La Halakha séfarade, entre tradition et renouveau
Article publié dans la revue canadienne « La Voix séfarade » dans le cadre d’un dossier dirigé par Dr. Sonia Sarah Lipsyc et intitulé « Être séfarade en Israël ». Nous recommandons la lecture de l’ensemble de la revue, disponible en ligne ici.
L’approche séfarade de la Halakha (loi juive) est fort mal connue du public, y compris d’une majorité d’érudits. Depuis le décès des dernières grandes figures du judaïsme séfarade, il semble que l’approche orthodoxe ashkénaze soit désormais la seule qui prévaut au sein du public respectueux de la halakha, y compris des séfarades eux-mêmes.
Pourtant, cette approche peut, à bien des égards, répondre aux problèmes contemporains du judaïsme. Héritière d’une tradition sérieuse et profonde, elle permet toutefois bien des changements. Profondément attachée à la halakha, l’approche séfarade ne peut être qualifiée d’orthodoxe. À l’instar des autres mouvements qui constituent le judaïsme ashkénaze contemporain, l’orthodoxie s’inventa en réaction à la modernité. Durant le XIXe siècle, la réforme tenta d’adapter le judaïsme aux valeurs modernes, tandis que l’orthodoxie, elle, prôna un repli communautaire visant à protéger les juifs pratiquants des affres des Lumières. Éloigné de ces enjeux européens, le judaïsme séfarade put perpétuer sa tradition millénaire – celle d’un judaïsme dynamique, où la halakha est centrale mais évolutive.
Sous bien des aspects, il est possible que cette approche séfarade se soit oubliée car elle ne correspond justement à aucune des cases rigides du judaïsme contemporain. Le Professeur Zvi Zohar, spécialiste de la littérature halakhique séfarade à l’Université Bar-Ilan (Israël), estime que l’approche séfarade a peu à peu disparu car sa complexité ne correspondait pas aux axiomes simples des mouvements juifs contemporains. En effet, l’essentiel de la littérature halakhique séfarade d’après l’exil des juifs d’Espagne, se trouve dans les livres de responsa rabbinique écrits du Moyen-âge jusqu’à nos jours. Contrairement aux abrégés halakhiques aujourd’hui popularisés, un responsum est un développement halakhique venant répondre à un point précis dans un contexte donné. Les responsa expriment donc l’idée qu’aucune loi n’est figée à jamais mais que la Halakha se doit de répondre aux problèmes de chaque époque et doit savoir garder sa pertinence grâce au hidoush, au renouveau, qui lui est inhérent. Citons par exemple le Rabbin Haïm David Halevy (1924-1998), ancien Grand Rabbin séfarade de Tel-Aviv :
« Il se trompe cruellement celui qui pense que la Halakha est figée et qu’on ne peut s’en écarter ni à droite, ni à gauche. Au contraire ! Rien n’est plus souple que la souplesse de la Halakha, car un décisionnaire peut trancher de façon contraire en même temps et sur la même question, à deux questionneurs différents ! Et le sujet est vaste…
Ce n’est que grâce à la souplesse de la Halakha, grâce aux nombreuses nouveautés que fixèrent les sages d’Israël au fil des générations, que le peuple juif pu avancer (laléh’et d’où procède le terme Halakha) dans le chemin de la Torah et des commandements durant des milliers d’années. »[1] .
Les exemples illustrant les propos du Rav Haïm David Halevy ne manquent pas. Citons par exemple le Rabbin Yossef Messas (1892-1974), originaire de Meknès, dont la simple biographie suffit à illustrer cet esprit rabbinique séfarade tourné vers le monde et vers les besoins de la communauté. Décisionnaire, rabbin, mohel (circonciseur), poète et enlumineur, il fut nommé rabbin à Tlemçen (Algérie) à 32 ans seulement. Seize ans plus tard, il devint le Av beit-din (dirigeant des tribunaux rabbiniques) de Meknès. En 1964, il est nommé grand rabbin de Haïfa (Israël), poste qu’il occupa jusqu’à son décès en 1974.
Témoin de l’assimilation du judaïsme nord-africain sous influence française, le rabbin Messas estima qu’il était du devoir des rabbins d’apporter une réponse juive aux enjeux de son époque. C’est pourquoi il prôna à la fois un judaïsme basé sur une approche rationnelle de la loi et adapté aux mœurs contemporains. Ainsi, il autorisa les femmes mariées à ne plus se couvrir la tête estimant que de nos jours « Le couvre-chef tient plus d’une tartuferie que de la pudeur »[2] puisque dans nos sociétés modernes, les cheveux féminins ne sont plus considérés comme un dévoilement vulgaire. Pareillement, il prôna l’inclusion des juifs assimilés au sein des communautés et mis en valeur les racines universelles du judaïsme. À une personne lui demandant s’il était autorisé de faire un don d’organe à un non-juif, le Rav Messas répondit que «La chose est non seulement autorisée, mais c’est en plus un excellent geste. Ainsi sera connu l’amour de l’humain pour son prochain, car nous sommes tous les créatures du Tout-Puissant ».[3]
À la même époque, le Rav Chalom Messas (1909-2003), futur Grand Rabbin du Maroc puis de Jérusalem, mis en place des accords pré-nuptiaux à Casablanca, visant à empêcher les maris récalcitrants de s’enfuir sans donner le guet.[4] Citons également Rav Ovadia Yossef, sommité halakhique contemporaine, qui fut le décisionnaire validant la judaïté des juifs éthiopiens et permettant ainsi de sauver in-extremis cette vieille communauté menacée.[5] Rav Bakshi-Doron, un autre Grand Rabbin séfarade d’Israël, soutint qu’il est possible pour une femme d’être juge rabbinique[6] et son homologue, le défunt Rav Mordéchai Eliyahou, fut l’autorité validant la présence d’avocates religieuses dans les courts rabbiniques.
Ces quelques exemples expriment le dynamisme de la pensée halakhique séfarade, capable d’utiliser les outils traditionnels pour répondre aux enjeux modernes. Malheureusement, alors que disparaissent peu à peu les grands noms de ce judaïsme, une nouvelle génération de décisionnaires séfarades peine à émerger. Face à l’hégémonie religieuse ashkénaze, bien des rabbins aux origines séfarades semblent adopter une pensée orthodoxe étrangère à celle de leurs ancêtres, qui par ignorance et qui par choix. C’est pourquoi la tâche nous incombe à tous : Ouvrez, Lisez, Diffusez la Torah séfarade qui a tant à apporter au judaïsme contemporain.
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Notes:
[1] Rav H. D. Halevy, Shout assé lekha rav, 7:54.
[2] R. Yossef Messas, Otsar Hamichtavim, responsum 1884.
[3] R. Yossef Messas, Mayim Hayim, V. II.
[4] R. Chalom Messas, Tevouat shemesh, E.H, responsum 66.
[5] R. Ovadia Yossef, Yabia Omer, Volume 8, E.H, responsum 11.
[6] R. Eliyahou Bakshi-Doron, Binyan Av, responsum 65.
Comment fonder l'approche sépharade de la halakha sur les responsas, alors que les sépharades sont les précurseurs même des codex halakhiques: Mishnei Torah, Shoulkhan Aroukh …
Merci pour ce commentaire qui me permet de clarifier un point important: Je parle du monde séfarade post-espagnol. Autrement dit, du judaïsme séfarade qui s’est développé dans le bassin méditerranéen à partir du 16-17e siècle jusqu’au 20e siècle.
Cette mention est importante car ce judaïsme diffère de ses racines espagnoles sur bien des points. Si vous lisez la littérature halakhique de ces siècles là vous verrez qu’aucun codex n’a été rédigé (jusqu’au début du 20e) et que l’approche est très différente de celle du Rambam.
Je crois justement que c’est une periode que nous explorons peu et qui a beaucoup à apporter au peuple juif.
Kol touv
» L’approche séfarade de la Halakha (loi juive) est fort mal connue du public, y compris d’une majorité d’érudits. Depuis le décès des dernières grandes figures du judaïsme séfarade, il semble que l’approche orthodoxe ashkénaze soit désormais la seule qui prévaut au sein du public respectueux de la halakha, y compris des séfarades eux-mêmes. »
D’apres ce preambule, le public connait mal les auteurs sefarades de Moshe Rabenou (egyptien ) jusqu’au Beit Yossef (turc ) … De plus le public sefarade n’aurait plus de decisionnaires vivants puisque les derniers sont morts . Les enfats males encore vivants du rav Ovadia Yossef, du rav Mordekhai Eliaou ou le rav Amar apprecieront la remarque .
Quant au public respectueux de la halakha y compris ashkenase, il sait pertinemment que les decisionnaires ultra orthodoxes sont souvent ignorants des problematiques modernes entre technologiques qui font que leurs decisions ne concernent ques leurs cercles intimes .
Et il ne serait pas inutile que le redacteur du blog relise ce qu’il publie ou qu’il ecrive une introduction pour relativiser les propos cites qui dans ce cas contiennent un florilege d’erreurs factuelles assez grossieres …
Nos amities car l’erreur est humaine
Bonjour Gilles, malgré le ton peu agréable je choisis de vous répondre en espérant que cela nous conduise à une discussion plus posée.
1) Votre remarque sur Moshé Rabeinou jusqu’au Beit Yossef me fait comprendre que j’aurais du commencer par définir le terme « séfarade ». Être séfarade ne signifie pas être né en pays moyen-oriental. Sinon, Ramban, Ibn Caspi et le Ravad deviennent ashkénazes (nés en Provence) et Rav Kaniewsky (Né en Israël) devient séfarade…
Être séfarade c’est appartenir à une culture spécifique et partager une tradition à part. Après l’exil des juifs d’Espagne, vous trouvez pendant un moment des séfarades à Anvers (Spinoza est l’exemple le plus célèbre) dont les descendants deviennent généralement « ashkénazes », c’est à dire adoptent la tradition ashkénaze locale.
2) Ainsi, quand je parle de tradition séfarade d’après l’exil des juifs d’Espagne, je parle d’une époque précise et d’une tradition précise. C’est justement la tradition que nous ne connaissons pas puisque tout juif peut citer un panel de sages séfarades du moyen-âge mais s’arrête au Beit Yossef. Quel sage séfarade connaissez vous du 17 au 20e siècle ? En général, le Hida ou le Ben Ish Haï ont percé. Mais qui a entendu parler des rabbins de la famille Ibn Danan, des rabbins de la famille Ankaoua, de ceux de la famille Messas, des sages de Djerba, etc… ? Généralement personne, à part les descendants directs de ces sages. C’est ce judaïsme que j’aimerai faire connaître car je crois que son approche peut être bénéfique au judaïsme contemporain.
3) En ce qui concerne les noms de rabbanim que vous citez, avec tout le respect qui leur revient je pense effectivement qu’ils ne peuvent être comparés à leurs parents et maîtres ou au grands noms du judaïsme séfarade que je citais. Premièrement, peu d’entre eux ont publié des ouvrages halakhiques de haut niveau (c’est surtout le cas de Rav Ytshaq Yossef); deuxièmement, une partie se sont éloignés de la tradition séfarade et ont adopté bien des élèments de l’approche ashkénaze. Les kollelim dirigés par les enfants Yossef ont pour la plupart un cursus d’études calqué sur les yeshivot ashkénazes et qui ne ressemblent pas ou peu à ceux des yeshivot séfarades d’il y a un siècle.
Kol touv