idée messianique prendra pour la première fois la forme d’un dogme. « Le 12e dogme consiste à croire que le messie viendra et à s’éloigner de la pensée que celui-ci tarde à venir. Même si cela dure, il l’attendra sans fixer de temps [à sa venue] et sans tenter de découvrir le moment de sa venue ».[3]

Malgré de fortes contestations rabbiniques contre Maïmonide,[4] sous son influence la venue du messie devient une évidence indiscutable. Malgré le frein que met Maïmonide à l’élan messianique, en interdisant de déterminer sa venue, à chaque crise juive cet espoir deviendra encore plus intense. Après l’exil des juifs d’Espagne, la Kabbale prendra enfin l’essor qu’on lui connait et avec elle les espoirs messianiques de centaines de milliers de juifs errants. Les grands pogromes qui anéantirent bien des communautés ashkénazes du XVIIe siècle, furent le terreau qui permit l’émergence du faux-messie Shabtaï Tsvi et l’échec de ce messianisme provoqua le développement du hassidisme.

Mais revenons à Maïmonide, qui fit de cet espoir une véritable obligation religieuse. Le juif religieux contemporain est-il réellement obligé de croire à la venue spectaculaire d’un messie qui, chevauchant sur son âne blanc, reconstruirait le temple et rétablirait la royauté de David ?

Au questionnement rationnel s’ajoute un questionnement théologique : N’est-il pas dangereux de trop encourager les espoirs messianiques ? Au cours des générations, ces espoirs n’ont pas été sans lourdes conséquences pour les juifs dispersés. On connait par exemple les ravages du sabbataïsme[5] auxquels il faut rajouter les nombreuses communautés apostasiant leur foi juive suite à une déception messianique, comme par exemple la conversion spectaculaire d’élèves du Gaon de Vilna au 19e siècle, déçus par les promesses erronées de leur maître.[6] À notre époque, on peut noter les dérives d’une partie du courant Loubavitch ne pouvant admettre le décès de celui qu’ils considéraient être le messie. Rajoutons aussi les dangers du messianisme politique qui guettent en permanence le jeune état hébreu et qui ne sont pas étrangers à la vague de violence actuelle où à l’assassinat du défunt Ytshaq Rabin.[7]

Le messie : y croire ou pas ?

Dans ces conditions, faut-il croire ou non à la venue du messie ?

Le philosophe Yeshayahou Leibowitz, dans une célèbre vidéo,[8] notait que selon Maïmonide, tout juif doit croire que le messie viendra mais par conséquent « Toute personne se prétendant messie ment » puisque le messie est celui qui viendra et non celui qui vient.

Je doute fort que cette lecture soit effectivement l’intention originelle de Maïmonide mais je voudrai malgré tout la développer à ma façon. Comme Leibowitz, je pense que le messie est et doit rester un concept utopique. Cependant, et peut-être à l’inverse de Leibowitz, je considère le messie comme un concept possible.

Pour illustrer mes propos, je propose de comparer le concept du messie au concept d’infini chez Aristote.[9] Le philosophe grec réfutait l’existence de l’infini en acte, tandis qu’il admettait l’infini en puissance. Un objet a une propriété en acte lorsque celle-ci est effective, et une propriété en puissance au sens d’une éventualité utopique impossible à réaliser. Ainsi, je propose de parler de messie en puissance, c’est à dire d’un messie pouvant potentiellement arriver mais dont la venue actuelle est impossible.

Mais si l’on parle de messie en puissance, encore faut-il admettre que la disposition messianique se trouve au sein même de l’humanité. Pour citer Avicenne, La puissance est définie comme étant : «toute disposition se trouvant dans une chose et étant principe de changement »[10]. Je crois que c’est là que réside la force de l’idée messianique juive : à l’instar du concept d’infini, inatteignable mais pourtant utilisable en sciences, le concept messianique est un principe théologique qui touche d’ors et déjà nos vies. Ainsi, nous cherchons une perfection morale en vue de la venue du messie, nous nous y préparons car à chaque instant la possibilité de la venue du messie existe même si sa réalité actuelle demeure impossible. Cette idée, ce concept, prend alors une forme concrète dans la vie du croyant qui façonne son action afin que celle-ci soit en accord avec cette ère messianique toujours imminente.

C’est là la grandeur du messie juif qui viendra à tout moment mais ne vient jamais. Par conséquent, moi, juif croyant, crois sincèrement à la venue du messie. J’y crois comme je crois à l’existence de l’infini mais je sais que dans les deux cas, ces concepts sont pour moi inatteignables. Pourtant, cette croyance n’est pas sans implication directe. En sciences, le concept d’infini permet de nouveaux calculs et de nouvelles découvertes bien concrètes. Dans ma vie religieuse, le messie prend lui aussi des formes bien concrètes. Je ne peux envisager un judaïsme débarrassé de l’élan spirituel incroyable qu’est le messianisme. Il est, pour paraphraser Jérémie, « l’oxygène », le souffle qui donne au judaïsme sa signification et sa vocation. À tout moment, je sais que la possibilité du messie peut se dévoiler et c’est cette possibilité qui dirige mes actes et mes pensées.

Ainsi, comme le disait Leibowitz, le messie viendra mais éloignez-vous des messies déjà présents !

Notes :

[1] Michael Löwy, « Messianisme juif et utopies libertaires en Europe centrale », Archives de sciences sociales des religions, N. 51/1, 1981, p.6.

[2] T. B. Sanhedrin 99a.

[3] Maïmonide, introduction au « perek ha’helek ».

[4] Voir Marc Shapiro, The Limits of Orthodox Theology: Maimonides’ Thirteen Principles Reappraised (Oxford : Littman Library of Jewish Civilization, 2004.

[5] Sur ce sujet voir Gershom Scholem, Sabbataï Tsevi. Le messie mystique, 1626-1676, Verdier (poche), 2008.

[6] Voir ‫ אריה מורגנשטרן, « ציפיות משיחיות לקראת שנת הת »ר (1840) », משיחיות ואסכטולוגיה, (תשמד) 343-364

[7] Voir l’excellente réponse d’Emmanuel Bloch sur cheela.org : http://www.cheela.org/mystique/75774–croit-plus-machiah-est-grave

[8] https://www.youtube.com/watch?v=Wq7xiOndJw4

[9] Aristote, Physique, III, 4-8.

[10] Avicenne, La Métaphysique du Shifā, Paris, Vrin,‎ 1978-1985, p. 282.

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