Les clés du Midrash

Où est-il écrit que les constructeurs de la tour de Babel se révoltèrent contre Dieu ?

Où est-il écrit que Rivka avait trois ans lorsque Ytsraq l’épousa ?

Où est-il écrit que Rachel donna les signes maritales à Léa ?

Où est-il écrit que Yaacov combattit l’ange d’Essav ?

Où est-il écrit que Pharaon convoqua Yocheved et Myriam et leur ordonna de tuer les premiers nés mâles ?

Où est-il écrit que Dieu punit Moché pour avoir frappé le rocher (alors qu’il lui avait dit de parler) ?

Où est-il écrit que Moché se sépara de Tsipora ?

Nombreux parmi les lecteurs répondraient automatiquement : dans la Torah !

Désolé d’en décevoir certains, mais il n’en n’est rien. Aucune de ces histoires n’est écrite dans la Bible, la plupart d’entre elles puisent leur source dans la littérature midrashique.

Qu’est ce que le Midrash ? Le Midrash est, selon la tradition juive, un des niveaux d’interprétations de la Bible. Composés aux premiers siècles de l’ère chrétienne, les midrashim sont souvent racontés sous forme d’histoires, parfois surnaturelles.

Il est important de comprendre que les Midrashim ne s’intéressent pas à la vérité historique, mais viennent transmettre des idées morales et éducatives1. C’est dans ce sens qu’on trouve même certains rapprochements entre les Midrashim juifs et des textes mythologiques non-juifs, les deux ayant en communs de ne pas rapporter des faits mais des métaphores2.

Par conséquent, et il est essentiel de ne pas l’oublier, si le Midrash correspond à un niveau d’interprétation de la Torah, il n’en devient pas pour autant le sens littéral de celle-ci !

Ainsi, nombreux s’étonnent des interprétations d’exégèses comme Ibn Ezra (12e siècle, Espagne), Rashbam (12e siècle, France. Petit fils de Rashi) voir même le Natsiv (Rav Berlin, Fin du 19e siècle, Pologne). Il arrive fréquemment à ces auteurs d’interpréter le texte contre l’avis des sages du Talmud et du Midrash. Qu’y a t-il d’étonnant quand on sait que ces exégèses se définissent eux-même comme despashtanim(attachés au sens littéral) ? Aucun d’entre eux ne rejette l’avis du Midrash, ils refusent seulement de confondre interprétation littérale et interprétation métaphorique3.

Une clé importante pour la compréhension du Midrash m’a été enseignée par mon maître le Rav Yeshayahou Hadari : le Midrash ne parle que lorsqu’il existe un problème dans le pshat (sens littéral).

Pour mieux comprendre cela, je propose quelques exemples, tirés pour la plupart de l’enseignement du Rav Hadari.

Le premier se trouve dans la parasha que nous venons de lire. On nous décrit les péripéties de Yaacov et son arrivée à Haran, notamment sa rencontre avec des bergers. Ceux-ci n’étaient pas assez nombreux pour retirer la lourde pierre qui bouchait le puits. Le verset nous raconte que Yaacov « s’avança, fit rouler la pierre qui bouchait le puits et abreuva les brebis de Laban »4.

Tout une littérature rabbinique et midrashique s’est dressée autour de ce verset. Même si celui-ci peut paraître plutôt anodin, une question frappe le lecteur : pourquoi la Torah vient-elle me raconter une histoire triviale sur la vie de Yaacov ?

À cette question répond le Midrash, mais aussi les maîtres hassidiques et les baalei moussar.Nombreux l’interprètent comme une métaphore sur l’être humain, qui se croit incapable de surmonter ses passions – à l’image des bergers qui n’arrivaient pas à soulever la pierre – le verset vient nous apprendre que l’homme a suffisamment de force en lui pour réaliser ce qui lui paraissait impossible.

Dans le même ordre d’idée, la Bible nous raconte que Batya – fille de pharaon – aperçut le berceau de Moise qui flottait sur le Nil, « elle envoya sa servante et prit le berceau »5. Le Midrash interprète le mot אמתה (lit. « sa servante ») par « sa coudée » (אמה). Ainsi, nous dit le Midrash, la main de Batya s’allongea jusqu’à ce qu’elle saisisse le berceau.

Les sages semblent être dérangés par « l’envoi de la servante », qui montrerait un manque d’intérêt, voir d’empathie, de Batya à l’égard de Moché. Or, cette femme est celle qui éleva Moché avec amour et le sauva d’une mort certaine, contre les décrets de son propre père. Le Midrash nous explique donc, de façon imagée, qu’au delà des apparences, Batya chercha effectivement à atteindre le berceau « elle envoya sa main », montrant ainsi son désir de sauver Moché.

Le troisième exemple me paraît le plus pertinent. Le livre de Yona nous raconte que lorsque le prophète arriva dans la ville de Ninvé, il se mit à prophétiser dans les rues en affirmant « encore quarante jours et Ninvé sera détruite !6 ». Immédiatement, les versets nous racontent que : « Le bruit étant parvenu jusqu’au roi de Ninvé, il se leva de son trône, jeta bas son manteau, se couvrit d’un cilice et s’assit sur la cendre. Et il fit publier dans Ninvé comme décret du roi et de ses dignitaires ce qui suit: « Que ni homme ni bête, ni gros ni menu bétail ne goûtent quoi que ce soit; qu’on ne les laisse pâturer ni boire de l’eau. Que les hommes et le bétail soient enveloppés de cilices; que chacun invoque Dieu avec force, qu’il renonce à sa mauvaise conduite et à la rapine qui est dans ses mains! Qui sait? Peut-être Dieu, se ravisant, révoquera-t-il son arrêt et se départira-t-il de son courroux, pour que nous ne périssions pas. »7

Le Midrash nous raconte que le roi de Ninvé n’était autre que Paro, le pharaon de l’époque de Moché. D’un point de vue historique, ce Midrash semble absurde. Non seulement quatre-cent ans sépare Yona de la sortie d’Egypte, mais en plus Ninvé se trouve en Assyrie, fort loin du Nil.

Ce Midrash est dérangé par une question évidente : comment un roi non-juif, empêtré dans le péché, peut-il faire Techouva de façon radicale à cause d’un prophète venu d’un lointain pays et qui prêche dans les rues ?

Le Midrash nous explique alors que le roi n’est autre que pharaon, celui la même qui refusa de croire en Moché qui prophétisait au nom de Dieu, et qui pour cela subit les pires foudres divines. Devenu roi de Ninvé, il craint que l’histoire ne se reproduise et ne met plus en doute la parole du prophète. Et peu importe pour le Midrash si Pharaon ne pouvait techniquement pas être le roi de Ninvé, ce qui est sûr c’est que ce roi est symboliquement proche du seigneur égyptien qu’il n’a surement jamais connu.

Pour conclure, on peut dire que si le Midrash ne représente pas une vérité historique, il n’en reste pas moins une Vérité. Vérité morale, universelle, qui traduit des pensées profondes dans un langage accessible par tous.

De même, s’il ne correspond pas à l’interprétation littérale du texte, il vient tout de même souvent « compléter » le sens littéral resté manquant.

J’espère que ces clés de lecture permettront aux lecteurs et lectrices du Blog de mieux saisir les finesses de l’enseignement rabbinique.

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1cf. introduction au perek ha’helek, Maimonide :
ואם אתה מן הכת השלישית, וכשתראה דבר מדבריהם שהדעת מרחיק אותו, תעמוד ותתבונן בו, ותדע שהוא חידה ומשל;ותשכב עשוק הלב וטרוד הרעיון בחיבורו ובסברתו, ותחשוב למצוא כוונת השכל ואמונת היושר, כמו שנאמר: « למצא דברי חפץ וכתוב ישר דברי אמת » (קהלת יב:י) – ואז תסתכל בספרי זה, ויועיל לך בעזרת השם.
Dans le même ordre d’idée, le Rav Y.Y. Weinberg écrit que les sages du Talmud « n’étaient pas des historiens » (Liprakim p.71). Merci à Y. Ghertman qui m’a montré cette citation.
 
2Un exemple marquant est la similitude entre les tortures pratiquées à Sodome et le « lit de Procuste », de la mythologie grecque. Cette similitude a été mise en avant sur le site de questions/réponses juives cheela.org (lien :http://www.cheela.org/popread.php?id=56244). La réponse de Jacques Kohn me paraît incomplète étant donné que les midrashim sont datés du début de l’ère chrétienne, bien après le récit biblique et bien après Xénophon également.
 
3Quelques exemples rapides de commentaires contredisant l’avis du Midrash :
à propos du verset (Exode 2:2) « et sa mère vit qu’il était Bien », le Rashbam rejette explicitement l’interprétation midrashique selon laquelle la maison s’emplit de lumière à la naissance de Moise.
De même à propos du verset (Nombres 12:1) « au sujet de la femme noire qu’il avait prise », le Rashbam comme le Natsiv refusent l’interprétation du Midrash selon laquelle Moché s’était séparé de Tsipora et préfèrent expliquer qu’il s’agissait d’une concubine.
Pour Ibn Ezra, cf. mon article https://www.aderaba.fr/article-le-secret-des-douze-ibn-ezra-et-la-critique-biblique-80855399.html
 
 
4Gen. 29:10
 
5Ex. 2:5
 
6Jonas 3:4

7Ibid.

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