Leibowitz, Halakha et société
Après ma récente critique de la pensée leibowitzienne, je tiens tout de même à citer une de ses affirmations les plus pertinentes. Ce billet sera le premier d’une série consacrée à la tension entre halakha et monde moderne. Les textes halakhiques étant à notre disposition sont-ils toujours pertinents face aux changements de notre société?
Dans un célèbre dialogue entre Yeshayahou Leibowitz et Tamar Ross, théologienne du féminisme religieux, Leibowitz affirmait :
Le problème du statut de la femme n’est pas lié au changement de conditions mais au fait qu’il ne s’agisse pas de la même femme dont parle la Halakha ! Il ne s’agit pas d’un changement dans la Halakha,il s’agit du fait que pour plus de la moitié du peuple d’Israël – les femmes – il n’y a point d’Halakha. La Halakha ne connait pas la femme qui est, d’un côté, mère de six enfants et qui étudie la physique à l’Université Hébraïque [de Jérusalem].1
Dans le même ordre d’idée, Leibowitz écrit :
Il ne s’agit pas de faire avancer la Halakha, il s’agit de choses dont la Halakha ne traite pas. La Halakha ne parle pas de l’État d’Israël, ne parle pas de la femme, ne parle presque pas de problèmes de fond. La Halakha ne parle pas du fait qu’il existe des homosexuels – « Les juifs ne sont pas suspectés [d’homosexualité] » (Kidoushin, 82a).
Nous arrivons désormais au point crucial, qui résume le débat : le Peuple d’Israël, notre peuple, n’est plus le peuple dont la Halakha traitait. Le Peuple d’Israël n’est plus automatiquement lié à la [pratique de la] Torah, c’est un fait historique que la Halakha ignore.
Tout en estimant que Leibowitz exagère un peu trop, comme toujours, je ne peux m’empêcher de penser qu’il pointe du doigt un des problèmes fondamentaux du judaïsme d’aujourd’hui : la Halakha ne traite pas d’une bonne partie de notre réalité.
La Halakha ne connait pas la femme moderne mais uniquement la femme des sociétés patriarcales, celle qui n’a aucune indépendance et qui appartient toujours à un homme – un père ou un époux. Tous les textes halakhiques traditionnels partent du présupposé de leur époque selon lequel la femme n’est pas libre. Par exemple, la Halakha dispense les femmes des commandements positifs liés au temps car « La femme doit servir son mari et si elle était astreinte aux mitsvot liées au temps, il est possible qu’au moment où elle les accomplit son mari exige qu’elle le serve. Si elle choisit de suivre le commandement de son Créateur – malheur à elle de son mari ! Et si elle obéit à son mari et délaisse le commandement du Créateur – malheur à elle de son Dieu. C’est pourquoi Dieu l’a dispensa des commandements, pour qu’elle puisse être en paix avec son mari »2.
Durant des millénaires, les femmes de toutes les cultures ressemblaient à celles décrites par R. David Aboudarahm (13e siècle). Certains choisiront l’apologie et tenteront tant bien que mal d’expliquer en des termes plus modernes l’idée développée plus haut. Mais ne nous mentons pas, cette idée ne colle plus du tout avec le monde d’aujourd’hui. Le couple moderne est de plus en plus égalitaire et nul époux juif occidental ne songerait à s’emporter contre sa femme si cette dernière accomplit un commandement divin au lieu de le « servir ».
Leibowitz prend l’État d’Israël comme second exemple. La Halakha ne connait ni la démocratie, ni la possibilité d’un judaïsme en majorité laïque. Il s’agit là de deux éléments totalement nouveaux pour la tradition juive. Une partie du monde religieux opte pour la négation : ces deux éléments sont vus comme des catastrophes temporaires, censés disparaître avec le temps et l’aide de Dieu. Mais force est de constater que ce ne sera probablement pas le cas. Le peuple juif tout entier reviendra-t-il un jour à une orthodoxie stricte ? Si oui, dans combien de siècles ? Voudrions-nous d’une théocratie ? J’en doute fort. La Halakha ne prend donc pas en compte cette réalité qui lui était inconnue.
Enfin, Leibowitz touche aux changements des mœurs de notre société à travers l’homosexualité. La Halakha connait évidement l’acte homosexuel, qu’elle interdit, mais ne connait pas une réalité où une minorité conséquente de juifs et juives se disent homosexuels. Signalons au passage, qu’il ne s’agit généralement pas d’un choix volontaire mais d’une donnée. La plupart des homosexuels ne semblent pas pouvoir changer d’orientation sexuelle et se faire hétérosexuels.
Le Talmud, repris par le Choulkhan Aroukh, statue que « Les juifs ne sont pas suspectés [d’homosexualité] »3. Cette affirmation a des conséquences halakhiques, à commencer par le fait que deux hommes juifs peuvent s’isoler (ce qui n’est pas le cas pour un juif et un non-juif, ou un homme et une femme). Admettre le changement de réalité devrait pousser à un changement de la Halakha toute entière à ce sujet.
Pour aller encore plus loin, je dirai que de manière générale, la société toute entière a radicalement changé en ce qui concerne les mœurs. La société est désormais mixte et ne légifère plus la morale, ce qui entraine une multitude de conséquences, à commencer par la possibilité immédiate de satisfaire tous ses désirs. À bien des niveaux, la Halakha semble être en décalage avec la réalité. Elle statue par exemple que « la voix d’une femme est nudité », mais quel homme vivant dans notre société détecterait quoi que ce soit d’érotique dans un chant féminin banal (je ne parle évidemment pas de chanteuses ou chansons vulgaires – chose de toute façon interdite même s’il s’agit d’un chanteur) ?
On peut élargir cette réflexion en s’interrogeant sur la pertinence des lois interdisant tout contact physique, même amical, entre les sexes. Pour un jeune juif vivant dans la société d’aujourd’hui, cet interdit est sans nul doute décalé. Alors que les rues, les films, les médias et la culture débordent d’éléments érotiques, on suppose qu’une simple poignée de mains provoquerait des pensées déplacées. Si quelqu’un admet tout de même la pertinence de cette loi, encore faudrait-il s’interroger sur la possibilité de l’élargir aux deux sexes, puisque nul ne peut nier la réalité de l’homosexualité.
Dans une certaine mesure, le monde harédi répond à une logique indiscutable en choisissant de vivre totalement coupé de cette société qu’il juge décadente. D’un autre côté, nul ne peut vraiment vivre au cœur de l’Occident et n’avoir aucun contact avec cette culture – en témoigne les centaines de blogs anonymes d’individus issues des communautés les plus fermées de l’orthodoxie américaine. Blogs dans lesquels transparaissent les larges connaissances de ce monde qu’on a tout fait pour leur cacher. En d’autres termes, toute personne lisant ce billet doit admettre que le simple fait qu’elle dispose d’une connexion internet la connecte à une société aux mœurs totalement différentes de celles de la Halakha.
Faut-il créer de nouvelles halakhot ? Oui et non. Je dirai plutôt qu’il faudrait légiférer ces nouveaux éléments à la lueur de la tradition halakhique.
Prenons le cas du statut de la femme. Quel est ce statut dans la société d’aujourd’hui ? La femme est-elle devenue la copie parfaite de l’homme ? Garde-t-elle une plus grande implication dans la vie familiale, l’empêchant de prendre sur elles les commandements positifs et liés au temps ? De ces nouvelles questions devraient surgir des conclusions halakhiques évidentes. Dans une certaine mesure, c’est déjà ce qui se passe, mais beaucoup trop lentement. Par exemple, malgré l’interdit explicite d’enseigner la Torah à sa fille, il n’existe presque plus de milieux religieux fermant totalement les portes de l’étude aux femmes.
La place de l’État d’Israël risque d’être bien plus compliquée car elle touche à la fois aux domaines politique et religieux. Accepter la réalité de l’État d’Israël, c’est accepter le fait que le peuple juif tout entier repasse peu à peu du statut de religion au statut de peuple, avec tout ce que ce nouveau statut implique.
Enfin, la redéfinition des rapports entre les sexes, la prise en compte de l’homosexualité et des autres changements de mœurs risquent bien d’être les éléments les plus sensibles. Il suffit de constater que la société non-juive elle-même en débat depuis des décennies alors que le judaïsme n’a pour l’instant presque pas touché au sujet.
Malgré la crainte que ces nouvelles questions peuvent entrainer, je suis persuadé que nous devrions les regarder d’un œil positif. Elles sont une opportunité inespérée de renouveler le monde juif tout entier. La Torah a survécu à deux mille ans d’exil, aux persécutions anti-juives, aux assimilations massives, etc…, elle survivra sans aucun doute à ces nouveaux enjeux. Ne laissons pas la Torah perdre toute pertinence dans notre société.
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2Aboudarahm, tikoun hatfilot vé-inayéém, troisième portique.