Le Mal, à qui la faute ? Par Liora Benchimol Huberman
Liora Benchimol Huberman est née à Paris en 1986. Elle habite aujourd’hui à Jérusalem avec son mari David et ses deux petites filles. Apres une licence de biotechnologie, elle obtient un master en génétique de l’institut Weizmann ou elle mène une recherche sur la théorie de l’évolution. Liora a étudié à la midreshet Lindenbaum puis, depuis 2012, au beit midrash Matan de Jérusalem, dans le programme Metivta, ou elle étudie le Talmud. Elle y donne également un cours de Talmud pour femmes en français.
Texte publié en réflexion suite aux attentats qui frappent la France et Israël, mais aussi à l’occasion du jeune du 10 Tevet, qui commémore le début du siège de Jérusalem et les victimes de la Shoah, selon une décision du Grand Rabbinat d’Israël.
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Après des événements comme les récents attentats qui ont sévi en Israël, en France ou face à l’impensable de la Shoah, on ne peut s’empêcher d’être ébranlé dans notre foi et de se poser des questions. Inévitablement, on se demande pourquoi Dieu laisse faire cela ? Est-ce vraiment la volonté de Dieu ? Pourquoi ? Qu’est-ce que cet évènement vient nous apprendre ? Pourquoi ces victimes ? Ou encore pourquoi a-t-on survécu ?
Ces questions ont été posées par le quidam ébranlé, le croyant désorienté et par les plus grands philosophes. Nous essayerons ici d’aborder la question à la lumière de quelques-unes de nos sources.
A l’époque des prophètes : Action, Réaction
Aux temps bibliques, les évènements « historiques » étaient directement corrélés aux actes des Hommes. Ce principe ne souffre quasiment aucune exception. Une action du peuple est directement suivie d’une catastrophe, qui est interprétée par le texte comme étant une conséquence directe d’une faute. Les exemples foisonnent. J’apporte ici un exemple tiré du livre de Josué (chap 7). Lors de la conquête de Canaan par Josué, consigne est donnée au peuple de ne pas toucher au butin lors de la conquête de Jéricho. Pourtant, Achan ben Carmi de la tribu de Juda enfreint cet ordre et s’empare de biens. S’ensuit la conquête de la ville de Ai qui se solde par une écrasante défaite des Hébreux. Cet épisode est typique: un malheur mystérieux et non expliqué frappe le peuple et provoque la stupeur de Josué. Ce malheur est ensuite expliqué par Dieu et lorsque la faute est réparée et le butin restitué, la punition est levée. Effet direct de cause et conséquence.
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Aujourd’hui aucune certitude quant au lien entre un malheur et sa cause
Aujourd’hui il n’y a plus de prophétie. Mais la possibilité d’une punition divine persiste. C’est d’ailleurs l’explication invoquée systématiquement par certains prédicateurs nostalgiques du temps des prophètes. N’entend on pas souvent « il y a eu cela parce que les femmes ne sont pas assez tsnouot (pudiques) », ou « les gens font trop de lashon hara (médisance) »? Cette méthode accusant arbitrairement tel ou tel fautif est la plus facile, mais néanmoins la plus fausse. Il est impossible de faire le lien entre les évènements et leur cause. En effet il est possible d’expliquer des évènements par une chose et son contraire en fonction de notre sensibilité. Apres la Shoah, Il y a eu des tentatives d’explications: Pour certains religieux les juifs auraient délaissé la Torah, certains antisionistes accusaient les sionistes de vouloir devancer la venue du messie tandis que ces derniers accusaient leurs détracteurs de freiner l’avancement du peuple et du pays.
Lorsque l’interprétation est tellement laissée à la subjectivité du lecteur, cela annule la légitimité de l’interprétation. On n’est plus capable, sans prophète, d’expliquer la cause d’un évènement. C’est la raison pour laquelle Dieu ne peut plus nous envoyer un malheur dans l’espoir qu’on le comprenne. Logiquement cela ne servirait à rien d’envoyer un malheur-message quand ce message n’est pas déchiffrable, le message échouerait à sa vocation éducative. Prenons l’exemple d’un enfant qui serait puni par ses parents. Un bon éducateur dirait : Va au coin parce que tu as frappé ton frère. Envoyer l’enfant au coin sans lui donner d’explication serait une erreur éducative, puisque l’enfant serait incapable la prochaine fois de ne pas récidiver n’ayant pas compris la cause de son châtiment.
La cause des malheurs ne peut donc être une punition ou une « bonne leçon ».
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Explications alternatives
Deux possibilités subsistent:
1 – Soit Dieu cause le Mal pour des raisons qui nous échappent.
2 – Soit Dieu n’est pas responsable du Mal, mais c’est bien l’Homme qui, par ses choix, le provoque.
Il convient peut être ici de distinguer, lorsqu’un malheur arrive par la main d’un Homme, d’une part les actes sans intentionnalité (le cas du רוצח בשגגה – meurtrier involontaire) qui rentrent dans la première catégorie, et d’autre part les actes avec intention de nuire, qui entrent alors dans la seconde catégorie.
Quant aux catastrophes naturelles, elles peuvent être expliquées par ces lois de la nature définies par Dieu lors de la création du monde – au même titre que le libre arbitre laissé aux Hommes.
Lorsqu’il n’y a pas d’intervention humaine et que le malheur semble provenir de Dieu, le sujet devient épineux et dépasse l’entendement humain. C’est le thème du livre de Job, et plus généralement du sujet de צדיק ורע לו – le Juste malheureux – qui laisse toujours un gout d’inexpliqué/inexplicable, et donc pose les questions de foi déjà mentionnées. Ces questions sont traitées dans nombre de nos sources et trois propositions principales en ressortent:
– Il y a une justice divine où les comptes sont tenus méticuleusement, mais dont nous ne comprenons pas les rouages. Les tentatives d’explications sont nombreuses, (les fils payant pour les fautes des pères, le calcul doit inclure le monde futur, la justice tient compte de la vie antérieure, un juste paye le prix des fautes de sa génération…) mais l’humain est trop restreint pour vraiment comprendre et expliquer.
– Les malheurs ne font pas partie d’un système de punition-rétribution mais sont une marque d’amour de Dieu pour l’Homme (Yissourim shel ahava). Il ne faut donc pas chercher à comprendre.
– Ce qui nous apparait comme un malheur, ne l’est pas en réalité. C’est la théodicée: nous faisons partie d’un plan divin qui nous dépasse, et le malheur vient servir ce « bon » plan. Le malheur serait alors une sorte de dommage collatéral du plan général qui, lui, est bon. En d’autres termes, גם זו לטובה (cela aussi est pour le bien).
Peut-on alors avoir la foi en un Dieu tout puissant en dépit du mal ? Certains y voient justement le fondement de la foi, qui annule l’association automatique entre bonne action et récompense. Renonçant alors à expliquer, à trouver l’origine du mal, on se concentre sur le futur. « Le Mal c’est ce contre quoi on lutte quand on a renoncé à l’expliquer. » écrit Ricœur.
Concentrons-nous maintenant sur Le Mal dont les origines nous sont connues, et que nous pouvons appréhender: le Mal commis par les Hommes.
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Le libre arbitre et la responsabilité humaine
La seconde proposition, de la responsabilité humaine, est très probable. En effet, L’humain est responsable de beaucoup de malheurs terrestres. Apres la Shoah, beaucoup ont affirmé que leur foi en Dieu était restée intacte, tandis que leur foi en l’Homme était perdue. Cette vision des choses est corroborée par la Torah. En effet, Dieu a créé un Monde qu’il a confié à l’Homme à qui il a laissé le choix du bien et du mal, le libre arbitre. Ce sont les termes de l’alliance entre Dieu et le peuple d’Israël (Deutéronome 30, 15-19) « Vois, je te propose en ce jour, d’un côté, la vie avec le bien, de l’autre, la mort avec le mal. », « Et tu choisiras la vie » conseille le texte.
Le choix entre le Bien/Vie et le Mal/ Mort est donné à l’Homme. La volonté de Dieu est que nous fassions le bien, pourtant le libre arbitre est un des fondements de ce monde.
Le sujet du libre arbitre est vaste et abondement traité par nombre de penseurs et théologiens. L’un des exemples souvent cités pour illustrer les limites du libre arbitre est celui de Pharaon lors de l’esclavage des Hébreux en Egypte (voir par exemple Maimonide Hilchot Tshouva 6.5). Il est écrit que Dieu endurcit le cœur du Pharaon pour le faire renoncer à libérer les Hébreux d’Égypte. Preuve donc, que le libre arbitre est illusoire et que c’est Dieu qui « tire les ficelles » des Hommes ?! Notons cependant que c’est le seul texte où la Bible précise que Dieu oriente le choix d’un individu, peut-être, justement, pour souligner le fait que c’est un cas unique de l’Histoire où l’Homme n’est qu’un pantin, et qu’en toutes autres circonstances il est maître de ses actes.
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La victime a-t-elle démérité ?
La question qui persiste est la suivante: Si le choix du bien et du mal incombe à l’homme, et que ce choix fait victime, comment est désignée cette victime ?
Pourquoi telle personne précisément, subit elle un malheur? Ne serait-ce pas que l’acte est laissé au méchant, mais que c’est Dieu qui désigne sa victime ?
Certains ont tendance à chercher une justification et attribuent une faute à la victime (Voir à ce sujet les travaux de Marin Lerner sur le biais cognitif « Just-World Hypothesis« ) ! C’est rassurant, cela permet de penser qu’il y a une sorte de plan divin ici-bas. Pourtant cette tentative est injuste, la victime déjà touchée par un malheur, se voit en en plus accusée d’une faute ! Cette démarche est moralement inacceptable. C’est d’ailleurs le reproche qu’adresse Dieu aux amis de Job venus lui expliquer les malheurs dont il est l’objet. Les textes montrent qu’en effet des gens qui ne le méritent pas sont victimes des choix criminels des mauvais. Par exemple, le Talmud dans le traité de Chagiga (4,b) rapporte les versets de la Bible qui attristaient leurs lecteurs. Ainsi il est dit sur Rav Yossef :
Rav Yossef pleurait en arrivant au verset du livre des Proverbes (13,23) « Et il y a celui qui périt sans jugement. » Il dit : Y a-t-il vraiment quelqu’un qui s’en va avant que son temps ne soit venu ? Oui ! (répond le Talmud). Par exemple l’affaire de Rav Bibi fils d’Abaye qui entendit l’Ange de la mort dire à son messager : « Va et apporte moi Myriam qui entretient les cheveux des femmes (la coiffeuse) » Le sbire rapporta Myriam qui élevait les nourrissons (La nourrice). L’ange de la mort lui dit: « Je t’avais dit de prendre la coiffeuse ! » l’envoyé répondit : « Si c’est ainsi je la ramènerai ! » (pour prendre l’autre Myriam à sa place). L’ange de la mort répondit : « Maintenant que tu l’as amenée laisse la parmi les morts. » « Comment as-tu pu la tuer ? » (alors qu’elle n’était pas destinée à mourir), interrogea Rav Bibi. L’Ange de la Mort répondit : « Elle tenait dans sa main un fer de four brûlant et elle l’a fait tomber sur son pied. Cela lui a porté malheur ! N’est-il pas écrit « Et il y’a celui qui périt sans jugement » ? »
Cette histoire pour le moins étonnante, se penche sur la question de la mort prématurée d’un individu sans qu‘elle n’ait été décidée par Dieu, mais justement causée par des actes humains. Rabbenou Chananel – Rabbin tunisien du 11eme siècle réputé pour son commentaire du Talmud – explique qu’il s’agit en fait d’un rêve de Rav Bibi, car cette histoire ne peut refléter une quelconque réalité. Cette métaphore, selon lui, explique le verset des Proverbes « Et il y a celui qui périt sans jugement » comme un Homme qui tue son prochain. Dans ce cas la victime ne méritait nullement la mort, mais l’a subie à cause des choix du méchant. Tous les éléments du crime, y compris l’identité de la victime, et toutes les responsabilités retombent sur le criminel !
L’Homme a la capacité de construire le monde et de le détruire. Le fait qu’il n’y ait plus de prophète de nos jours augmente encore notre responsabilité. C’est une preuve de maturité du peuple et de confiance que Dieu a en nous. Nous sommes désormais capables de faire le bien ou le mal sans autre conséquence que le résultat de ces mêmes choix. Les malheurs du monde relèvent de la responsabilité humaine. Il ne faut pas essayer d’y voir une punition ou une leçon, encore moins de culpabiliser les victimes, mais peut-être est-ce l’occasion de se remettre en question (la remise en question ne nuit jamais) et d’essayer par nos bons choix de faire de ce monde un monde meilleur.
Amen, très bien écrit!
Bravo encore
Bravo.La pomme ne tombe pas loin de l’arbre! Et la je crois qu’on a un verger entier!
Comment pouvez vous traiter d'un sujet aussi crucial et complexe quasiment à "mains nues" et sans vous référer aux travaux (faciles d'accès) déjà disponibles sur le sujet. Sans les adopter mais vous y référer tout du moins.
Je pense parmi d'autres
– au beau livre d'Emil Fackenheim "penser après Auschwitz" qui oblige à garder la foi pour ne pas laisser la victoire à Hitler,
– au livre d'Hans Jonas qui impose un nouveau rapport à D.ieu après la Shoah (notamment en y voyant un tsim tsoum divin temporaire),
– aux pensées de Leibowitz (que je n'aime pas mais qui existent) qui soulignent l'impossibilité sur le plan métaphysique de poseer ce genre de question,
– au questionnement du Prophète Habacuc sur exactement ce sujet,
– à Maimonide qui laisse son total libre-arbitre à l'homme sur ce terrain
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Pour ma part et au vu de ces lectures, je pars du verset du Psaume lu dans le Hallel ("les cieux il les a livrés à D.ieu et la Terre il l'a confiée à l'Homme") pour retrouver une position Maimonidienne :
nous sommes libres de nos actes globalement et globalement nous devons en assumer nos conséquences.
D.ieu ne peut changer le cours de l'Histoire au risque de nous enlever notre Libre Arbitre. Nos mefarshim écrivent : "VaYYetser et ha Adam" s'écrit avec deux Yod, un pour le Yetser tov et un pour le Yetser ra. D.ieu nous a dotés du Yestser ra pour nous garantir un libre arbitre !
Felix Asher, cet article au contraire brosse, selon moi, de facon claire et concise les differentes idées relatives à ce sujet. Il ouvre tres simplement les principaux axes de reflexions que l’on peut retrouver dans l’immense bibliotheque traitant de ce sujet. Merci en tout cas pour vos recommandations de lectures.
2 remarques cependant:
– Maimonide parle aussi de providence divine quant au groupe, il ne la nie en apparence que concernant l’individu (certains expliquent toutefois que Maimonide ne parle que de providence divine révélée; la providence divine existant tant au niveau du Klal qu’au niveau du Prat – mais de maniere voilée). Supprimer totalement l’intervention divine de ce monde permet de se delier de cette crainte divine (si je faute, je ne serais pas puni de toute facon) et permet aussi, surtout, de nous laisser tranquilles d’esprit: oui, rien n’échappe à ma comprehension, tout s’explique donc et je peux dormir tranquillement…
2. concernant la periode prophetique, où comme le dit justement cet article, l’action/reaction était si immediate et connue, selon votre logique (« D.ieu ne peut changer le cours de l’Histoire au risque de nous enlever notre Libre Arbitre »), les gens n’avaient donc pas de libre arbitre?