L’Enfer, c’est l’Autre

Cet article nous a été envoyé par Shmouel, fidèle lecteur du blog, qui laisse fréquemment des commentaires (oui, oui, c’est bien שמואל ). C’est aussi un ami proche, qui fut la première victime de mes longs discours et réflexions , avant même la naissance de ce blog. Nous lui souhaitons de continuer à écrire !

 

Tout d’abord, je remercie Gabriel, le webmaster, pour me permettre d’écrire sur son blog.

Cet article fait écho à un précédent article sur le blog  Les Penseurs Juifs, par Malka Laustriat (qui, ces derniers temps, se reconvertit plutôt dans la pensée juive), à propos d’une personnalité fort intéressante de la tradition talmudique, Elisha ben Abuya, surnommé Acher(« autre »). Le seul enseignement qu’il nous reste de lui dans la Mishna1concerne l’influence de l’âge sur l’étude2 :

אֱלִישָׁע בֶּן אֲבוּיָה אוֹמֵר, הַלּוֹמֵד יֶלֶד לְמָה הוּא דוֹמֶה, לִדְיוֹ כְתוּבָה עַל נְיָר חָדָשׁ. וְהַלּוֹמֵד זָקֵן לְמָה הוּא דוֹמֶה, לִדְיוֹ כְתוּבָה עַל נְיָר מָחוּק

Elisée ben Abuya disait : « Celui qui apprend enfant, à quoi ressemble-t-il ? A de l’encre écrite sur du papyrus neuf. Et celui qui apprend âgé, à quoi ressemble-t-il ? A de l’encre écrite sur du papyrus gratté. »

Le lien entre le fond de cet enseignement et la biographie du personnage3est très clair, comme l’a expliqué Malka. Acherne peut oublier l’enseignement qu’il a reçu, et reste tiraillé, même après son apostasie, entre son éducation toranique et les enseignements philosophiques (on est en droit d’imaginer qu’il était influencé par le courant sceptique, ou bien par la zoologie mythologique en général) qui l’ont poussé à douter. Il continue à enseigner à son élève Rabbi Méir4, et après sa mort même le Tribunal Céleste ne sait comment le juger… Il est évident que cette dernière aggadah est à approfondir, mais retenons-en la donnée essentielle : Acherest un personnage ambigu, déchiré entre deux mondes. Il garde une part positive. Peut-être est-ce pour cette raison que son enseignement a été préservé5.

Jusque-là je rejoins la réflexion de Malka Laustriat. Elle m’a donné beaucoup à penser, puisque la conclusion implicite de l’article (comme cela est souligné dans les commentaires) porte un regard extrêmement sceptique sur la thèse essentielle de l’Orthodoxie Moderne comme elle est mise en avant dans ce blog : le rapport entre notre tradition millénaire et les pensées extérieures au judaïsme, qui se développent de manière variée au fil des époques…

La réponse de Malka est fort simple : puisque Achern’a pas réussi, il faut tirer un trait sur toute conciliation entre modernité et tradition. Vous pouvez déjà deviner que je ne suis pas d’accord. Il me semble que de la biographie de Elisha ben Abuya se détache une image bien plus complexe, qui au contraire va dans le sens du chemin que bon nombre de nos Maîtres ont tracé avant nous6pour intégrer de manière cohérente les connaissances externes au corpus philosophique du judaïsme.

Si le fait qu’Elisha ben Abuya étudie la philosophie était si négatif, comment est-il possible que les autres Sages ne l’aient pas chassé tout de suite ? Autrement dit, l’étude en soi de ces idées modernes (pour son époque) n’était pas niée. Certes, elle était dangereuse, et portait en son sein les germes de l’hérésie d’Acher, mais elle n’a été vue comme telle qu’après coup, à la lumière de son apostasie effective. Les questions d’Achersont pertinentes. Elles n’ont pas nécessairement de réponse, comme la théodicée, mais elles constituent une problématique continuelle pour le Juif qui pense7L’erreur d’Acherne réside pas dans son constat de l’injustice, mais dans la réponse qu’il lui donne.Jusqu’à son apostasie, Acherne voyait pas de contradiction entre les deux mondes dans lesquels il naviguait, et les Sages ne voyaient pas de mal à cela. Le sentier de la conciliation est certes peu aisé, mais il existe, et n’ignore pas les interrogations de l’homme moderne.

La réponse d’Achera été de donner raison à un monde face à l’autre. Son erreur a été de refuser la conciliation, et de ne pas accepter qu’il y a des questions auxquelles il n’existe pas de réponses8. Le chemin de l’Homme de la Halacha est un chemin de souffrances et de déchirement, mais il porte en lui une honnêteté authentique qui ne cherche pas le repli sur soi, que ce soit dans le sens de la modernité (qui a été la réaction d’Acher), ou dans le sens de la religion.

L’Enfer, c’est l’Autre.

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1 Avot 4, 20. Apparemment, d’autres de ses enseignements se trouvent dans Avot deRabbi Natan.
2 Voir l’excellent commentaire de Mme Claude-Annie Guggenheim sur cette mishna. La traduction en français et la majorité des commentaires que je cite viennent aussi de cette édition.
3 Voir Chagigah Bavli 15b, Yerushalmi II, 1, et commentaire du Maharam Chick cités ibid.
4 Voir à ce sujet Rambam Talmud Torah 4:1 et Kesef Mishneh ibid., Iguerot Hareaya 112, mais il faudrait un article entier pour couvrir ce sujet
5 Voir cependant le commentaire du Helek Yaakov cité par Mme Guggenheim. Je renvoie aussi au commentaire Bnei Binyamin sur la mishna, qui propose une autre mise en rapport, tout aussi pertinente que celle de Malka.
6 A nouveau, il faudrait un article à part entière pour couvrir ce sujet. Ou même un livre.
7 Voir le début de Kol Dodi Dofek du Rav Soloveitchik.

8 Je me souviens avoir lu une histoire sur le Chatam Sofer. Un de ses fils mourut jeune un vendredi. Il demanda à son épouse de préparer Shabbat comme d’habitue, puisqu’il n’y a pas de signes publics de deuil pendant Shabbat. Elle commença à pleurer, et le Chatam Sofer lui répondit : « Tu pleures parce que vous, les femmes, n’étudiez pas le Talmud. Si vous étudiiez la façon de penser de la Guemara, vous sauriez que parfois il y a question, et la réponse est : Kashia. »

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