Les devoirs du judaïsme fidele à la Torah envers Eretz-Israël, par le Rav J. D. Soloveitchik

rav1-7734745En 1956, le Rav J. D. Soloveitchik écrit un essai, « Kol Dodi Dofek » (Une voix ! Mon amant frappe), ou il expose sa vision du sionisme et d’Eretz-Israël. Se basant sur le cinquième chapitre du Cantiques des Cantiques, le Rav décrit l’amour passionné de l’amante abandonnée durant près de deux milles ans. Mais, écrit le Rav, voilà qu’au cœur de la nuit, quand tout semble perdue, surgit l’amant. L’amant qui s’approche et frappe à la porte de sa bien-aimée désespérée. Le Rav dénombre six coups, six preuves d’amour de Dieu envers son peuple qui nous arrivèrent par le biais de la création de l’état d’Israël. Mais, comme dans le Cantiques des Cantiques, l’amante se montre inattentive aux coups répétés de son ami. Le Rav, dans cet essai, appel la communauté juive à ne pas commettre l’erreur de l’amante, qui laisse partir son bien aimé.

Ce texte est un des chapitres de cet essai. Il s’adresse aux juifs orthodoxes américains. Cri d’amour du Rav envers Eretz Israël, il les conjure de ne plus rester inattentif aux coups répétés.

L’essai a été publié en français, à la suite d’un autre livre du Rav, « le croyant solitaire », par le département de l’éducation et de la culture de la Torah en Diaspora de l’Organisation Sioniste Mondiale. Traduit par le Professeur Benjamin Gross.

 

« Quelle a été notre réaction à la voix de l’amant qui frappe, à sa grande bonté et à ses miracles ? Sommes nous descendus de notre couche pour ouvrir sur l’instant la porte, ou avons nous poursuivi notre repos comme cette amante, tardant paresseusement à quitter notre lit?—”J’ai ôté ma chemise — comment me rhabiller? Mes pieds sont lavés. Comment donc les souiller ?” (Cant. V, 3).

Toutes les craintes et les angoisses au sujet de l’intégrité territoriale de l’État d’Israël, toutes les propositions venant de la part de nos ennemis en vue d’obtenir des renoncements territoriaux de l’État d’Israël, toutes les impertinentes revendications des arabes en vue de rectifications de frontières, ne sont fondées que sur un seul fait : les juifs n’ont pas peuplé le Néguev et n’y ont pas établi des colonies, par centaines. Si le Néguev était peuplé d’une dizaine de milliers de juifs, même Nasser n’aurait pu rêver de l’arracher de l’État d’Israël. Depuis toujours la désolation met en danger la tranquillité politique. La Torah l’a déjà relevé: “Tu ne pourras pas les détruire rapidement de peur que ne se multiplient contre toi les animaux des champs”. (Deut. VII, 22). Le fait que les juifs aient conquis le Néguev ne suffit pas; ce qui est essentiel, c’est son peuplement.

 

Maïmonide, surnommé le grand aigle (de la synagogue), a établi que la première sanctification du pays n’est pas valable pour l’avenir, parce qu’elle fut le fruit d’une conquête militaire qui fut annulée par le déferlement d’un ennemi, disposant d’une armée puissante et d’un armement imposant, qui reconquit le pays et nous le repris. La seconde sanctification, accomplie par possession et colonisation — sur l’ordre de Dieu — par le travail des mains à la sueur du front — ne fut pas annulée.’ La colonisation fondée sur la présence sur la Terre, tout simplement, fut valable en son temps et demeure valable pour l’avenir ! Notre responsabilité est engagée dans cette négligence. Les juifs américains auraient certainement pu accélérer le processus de la colonisation. Mais pourquoi examiner les défauts des autres et accuser les juifs libéraux. Considérons nos propres défauts et avouons nos erreurs. Les plus responsables de la lenteur de la conquête du pays par l’établissement sur la terre, sont les juifs orthodoxes. C’est sur nous, juifs fidèles au judaïsme, que pesait l’obligation de prêter une attention particulière à la “voix de l’ami” qui frappait, et de lui répondre sur l’heure par de puissants efforts pratiques.

A propos du verset “Je laisserai, moi, le pays en désolation”,  Rashi (Lev. XXVI, 32) fait remarquer en citant le “Torat Cohanim” : C’est une mesure favorable pour Israël, que les ennemis ne trouveront point de satisfaction dans votre pays; il sera désert de ses habitants. Eretz Israël ne pourra être reconstruit par aucune nation. Seul Israel a la force de le transformer en un pays habitable et de faire refleurir ses déserts. La promesse du créateur de l’univers est devenue un fait étonnant dans l’histoire du pays d’Israël à des périodes diverses. Prenons garde d’oublier ne fut-ce qu’un instant, qu’Eretz Israël a attiré comme un aimant, les nations du monde — chrétiens et musulmans. Les croisades du Moyen-âge avaient pour but la conquête d’Eretz-Israël et l’installation d’une population chrétienne. Toute la peine des croisés fut vaine. Ils ne réussirent pas à prendre racine dans le pays. Aussi les musulmans qui se trouvaient dans le pays lui-même, ne parvinrent pas à le peupler dans une mesure suffisante. Il est resté un désert dévasté, “votre pays sera une désolation” (Lev. XXVI, 33). Par la suite également, à l’époque moderne lorsque les peuples européens, aux dix-septième et dix-huitième siècles, colonisèrent et peuplèrent des continents entiers, Eretz-Israël demeure désert et dans un état plus primitif que les pays arabes avoisinants — Égypte, Syrie, et Liban. Si le pays avait été colonisé par une nation diligente, armée et cultivée; s’il avait été peuplé et développé suffisamment, notre attachement envers lui se serait relâché au cours des événements, et nous n’y aurions pas pris pied. Des étrangers auraient profité de sa production et de ses fruits, et nos droits seraient nuls et non avenus.

Mais Eretz-Israël n’a pas trahi la communauté d’Israël, elle lui est demeurée fidèle, attendant toujours sa libération. La logique veut donc qu’à l’heure où la communauté juive a la possibilité de revenir sur sa terre, qui a refusé ses trésors aux étrangers et les a conservés pour nous, que les juifs orthodoxes s’empressent d’accomplir cette grande et importante Mitzvah et sautent avec joie et enthousiasme sur ce service divin — la construction et la colonisation du pays. Cependant, à notre regret, ils n’ont pas agi ainsi. Lorsque la “délaissée”, qui nous avait attendus longtemps avec impatience, nous invite à venir la délivrer de sa désolation, et lorsque l’ami, qui avait veillé durant près de mille neuf cents ans à ce que la terre reste déserte, qui avait décrété qu’aucun arbre n’y pousserait, que les sources ne fertiliseraient point son sol, frappa à la porte de l’amante — celle ci — nous les juifs religieux — ne s’empressa pas de descendre de sa couche afin de lui ouvrir. Si nous avions en Eretz-Israël des colonies réparties sur toute la surface du pays, notre situation serait totalement différente.

Avouons publiquement et ouvertement la vérité : nous nous plaignons de responsables, connus en Israël pour leur attitude envers les valeurs de la tradition, et le respect de la religion. Ces récriminations sont justifiées; nous avons de graves reproches à adresser aux dirigeants laïcs d’Israël. Mais sont-ils eux seuls responsables, et nous purs et innocents comme des anges ? Une telle hypothèse est sans fondement! Nous aurions pu avoir une influence plus décisive sur la formation de l’image spirituelle de la colonie juive, si nous nous étions réveillés rapidement de notre sommeil pour ouvrir à notre ami qui frappait à la porte. Je crains fort que nous soyons encore plongés aujourd’hui, nous juifs orthodoxes, dans une agréable torpeur. Si nous avions créé plus de Kiboutzim religieux, construit d’avantage de maisons pour des immigrants religieux, si nous avions érigé un réseau diversifié d’écoles — notre situation serait bien différente. Alors nous n’aurions pas de griefs contre les responsables d’autres mouvements.

 

Nous les juifs orthodoxes nous souffrons d’une maladie particulière, peu répandue parmi les juifs non- religieux (sauf dans quelques cas individuels): nous sommes tous des avares! Nous ne nous distinguons pas par notre générosité en comparaison des autres juifs américains. Nous nous contentons de dons minimes et nous exigeons pour notre faible participation une récompense dans ce monde-ci, et la meilleure part. Aussi notre honneur est-il tombé au plus bas, et nous n’exerçons pas d’influence sérieuse sur la vie juive ici ni sur la marche des choses en Eretz-Israël. La grande et libre Amérique est un pays où s’exerce la charité. Le gouvernement lui-même a distribué durant les années 1945-1956 cinquante-cinq billions et trois cents cinquante millions de dollars à des œuvres de secours dans des pays étrangers (les chiffres sont vraiment au dessus de notre capacité d’imagination), et les donateurs généreux ne sont estimés que dans un pays qui sait donner et aider dans de telles proportions. En conséquence nous juifs orthodoxes en Amérique nous ne méritons pas de grands honneurs; ils reviennent à d’autres.

Ces derniers temps nous nous sommes spécialisés dans la critique et dans la découverte des défauts. — “Le prêtre verra la plaie — et déclarera impur”! (Lev. XIII, 3). Ce travail — critiquer, rechercher les défauts et émettre des avis de connaisseur — nous le pratiquons volontiers. Nous oublions cependant une chose, que le prêtre qui déclare impur doit se rendre auprès du patient en dehors du camp afin de le purifier— “Le prêtre se rendra au dehors du camp. . – et il ordonnera” (Lev. XIV, 3). Nous devons construire non de petits points isolés qui ne se font pas remarquer, mais des institutions centrales d’un bout à l’autre de l’Amérique et d’Israël, Nous avons le devoir de purifier ceux qui se trouvent “en dehors du camp”, ceux qui résident dans le vaste camp de l’ignorance. A cet effet il faut des sommes considérables; et nous, les juifs orthodoxes nous sommes loin d’être généreux et largement disposés à œuvrer charitablement. C’est pourquoi nos institutions ici et en Eretz-Israël souffrent d’un manque. En particulier le mouvement religieux du retour vers Sion doit se contenter de moyens peu importants. Par manque de possibilités financières il ne peut agir dans des dimensions souhaitables. Il en est bien ainsi: l’amante fidèle est splendide, ses yeux sont des colombes, et son visage dégage une grâce merveilleuse. Elle est bien plus belle que l’amante non religieuse. Mais vanité que la beauté et mensonge que la grâce, si cette amante est particulièrement avare et paresseuse. “J’ai ôté ma chemise — comment me rhabiller?” Lorsque l’on téléphone à un juif riche afin de lui demander une participation pour une œuvre importante, il répond: “Je pars pour la Floride et j’ai décidé cette année de descendre dans un hôtel de luxe, je ne peux donc donner suivant ce que vous me demandez.” Comment répondit le rabbin au roi des Khazars: “Tu me fais honte, roi des Khazars et nos paroles “prosternez-vous vers sa sainte montagne” .. . ne valent pas plus que le cri du rossignol.”

 

Ne percevons nous pas à travers notre angoisse pour la sécurité et la paix d’Eretz-Israël actuellement, les coups de l’ami qui supplie l’amante de lui permettre d’entrer ? Voilà plus de huit ans qu’il frappe et on ne lui a pas encore répondu correctement, et malgré tout il continueא frapper. A notre grand bonheur, notre sort s’est amélioré. L’ami ne vint pas au devant de l’amante bien aimée, mais nous il nous favorise. En cette nuit l’ami ne frappa qu’un court instant et s’éclipsa, tandis que pour nous il fait preuve de bien plus de patience: voilà huit ans qu’il frappe et continue à frapper. Si seulement nous pouvions ne pas manquer l’occasion ! »

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