La maison brûle-t-elle ? Par Philippe Aïm
Philippe Aïm est psychiatre, psychothérapeute et formateur en hypnose et thérapies brèves. Il travaille à Paris et à Nancy. Il est l’auteur du livre « Ecouter, parler: soigner. Guide de communication et de psychothérapie à l’usage des soignants. » Ed ESTEM.
Abraham est un personnage fascinant dont on pourrait tant dire. L’histoire d’Abraham commence véritablement dans le texte biblique avec la section nommée « lekh lekha », littéralement « va pour toi ». Il s’agit de l’ordre de Dieu donné à Abraham de « partir », quitter son pays natal pour poursuivre sa route et son destin.
Détail qui ne manquera pas d’étonner : Abraham, à ce moment là, a 75 ans. Une fois de plus la Torah nous donne un exemple du fait qu’elle n’est pas un texte seulement historique où légendaire mais bien qu’elle à un message à nous faire passer. Que l’essentiel est dans ce que l’on peut en tirer mais pas dans le détail factuel. Car en effet, quelle incroyable ellipse ! Aucune information explicite sur le « début » de la vie de ce personnage pourtant fondamental et fondateur, ce « père des croyants », découvreur du monothéisme[i]…
Voici quelques réflexions à ce sujet issues de lectures et de méditations personnelles lors du shabbat précédent.
Le midrash[ii] nous donne, en revanche, un grand nombre d’éléments sur ce début de vie et nous montre la quête d’un croyant-philosophe-chercheur qui s’interroge sur la façon dont est agencé et ordonné le monde, sur son origine et son but. Observateur scientifique de la nature, critique du comportement des hommes qui vénèrent alors des statues[iii], il arrive à la conclusion que le monde est créé et dirigé par un Dieu unique auquel il prête allégeance. Comme de nombreux croyants célèbres il sera éprouvé dans sa foi et ne se parjurera pas, ce qui lui vaudra des sauvetages miraculeux de ses épreuves. [iv]
Ces éléments renforcent la question. Pourquoi toute la « première vie » d’Abraham n’est-elle pas canonisée ? Pourquoi de tels raisonnements qui appuient sa croyance ne nous sont pas retranscrits explicitement pour guider les disciples ? Pourquoi de tels actes de foi, pleins d’abnégation et de miracles ne nous sont pas laissés en héritage ?
De fait, le véritable début du parcours d’Abraham, du moins celui qui doit nous rester et nous inspirer, commence avec « lekh lekha » , qui au-delà de l’ordre de partir, pourrait aussi se traduire littéralement par : « va vers toi », deviens toi-même. Ta véritable dimension n’est pas tant dans ta démarche initiale, maintenant aboutie, que dans ce nouveau début. Ce début de quoi ? Que veut-on nous montrer ?
L’ordre donné par Dieu à Abraham de partir de chez lui vers une terre promise, une quête initiatique et une « propagation » de sa croyance, est commenté par le midrash bien connu du palais enflammé.
Il s’agit de la parabole d’un homme qui, ayant marché de lieu en lieu, voit un jour un palais en flammes. Comment est-ce possible, se dit-il, que ce palais n’ait pas de gouverneur ? Le gouverneur du palais apparaît alors et jette un regard à l’homme en lui disant que ce palais est à lui. De même notre patriarche se demanda « est-il possible que le monde n’ait pas de gouverneur ? ». Dieu lui jette alors un regard en lui signalant qu’il était le maître de l’univers. Ainsi, c’est en obéissant à son maître qu’il répondit à l’ordre de « lekh lekha ».
Ce midrash nous apprend que la démarche spéculative ne suffit pas et qu’il y a bien une révalation suite à la démarche humaine. Mais que représente donc ce palais en flammes, raisonnement à la suite duquel le patriarche reçoit sa révélation ?
L’interprétation classique[v] est qu’Abraham a constaté les merveilles de la création, comparable à un palais flamboyant, « éclairé par les flammes », resplendissant. De même que cette construction extraordinaire ne pouvait se trouver là par hasard, de même les merveilles du monde, son agencement extraordinaire, témoignent de l’œuvre de son créateur, grand architecte de l’existant. [vi]
Une fois qu’il a atteint cette connaissance[vii], alors le maître de l’univers lui « jette un regard », et seulement là, s’adresse à lui.
Explication qui laisse sur sa faim quant à l’aspect tardif de l’appel à Abraham. Sa démarche de recherche d’un créateur était déjà effective depuis longtemps, (comme dans l’épisode ou il détruit des statues pour prouver leur inanité), sa découverte et sa soumission au Dieu unique étaient déjà bien présentes (notamment quand il est jeté, dit-on, dans cette fournaise et en ressort indemne, comme protégé par la foi qu’il n’a pas abjurée…).
Il faut donc imaginer qu’Abraham ne recherchait pas qu’un créateur, un architecte, ou même un « super nouveau Dieu » auquel il faudrait se soumettre pour être, en retour, épargné ; mais que sa démarche était plus ambitieuse que cela et que ce moment représente un tournant dans son raisonnement.
Le midrash parle en fait assez clairement d’un palais « en flammes » (« doléket »). Ces flammes peuvent aussi (c’est même une lecture plus aisée dans le texte de penser qu’il s’agit bien de flammes qui brulent) représenter la flamme des passions ardentes[viii], la violence, la véhémence et le vice. Abraham constate, dans le monde dans lequel il vit, cette « idolâtrie » matérielle, il craint un cataclysme pour le monde, il sent au fond que la maison brûle. Alors il se demande non pas s’il y a un architecte, mais selon le midrash, s’il y a un « manhig », un gouverneur, un chef d’orchestre. En fait un guide, plus qu’une force créatrice. N’y aurait-il pas un principe moral plus universel qui s’impose ? N’y a –t-il pas, plus qu’une architecture extraordinaire, une dimension, une direction à suivre pour éviter le pire ?
Ce n’est pas le tout d’être un grand philosophe, un observateur précis qui arrive à des conclusions indiscutables par la force de sa pensée. Tellement indiscutables qu’il peut y jouer sa vie. Ce n’est pas le tout d’avoir une religion qui soumet et sauve, récompense et punit, mais qu’en est-il d’une spiritualité ? Ces découvertes étonnantes sur le fonctionnement du monde peuvent-elles nous permettre, en plus, d’aller quelque part avec des principes ?
Et c’est là que le Dieu biblique lui fait un signe, c’est là qu’il s’adresse enfin à lui et lui dit en somme : « pars de cet endroit de mauvaises habitudes, de mensonges, de manipulation et de violence, et alors « lekh lekha », tu iras vers toi-même ». Pour la Torah, la vie d’Abraham commence quand, au delà de l’homme croyant, pieux, il devient un homme moral et tourné vers les autres. Ce n’est d’ailleurs pas sa pensée incroyable qui le distinguera, ni ses « miracles », mais bien son attitude humaine que l’histoire préfèrera retenir. Ce n’est pas l’homme qui applique le jugement punitif divin mais celui qui ose s’opposer à Dieu dans un plaidoyer pour sauver la vie des sodomites[ix]. Ce n’est pas l’homme qui découvre un nouveau Dieu et qui (comme ses contemporains) lui sacrifie son fils, mais bien au final celui qui ne le sacrifie pas[x]. Ce n’est pas l’homme qui scarifie sa chair pour se distinguer, mais celui qui le fait en faisant preuve d’hospitalité malgré sa faiblesse[xi]. En fait, la suite de sa vie sera marquée par la dimension du ‘hessed, la bonté envers l’autre, qui est LA qualité que l’on attribue toujours à ce personnage, emblématique.
Une fois de plus, la torah se distingue d’autres textes réflexifs, philosophiques ou même narratifs de l’époque par sa vocation morale[xii]. Cette dimension morale se révèle seulement après la quête de « vérité », religieuse et philosophique. C’est l’accès à une recherche de dimension morale qui est un aboutissement, et un nouveau début symbolisé par la révélation ; elles (la dimension morale et, par là, la révélation) rendent la spéculation et la quête de sens vivantes, fonctionnelles, compatibles avec la vie et la vocation du personnage.
En somme, Abraham sort de l’intégrisme ambiant en s’interrogeant sur une vocation morale de la démarche religieuse, et c’est véritablement là qu’il se distingue…définitivement…
En ce moment, je me demande parfois si la maison brûle. Non seulement pourrions-nous parler du sort de la planète, du racisme ou des inégalités sociales, mais je pense surtout à cette violente barbarie qui peut parfois nous glacer jusqu’au sang et qu’on nous déverse à satiété (notamment sur ces réseaux sociaux qui nous hypnotisent). La pression des religions dans le mécanisme de cette violence est extrêmement importante.
Et je crois voir de toutes parts (et dans toutes religions) des personnes en quête de religiosité, en quête de précision, d’exactitude plus que de complexité ou de nuance ; en quête de raisonnement implacable et puriste plus que de spiritualité à taille humaine. En quête du texte et d’un sens univoque à lui donner, au nom de la rigueur. En quête d’une lecture absolue qui ne dépendrait plus du lecteur.
L’idolâtrie du texte n’est pas meilleure que celle des statues de pierre, et tout simplement effrayante quant à ses résultats en termes de violence interhumaine.
J’espère que l’histoire du père des croyants saura nous rappeler qu’il ne se révéla tel, qu’en se demandant s’il était possible d’être guidé par des principes moraux plutôt que seulement soumis à des vérités absolues ; s’il était possible d’échapper aux passions destructrices et violentes pour des valeurs qui pourraient améliorer le monde ; s’il était possible de se tourner vers l’autre. Le père des croyants fut rigoureux dans son raisonnement, mais fut avant tout (et après tout) l’incarnation du sentiment de ‘hessed, de bonté envers toutes les créatures, sans distinction.
Espoir…
Notes :
[i] Comme me l’a fait remarquer E. Bloch, même dans la suite du récit il n’y a pas de narration continue d’Abraham, contrairement à d’autres histoires comme celle de Joseph, mais une suite d’épisodes, sans lien entre eux, auxquels le lecteur donne cohérence. Il n’en demeure pas moins que les épisodes précédents ce moment sont essentiellement midrashiques.
[ii] Commentaire exégétique de la bible faisant appel à de nombreuses anecdotes, paraboles, allégories, et donnant souvent des précisions narratives sur le texte a vocation morale ou légale.
[iii] Voir le commentaire de G. Abensour sur la fin du dogmatisme dans l’histoire du jeune Abraham détruisant des statues.
https://www.aderaba.fr/dogmatismeabraham/
[iv] On peut notamment penser à l’épreuve décrite dans le midrash de la fournaise ardente dans lequel le roi Nimrod lui demande de se prosterner devant lui et de le reconnaître comme Dieu, ce à quoi il se refuse (malgré, dit-on l’insistance de sa mère qui le conjure de le faire « semblant » pour survivre) et il est jeté dans le feu sans être brulé ni blessé…
[v] Le raisonnement sera souvent utilisé au service d’arguments dits « créationnistes ».
[vi] On se rappelle de cette anecdote sur Ibn Ezra : alors qu’il débattait, au sujet de l’existence d’un créateur avec un de ces contradicteurs, celui-ci dut sortir. Ibn Ezra constata qu’il était en train d’écrire un poème inachevé sur un parchemin. En brillant littéraire il prit la plume et acheva le poème. En revenant, l’homme courroucé demanda qui avait bien pu finir son poème. Ibn Ezra lui répondit que son flacon d’encre s’était renversé et que les gouttes d’encre, au hasard, avaient tracé la fin de la poésie. Impossible lui dit-il que le hasard ait généré un ensemble de mots si organisé, cohérent et esthétique. De même lui répondit Ibn Ezra, comment veux-tu penser qu’un humain comme toi, qui se tient devant moi avec tous ses organes parfaitement harmonieux et sa pensée créatrice, de même que toutes les merveilles de la nature, se soient agencées « toutes seules » ?
[vii] Abraham se conforme à la parole du psalmiste : « Hachamaïm mésaperim kevod El » : « les cieux témoignent de l’honneur de Dieu ». La nature témoigne de la divinité de son créateur en somme.
[viii] Cf notamment le commentaire de Stern sur le midrash.
[ix] Voir le chapitre de Sodome et Gomorrhe où Abraham s’oppose au jugement divin de façon directe négocie littéralement la vie de deux villes emplies de vice et de violence et condamnées par Dieu. Il cherche la moindre étincelle de bien pour argumenter et sauver ces humains.
[x] Voir à ce sujet l’excellent texte de Gabriel Abensour sur l’épisode de la ligature d’Isaac. https://www.aderaba.fr/sacrificehumain/
[xi] Voir l’épisode où Abraham, qui s’est lui-même circoncis sur ordre de Dieu, offre l’hospitalité à ce qu’il prend pour des nomades qu’il voit passer, alors qu’il est affaibli par sa récente opération.
[xii] Voir le texte d’E. Bloch sur le déluge qui montre bien que la Torah est un texte radicalement différent des autres textes « comparables » notamment par cette dimension. https://www.aderaba.fr/etes-vous-maboul/