Les juifs, ces grands humanistes un peu racistes

Dans son dernier billet publié sur ce blog, Emmanuel Bloch nous a présenté les différentes approches possibles que nous pouvons adopter envers les textes « racistes » que nous rencontrons parfois dans les sources juives.

Si je suis fondamentalement d’accord avec les approches proposées et la démarche profondément honnête d’Emmanuel, j’aimerai tout de même exprimer mon désaccord sur quelques points, et en éclaircir d’autres.

Racisme ?

A plusieurs reprises, Emmanuel qualifiait certains textes d e racistes. Si je me fonde sur ce qu’écrit l’Encyclopeadia Universalis, le racisme est une idéologie qui, partant du postulat de l’existence de races humaines, considère que certaines races sont intrinsèquement supérieures à d’autres.

Si une chose est certaine, c’est que le judaïsme ne croit pas à l’existence de « races » puisque la Bible elle même nous raconte en détails les origines des peuples antiques, qui descendraient tous d’un même homme. Peut-on parler de racisme pour qualifier des textes rédigés bien avant l’apparition du concept de races ? Je pense que l’utilisation d’un tel terme manque de rigueur et prête à confusion en poussant le lecteur à comparer, à tort, ces textes avec les théories raciales modernes. Je propose donc de parler de « prédominance ».

Au passage, notons que le terme « race » n’existe pas dans l’hébreu classique. En hébreu moderne, on utilise le terme גזע qui n’a été forgé que récemment. Si aucun terme ne désignait les « races » à proprement parler, c’est bien parce qu’un tel concept n’existait tout simplement pas.

Trois catégories distinctes

De mon point de vue, il existe trois types de textes juifs traitant de « l’autre » :

  1. Certains textes sont franchement humanistes et égalitaires. Par exemple, cette assertion du Talmud : « l’homme fut créé seul, pour t’apprendre que tout celui qui tue un homme est considéré comme s’il avait tué toute l’humanité ; et tout celui qui sauve un homme, est considéré comme ayant sauvé le monde entier 1».
  2. Certains textes parlent d’une prédominance théologique, qui n’a aucune conséquence pratique. Cette « supériorité spirituelle » ne me dérange pas, puisqu’elle ne signifie absolument pas qu’un être humain vaut moins qu’un autre, uniquement que certains ont une âme plus élevée que d’autres, ou plus d’âmes. Pas de quoi en faire un drame, surtout que l’idée même d’âme ne signifie pas grand chose pour nous. Par exemple, dans un texte que nous analyserons plus loin, Rav Kook estime que « la différence entre l’âme animal et l’âme humaine est quantitative, tandis que la différence entre l’âme juive et non-juive est qualitative ».
  3. Les textes attribuant une prédominance absolue aux juifs, du fait de leur ascendance. Ces textes sont les plus proches de ce qu’on pourrait qualifier de « racisme ». Par exemple, le Kouzari2 estime que la particularité d’Israël se transmet de père en fils et est inaccessible aux non-juifs, ainsi qu’aux convertis.

Je pense que la majorité des textes juifs rentrent dans les deux premières catégories. Les textes de la catégorie trois sont très rares et doivent, à mon sens, être replacés dans leur contexte historique et rejetés de la tradition juive. Le Kouzari, par exemple fut originellement intitulé « Livre d’argumentation pour la défense de la religion méprisée ». C’est un livre qui vient « rehausser » la fierté juive, à une époque où l’islam, le christianisme et la philosophie se disputaient la première place du podium, duquel le judaïsme était exclu d’avance. Dans ce contexte, on comprend mieux pourquoi R. Halevy chercha tant à prouver la prétendue suprématie des juifs et du judaïsme à ses fidèles, tentés par la conversion. Il faut également signalé que malgré ces quelques passages dérangeants, ce livre reste un pilier de la pensée juive dans de nombreux domaines.

Je souhaiterai maintenant développer la catégorie numéro deux, celle des textes prônant « une prédominance spirituelle ». S’agit-il vraiment de racisme ?

Raciste et humaniste à la fois ?

Rav Kook, raciste ?

Ne pouvant pas m’intéresser à chaque penseur ayant exprimé une idée « raciste », je choisi de me focaliser sur Rav Kook.

Rav Kook écrit :

ההבדל שבין הנשמה הישראלית, עצמיותה, מאוייה הפנימיים, שאיפתה, תכונתה ועמדתה, ובין נשמת הגויים כולם, לכל דרגותיהם, הוא יותר גדול ויותר עמוק מההבדל שבין נפש האדם ונפש הבהמה, שבין האחרונים רק הבדל כמותי נמצא, אבל בין הראשונים שורר הבדל עצמי איכותי.

« La différence qu’il y a entre l’âme juive – son essence, ses souhaits profonds, son aspiration, sa caractéristique, sa place – et l’âme des non-juifs, tous niveaux confondus, est plus grande et profonde que la différence qu’il y a entre l’âme humaine et l’âme animale. Entre ces derniers, la différence est quantitative, alors que chez les premiers, elle est qualitative. »3

Tout d’abord, il est essentiel de noter que Rav Kook ne compare pas l’âme non-juive à l’âme animale ! Il compare l’âme « humaine » (אדם, terme qui inclut toujours les juifs et parfois également les non-juifs, comme cela semble être le cas) à l’âme animale, puis l’âme juive à l’âme non-juive.

Ce texte, lu trop rapidement, apparaît comme raciste et dégradant. Le non-juif serait proche de l’animal, tandis que le juif ne serait que spiritualité. Une telle lecture est erronée, quiconque lit le texte en hébreu se rend compte que ce n’est pas ce qui est écrit.

Le lecteur attentif remarquera d’ailleurs que le texte n’est pas compréhensible. Si l’âme humaine, et donc l’âme juive également, ne diffère que quantitativement de l’âme animale, comment se fait-il que l’âme juive et non-juive soient si différentes qualitativement.

Pour répondre à cette question, il faut noter que Rav Kook utilise deux termes différents : נפש (nefesh) et נשמה (neshama). Nefesh désigne généralement l’âme primitive, celle que tout être vivant possède. Ainsi, le nefesh  animal n’a qu’une différence quantitative avec le  nefesh  humain.

Par contre, la neshama , ce niveau spirituel propre à l’homme, n’est pas pareil chez le juif et le non-juif. Rav Kook estime que la neshamajuive est qualitativement plus développée que la neshamanon-juive.

En tout honnêteté, je ne comprends pas moi même ce que signifie vraiment ces classifications d’âmes. Ce que je comprends, par contre, c’est que Rav Kook ne compare pas le non-juif à l’animal, pour la simple et bonne raison que si le non-juif est doté d’une neshama, d’une possibilité de spiritualité, l’animal ne l’est pas. La comparaison qu’établit Rav Kook est donc purement d’ordre spirituelle, c’est cette « prédominance spirituelle » dont je parlais.

Cela est-il dérangeant ? Personnellement, je ne trouve pas. La majorité des religions estiment représenter la « vraie » spiritualité, sans pour autant créer des théories raciales. Tant que cette supposée supériorité reste purement religieuse, je pense qu’elle est acceptable.

Rav Kook, l’humaniste

Afin de rassurer les plus sceptiques, je me permets de citer quelques passages franchement humanistes  que nous retrouvons dans les textes du Rav Kook.

L’amour des êtres humains doit vivre dans nos cœurs et nos âmes. L’amour de chaque être humain, ainsi que l’amour de tous les peuples […]. La haine ne doit être qu’envers le mal et l’iniquité qui emplisse le monde. […] A chaque endroit où nous trouvons des allusions à la haine, nous devons savoir que cette haine ne se porte qu’envers le mal qui traverse certains peuples – aujourd’hui et particulièrement à l’époque, où l’iniquité était pire encore4.

Ce beau texte vient également expliquer les propos dérangeants que l’on trouve parfois dans le Talmud et dans d’autres sources juives. Ceux-ci ne parlent pas des individus, des peuples, mais du mal qui les emplissaient, particulièrement à l’époque. Plus loin dans ce texte, Rav Kook expliquera que l’idéal messianique juif réside justement dans l’éradication du mal, tant chez les juifs que chez les non-juifs, afin de créer une humanité unie dans le bien.

L’amour des créatures nécessite beaucoup de travail, afin de l’élargir comme il se doit, de la sortir de sa superficialité première – qui provient d’une compréhension incomplète de la torah et de la morale commune – comme s’il y avait des oppositions quelconques à cet amour, qui doit remplir continuellement toutes les parois de l’âme.

La place suprême de cet amour doit être occupée par l’amour de l’homme, qui doit s’étendre à toute l’humanité – malgré les différences d’idées, de religions et de croyances ; malgré les différents peuples et climats. C’est une bonne chose que de chercher à comprendre les différents peuples et groupes humains et de connaître au maximum possible leur nature et leur intérieur, afin de savoir comment concrétiser cet amour et le mettre en pratique.5

Après un tel débordement d’humanisme, quelqu’un peut il encore croire que Rav Kook est raciste ?

Au sujet de la « prédominance juive » Rav Kook continue et écrit :

La vision étroite qui conduit certains à considérer tout ce qui est en dehors de la nation particulière (le peuple juif), même en dehors du pays d’Israël,comme étant quelque chose de laid et d’impur, fait partie des choses les plus sombres,  qui sont la cause de la destruction généralisée de tout bien spirituel, à laquelle toute âme sensible aspire.6

La vision négative qu’ont certains juifs à l’égard des non-juifs est non seulement erronée mais en plus, elle est la conséquence de bien des malheurs et de l’effondrement de toute spiritualité.

Rav Kook développe encore plus son humanisme ardent, je ne citerai que ses mots poignants et personnels, qui résume bien toute sa vision de l’humain :

Je ne peux pas ne pas aimer toutes les créatures de Dieu, tous les peuples.

J’aspire de tout mon cœur à la splendeur de tout[e l’humanité] et à sa réparation complète.

Mon amour pour Israël est plus enthousiaste, plus profond, mais mon désir interieur s’étend avec toute la force de son amour sur toute chose.

Je n’ai pas besoin de restreindre ce sentiment d’amour, il provient directement de la sainte profondeur de la sagesse de l’âme divine.7

.

Conclusion

A travers ce billet, trop court pour le sujet abordé, j’ai tenté d’expliquer que même si certains textes peuvent paraître dérangeants, il convient tout d’abord de les analyser en profondeur, afin de véritablement vérifier s’il s’agit de textes « racistes ».

Au fond, je suis d’accord avec Emmanuel et je pense également que les textes racistes doivent être dénoncés clairement. Cependant, je pense qu’un bon nombre de textes aux apparences racistes ne le sont pas vraiment, comme je l’ai montré à travers les écrits du Rav Kook, certainement le plus humaniste des racistes 🙂 !

Il en va de même pour un bon nombres d’autres textes, où le « racisme » sera bien souvent théologique alors que l’humanisme, lui, sera pratique et concret.8

Pour finir, j’émets l’espoir qu’un jour, tout juif religieux se montrera aussi « raciste » que le Rav Kook et, comme lui, dira qu’il ne peut qu’aimer toutes les créatures et tous les peuples !

Pour les hébraïsant(e)s, je recommande la lecture de ce court chapitre intitulé « amour » et tiré d’un livre du Rav Kook.

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1Le texte que je cite s’appuie sur la version du Yéroushalmi (4:9), ainsi que sur celle de Maimonide (hilchot Sanhédrin 12:7). Dans le texte du Talmud Bavli, le mot « Israël » est rajouté, rendant ainsi cette assertion exclusive et réservée aux juifs. Cependant, la majorité des universitaires s’accordent pour dire que la bonne version est celle du Yéroushalmi, c’est également celle qui figure sur les manuscrits anciens. D’ailleurs, si la phrase ne parle que des juifs, elle perd toute sa logique, puisque Adam n’était « juif » à proprement parler.
 
2Cf. Rabbi Yehouda Halevy, Kuzari I:93
 
3Rav Kook, orot Israël 5:10 Merci à Emmanuel, qui m’a fait connaître ce texte.
 
4Rav Kook, midot haréyah, « ahava » 5
 
5Ibid. 10
 
6ibid
 
7Rav Kook, arpeilei tohar
 
8Par exemple, Emmanuel a cité plusieurs fois les textes racistes du Zohar. Pourtant, Rav Hayim Vital, principal élève de l’auteur du Zohar écrit « qu’il faut aimer tous les êtres humains, même les non-juifs » (shaarei kedousha I:5). Parole qu’aucun raciste moderne n’aurait jamais prononcé.
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