L’Etre et la Prière

58651-3312009555-300x214-9439244Article publié en anglais sur le site « Tikun Daily » par Mark Kirschbaum, Professeur à l’Université de Penn State (États-Unis). Merci à Yaelle Ifrah pour la traduction. 

 

Le message des premiers versets de la Torah concerne l’Etre.

 

Comme Rashi le souligne dès son premier commentaire, la narration de la création n’a pas pour but de nous enseigner la science ou la cosmologie, mais de nous dire quelque chose à propos de notre Etre dans le monde. Dans la mesure où cette question de l’être est aujourd’hui si présente dans le discours contemporain, elle vaut certainement le coup d’être posée de prime abord.

 

Heidegger, et Schelling à sa suite, a posé cette question en ces termes célèbres : « Pourquoi l’Etre plutôt que rien ? ». Pour lui, la question la plus importante et la plus négligée était de connaître la signification de notre « être » au monde, du sens de notre existence, de la reconnaissance du rien, ou de notre rien à-venir, et de notre sentiment personnel d’être unique dans un monde plein d’objets inanimés et indifférents.

 

Heidegger a stipulé que notre déconnexion par rapport à cet Etre, qu’il nommait Dasein, était au cœur de notre colère, de notre perte de contact avec notre « authenticité » au sein de l’univers dans lequel nous nous trouvons jetés. Cette conception à demi-mystique, qui a une emprise puissante sur notre imagination dans la mesure où elle interpelle l’intime sentiment que nous avons, que notre existence est quelque chose de plus qu’un simple accident biologique, est devenue une théorie théologique à part entière à la fin de la carrière d’Heidegger, après le « Kehre », ce tournant dans sa philosophie. Alors, l’Etre est décrit comme un élément à l’existence indépendante, qui tente de nous parler et de parler à travers nous. Selon l’expression merveilleuse d’Umberto Eco, « cet être qui nous glissait intentionnellement entre les mains devient un objet massif, même s’il prend la forme d’un borborygme obscur errant dans les entrailles des entités. Il veut parler et être révélé. »

 

Pour Heidegger, cette conception mystique de l’Etre a été occultée par la métaphysique conventionnelle, qui souhaite faire de l’Etre un simple objet, plutôt que de le révéler comme une force vitale ; l’Etre est identifié seulement par les Poètes, qui, grâce à leur capacité à nommer les choses pour ce qu’elles sont, peuvent révéler la vérité de l’Etre. C’est à travers l’attribution d’un nom, la révélation de l’Etre par des mots, que l’Etre peut être appréhendé.

 

Dans mon essai sur Parashat Vayera, nous traiterons une série de problèmes avec l’approche de Heidegger (ce qui pourra peut-être amener à des problèmes plus sérieux en relation avec la personnalité de Heidegger et ses horribles positions politiques), telle que reprise par Levinas et Derrida, lorsque nous parlerons de la ligature d’Itshak. Dans l’immédiat, toutefois, et dans le cadre d’une lecture d’un enseignement du Kedouchat Levi, je souhaite présenter une autre réponse à la conception heideggerienne de l’Etre.

 

Le récent ouvrage d’Umberto Eco, « Kant et l’ornithorynque », débute par un long passage intitulé « De l’Etre » qui suggère de façon convaincante que tous les problèmes que Heidegger semble résoudre en invoquant l’Etre peuvent être expliqués comme résultant fondamentalement du langage, ou plutôt de notre échec au langage inné.

 

Pour pouvoir représenter le monde tel qu’il nous apparaît, nous utilisons le langage, qui fonctionne essentiellement comme un système de signes abrégés qui nous permettent de communiquer à autrui d’une certaine façon les objets tels qu’ils se présentent à nous. Nous utilisons le mot « homme » pour couvrir les variations infinies et toutes les variantes d’âge, de gènes, de disposition, etc… En d’autres termes, nos mots sont des clés de chiffrage très abrégées, dont l’usage dépare immédiatement le monde de toute sa variété. Par nos choix de mots, nous appauvrissons nos perceptions et choisissons de sacrifier bien des éléments dans le but de communiquer. Techniquement, tout objet, et tout état de cet objet, nécessiterait un chapelet de mots pour être communiqué de façon adaptée, et recouvrirait alors notre réalité, notre état émotionnel au moment de notre perception de cet objet, etc… (de nos jours, l’usage très répandu des émoticons dans les textos démontre cet échec des mots seuls).

 

Par conséquent, contrairement aux thèses de Platon et Aristote, il n’existe pas d’essence au cœur de l’Etre, (ni en substance, ni dérivée) qui puisse être décrite en entier avec des mots, juste des choix tranchants. Lorsque nous utilisons des termes descriptifs usuels, nous ne pouvons intégrer les modifications de nos états mentaux (comme par exemple, le plaisir ressenti en humant une fleur et qui nous met dans un certain type d’humeur, par opposition à notre état mental quand nous ne faisons que voir cette fleur de loin).

 

C’est la raison pour laquelle la poésie fait de l’effet, elle nous permet de nous retirer pour un instant de ce que Vattimmo nomme « la mise en suspension et le dérobement » de notre perception du monde, auxquels nous sommes forcés par l’utilisation du langage.

Comme le dit Umberto Eco :

« La langue des Poetes semble occuper une zone franche. Menteurs professionnels, ils ne sont pas ceux qui disent ce que l’Etre est vraiment, mais seulement ce qu’il semble etre; eux, qui se permettent (et a nous aussi) de nier ses resistances – parce que, pour eux, les tortues peuvent voler, et il existe meme des creatures qui peuvent tromper la Mort. Mais leur discours, lorsqu’il nous conte que parfois meme l’impossible est possible, nous ramene face-a-face avec l’aspect illimite de notre desir: en nous laissant entrevoir ce qui se situe peut-etre au-dela de la limite… « 

Ainsi, le monde que nous créons avec nos mots est basé sur le choix de ces mêmes mots. Dans la mesure où ce monde dépend des choix linguistiques que nous opérons, et où il existe un nombre infini de façons de présenter et de représenter les choses, qui peut se permettre de privilégier telle ou telle approche, le monde de l’un sur le monde de l’autre ? C’est la manière dont fonctionne le Midrash. Dans le Midrash, il existe plusieurs options possibles de lecture de chaque texte, de chaque mot, jusqu’aux formes des lettres elles-mêmes. (Durant le Moyen-Age, on privilégia le pshat, ou interprétation littérale du texte, pour des raisons apologétiques, c’est la raison pour laquelle le Midrash n’était pas apprécié à sa juste valeur, et il fallut que le Hassidisme survienne pour qu’on revienne vers le Midrash). Cette approche midrachique du texte se poursuit à travers le Zohar et le Tikkunei Zohar.

 

Le Tikkunei Zohar est structuré autour d’une série de lectures des premiers mots du Sefer Bereshit, dans laquelle les lettres du mot « Bereshit » (« Au commencement » selon la traduction usuelle) sont mélangées ou séparées pour donner naissance à de multiples possibilités et interprétations. Le Kedouchat levi (Rabbi Levi Yts’hak de Berditchev) choisit l’une de ces lectures, celle où le mot Bereshit, Au commencement, est coupé en deux mots, Beth Reshit, ce qui signifie « deux commencements ».

 

Cette interprétation infère que notre existence est à la base scindée en deux parties. La plénitude de D. , qui est vécue comme la somme de toutes les significations et intentions possibles encodées lors de la création, va subir un processus de Tsimtsoum, une rétraction, à travers l’outil du langage, et c’est ainsi que notre perception la recevra. Le Kol, le son à l’état brut, à savoir notre réaction primale au monde qui nous entoure, est restreint par le langage, le discours, notre choix de mots qui opèrent un filtre sur la réalité « kol ehad lefi haratson chelo », les mots de chacun correspondant alors à ses choix et à sa volonté propre. Le Kedushat Levi suggère que nos choix linguistiques trouvent leur origine dans notre prière.

 

Le jour de Rosh Hashana, qui est un jour de prières en lien avec la création, nous faisons le choix de créer notre propre monde, pour ainsi dire, à travers les Malchouyot, Zihronot et Chofarot. Le premier acte de la création, celui qui est signifié par le mot Bereshit, est lu comme un Ma’amar, une acte de langage précédant le langage. C’est un acte de langage, parallèle à la voix pure et indifférenciée, et qui représente la série infinie des possibilités de l’existence avant qu’elles ne soient limitées par le recours au langage. C’est cela le message du chofar, qui représente la voix pure et indifférenciée, avant sa limitation par le discours. A partir de ce point, explique R.L.I de Berditchev, notre existence est façonnée par cette restriction, par cette canalisation opérée par le langage. Ce langage vivant, qui sans cesse a affaire à la réalité, est la deuxième Torah, la Torah « correspondante », che be-al Pe , la Loi orale, la Torah du langage humain, avec nos mots, ceux que nous autres êtres vivants choisissons et auxquels nous donnons légitimité. Nos choix linguistiques déterminent notre choix de Shefa, d’écoulement divin. Nous créons à travers eux les chemins et les conduits à travers lesquels nous pouvons faire l’expérience de la présence de D. dans le monde et de la signification de nos vies.

 

Nos prières sont donc des actions, une re-création parallèle de notre ressenti du monde, une création à nouveau des moyens grâce auxquels nous communiquons avec le monde. C’est également à travers la prière que nous prenons conscience de notre capacité d’opérer ces actes de création. R. Pinhas de Koretz, un des premiers maîtres du hassidisme, disait que de la même façon que la Loi Orale est considérée comme la Torah, et en tant que telle comme d’essence divine, de même la prière est une forme de Loi Orale, et est donc également d’essence divine.

 

Cette facette créative de la prière (en tenant compte du fait que les anciens textes concernant les sacrifices ont été transformés en prières) est très clairement exposée dans le Talmud de Jerusalem, (Traité Rosh hashana, Chap. 4, mishna 8). Le Talmud remarque que le sacrifice du jour de Rosh Hashana est stipulé avec l’usage d’un seul verbe. Pour tous les autres sacrifices, la formulation est du type « et vous sacrifierez… ». Ici le texte dit « Et vous le ferez ». Ainsi, poursuit le Talmud, grâce aux prières de Rosh Hashana, c’est comme si on se faisait, fabriquait, soi-même, comme si on se re-créait. Cette idée de la re-création personnelle à travers le langage est aussi présente dans le Talmud de Babylone, traité Sanhedrin, page 99, dans lequel il est mentionné qu’enseigner la Torah à autrui, c’est comme re-créer l’élève, re-créer la Torah, et se re-créer soi-même. Ainsi, il est évident que tout acte créatif est bien plus que la vision heideggerienne d’un être passif agissant à travers nous ; il s’agit bien plutôt d’un acte de Création, la création d’un monde nouveau, d’une forme nouvelle et originale de l’être grâce à laquelle toute l’humanité se trouve enrichie par sa participation et son partage du langage et des mots.

 

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