La Torah et son contexte : Le Talmud
« Toutes les sagesses sont nécessaires [à la compréhension] de notre Torah »
(Rabbi Mena’hem Mendel de Schklov, au nom du Gaon de Vilna, Introduction auPeat hashoulchan)
Ces derniers temps, il m’est arrivé plusieurs fois de discuter de la légitimité de l’étude dite critique des textes juifs traditionnels. Cette étude porte un regard universitaire sur le texte. Le contexte socio-historique et le style ainsi que les différentes versions existantes (les guirzaot) sont les éléments les plus étudiés par cette méthode.
Développée au XIXe siècle en Allemagne, notamment par le Rav Zecharia Frankel, cette méthode fut utilisée par des grands noms du judaïsme allemand – comme le Rav David Zvi Hoffman et le Rav Yechiel Yaakov Weinberg (Le « Sridei Eish »), qui dirigèrent le séminaire rabbinique orthodoxe de Berlin. Aux USA, cette méthode fut surtout développée par les Professeurs du séminaire conservative de New-York, le JTS. On peut citer en particuliers le Professeur Saul Lieberman et son élève David Weiss-Halivni.
Je pense que cette méthode peut apporter énormément dans la compréhension de la littérature rabbinique en générale, du Talmud à la Hassidout. Le contexte socio-historique de chaque texte aide à comprendre l’impact que celui-ci a eu sur le judaïsme et permet souvent de mieux dégager les volontés de l’auteur. L’étude des Guirzaot permet de retrouver la version originale, souvent altérée par les siécles et la censure. Évidemment, cette lecture n’est pas exclusive. Elle ne vient pas remplacer la lecture classique mais s’intéresse au texte d’une perspective différente.
Dans cette série de posts, j’essayerai de partager avec vous quelques exemples intéressants de lecture historique du Talmud, des décisionnaires et de la littérature rabbinique moderne. Ce premier post s’intéressera exclusivement à la littérature talmudique.
Trois exemples, certains déjà partiellement discutés sur le blog, me paraissent intéressants. Le premier concerne la vision du non-juif dans le Talmud, le deuxième et le troisième apportent des exemples d’une compréhension historique de la Mishna et du Talmud.
A) Le non-juif dans le Talmud : temporalité de la loi
Il est de notoriété publique qu’il existe dans le Talmud plusieurs citations et lois négatives à l’égard des non-juifs. Au niveau de la loi, le non-juif est loin de posséder l’égalité des droits. Il n’a pas le droit de voler un juif, mais un juif peut le voler1. S’il tue un juif, il est condamné à mort, l’inverse n’est pas vrai… et les exemples sont encore nombreux.
Une lecture critique de ces passages nous amène à souligner plusieurs points essentiels. Ces textes régissent les rapports entre les juifs et les autres peuples qui vivaient dans le bassin méditerranéen. Un premier point à souligner et le paganisme total de l’ensemble de ces peuples. Qu’il s’agisse des égyptiens, des grecs ou des romains, tous étaient de fervents idolâtres. De très nombreux passages bibliques décrivent l’attraction des hébreux pour l’idolâtrie de leurs voisins2. Or, l’idolâtrie représente l’antithèse la plus totale du judaïsme qui prône le monothéisme religieux3.
Comment vaincre l’idolâtrie qui rongeait le peuple juif ? Tout d’abord en évitant au maximum toute interaction avec les peuples païens. Diminuer les droits civiques des païens vivant au près des juifs, devait fortement dissuader ces derniers de s’installer parmi les hébreux.
Un second point important est, à mon avis, les lois qui régissaient ces peuples. Nombreuses de ces lois nous sont connues et laissent clairement apparaître une totale inégalité sociale. La loi romaine considérait par exemple que « à l’égard de l’étranger on ne peut jamais être déchu de son droit »4. L’ennemi avait, bien entendu, un statut encore bien plus inférieur et était généralement destiné esclavage. Esclavage qui, à la différence de l’esclavage biblique, signifiait la perte totale du moindre droit civique.
On peut supposer que dans ces conditions, rien ne poussait les juifs à ce comporter avec leurs voisins de façon plus droite que ces derniers…
Cette lecture, établit donc clairement une distinction entre les non-juifs païens et peu intègres de l’époque talmudique et les non-juifs d’aujourd’hui. Déjà au XIIIe siècle, le Meiri soulignait ce point :
« Mais concernant les gens des nations dotées d’un code religieux de conduite qui servent Dieu en quelque façon (comme les musulmans et les chrétiens) – bien que leur foi puisse être jugée comme éloignée de la notre – ils ne tombent pas sous ce statut d’idolâtre, c’est pourquoi il y a lieu de les considérer au même plan que les Israélites, sans restriction, pour toutes ces questions considérées, qu’il s’agisse du devoir de restituer un objet perdu ou de rendre le solde en cas d’erreur de paiement. Il en va ainsi pour toutes les autres questions : le devoir (morale) doit s’appliquer indifféremment (aux gens de ces nations comme aux juifs). »5
Sans cette lecture historique, il n’existe aucune raison valable qui nous pousserait à différencier le non-juif moderne du païen d’antan. Cette lecture est donc d’une importance capitale en ce qui concerne la Halakha pratique.
B) L’esprit de la loi : rejet des pratiques païennes
Une Mishna6 statue : « on n’abat pas [d’animaux] dans les mers, ni dans les fleuves, ni dans des ustensiles. Cependant, on peut abattre [un animal] dans un bassin remplie d’eau ou dans des ustensiles sur un bateau. On n’abat pas dans une fosse mais on peut creuser une fosse chez soi pour que le sang y coule. Cependant, on ne fera pas cela au marché car cela laisse à croire qu’on imite les hérétiques. »
Cette Mishna légifère le déroulement de l’abattage rituel (shekhita). A priori, il s’agit de lois plutôt incompréhensibles. Pourquoi pourrais-je tuer l’animal dans un bassin mais pas dans un fleuve ? Quel problème y a t-il à abattre un animal dans une fosse ?
Le Talmud7 déjà s’interroge sur la raison de ces lois : « Quelle différence cela fait-il [d’abattre une bête] dans la mer ? Pour ne pas qu’on dise qu’il sacrifie une bête pour le prince de la mer ». Par la suite, il est également expliqué qu’on ne peut abattre d’animaux que dans un bassin d’eau sale ou dans un bateau, à condition que le sang ne tombe pas directement dans l’eau.
De quoi s’agit-il donc ? Et qui est ce « prince de la mer » ?
Une étude des coutumes grecques nous apprends que ce « prince de la mer » désigne très certainement Poséidon, le dieu grec des mers. Ainsi, ses offrandes pouvaient être sacrifiées dans les fleuves, dans la mer, ou depuis un bateau, à la condition que le sang coule directement dans la mer ! 8
Dans le même esprit, nous lisons9 : « celui qui étreint, embrasse, balaye ou parsème [le sol devant l’idole], lave, oint ou habille [l’idole] transgresse un commandement négatif. »
La raison de l’interdit est clair : ces actes témoignent d’un culte idolâtre. Cependant, il est intéressant de savoir que ces actes décrivent précisément l’ensemble du rituel religieux quotidien des égyptiens !10
Les données historiques sur les peuples antiques nous permettent ici de mieux saisir le sens et la portée des lois de la Mishna. Le point est mis sur le rejet des pratiques païennes, telles qu’elles existaient à l’époque.
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C) La mise à l’écart des juifs hérétiques
Les historiens du début de l’ère chrétienne, et tout particulièrement Flavius Joseph, nous apprennent qu’à cette époque le judaïsme était fractionné en une multitude de sectes. Les plus connus étaient les pharisiens, les saducéens, les zélotes, les samaritains et les esséniens. Les auteurs de la Mishna et du Talmud appartenaient tous au mouvement pharisien et possédaient les faveurs du peuple11.
De nombreuses décisions talmudiques sont prises afin de préserver le judaïsme pharisien et de delégitimer les autres sectes aux yeux du peuple. On recense donc de très nombreuses attaques à l’égard des saducéens, qui étaient presque tous prêtres (cohanim) et détenaient une grande partie du pouvoir cultuel – ce qui les rendait influent auprès du peuple.
Nous savons que les saducéens ne croyaient pas en la Torah orale et refusaient la lecture pharisienne, parfois métaphorique, de la Bible. Par conséquent, les saducéens ne croyaient ni à la résurrection des morts, ni au messie, ni au paradis ou à l’enfer. Ils polémiquaient avec les pharisiens sur un grand nombre de lois et particulièrement celles ayant trait au culte dans le Temple. 12
Ainsi, on peut supposer que la célèbre Mishna13 statuant que « celui qui ne croit pas que la résurrection des morts est marquée dans la Torah, n’a pas le droit au monde futur » cherche à détruire les croyances saducéennes ayant gagné le peuple. Les saducéens ne croyaient ni au monde futur, ni à la résurrection et devaient avoir bien du mal à propager ces croyances au sein du peuple. Premièrement parce que celui-ci était proche des pharisiens, mais surtout parce que s’il y a bien une croyance à laquelle le peuple aspire, c’est celle du monde futur. Cependant, en l’absence de verset explicite, les saducéens ne devaient pas avoir grande difficulté à persuader le peuple que même s’il est possible que la résurrection existe, celle ci ne figure certainement pas dans la Torah.
Un débat théologique qui peut aujourd’hui nous sembler secondaire (« la resurection est elle inscrite dans la Torah ou s’agit-il d’une loi orale ? ») pouvait être bien plus crucial au moment ou il a été tranché. En condamnant de la façon la plus ferme cette croyance, les sages détruisaient les quelques influences saducéennes qui avaient atteint le peuple.
Le même phénomène de mise à l’écart se retrouve dans le Talmud à l’égard des premiers chrétiens. Il est important de souligner qu’à l’époque talmudique, les premiers chrétiens étaient encore considérés (et se considéraient) comme juifs. Leur influence grandissant au sein du peuple, il était urgent de marquer la distinction entre le judaïsme rabbinique et le christianisme – afin de préserver ce premier.
Un des exemples les plus marquant est l’ajout d’une prière spéciale dans la amida(birkat haminim, la douzième bénédiction) à leur intention. Le Talmud14 raconte que c’est Raban Gamliel qui demanda à Shmouel Hakatan de rédiger cette prière aux termes plus qu’explicites. Au cours des siècles, ce texte a été modifié à maintes reprises par la censure. Les versions ashkenazes ont même souvent supprimé le mot « min » désignant souvent les chrétiens. Des versions non-censurées datant du XIIe siècle ont été trouvées dans la Gueniza du Caire, on peut par exemple y lire : « et les chrétiens (notsrim), qu’ils se perdent, que leurs années de vie s’effacent et qu’ils ne soient pas inscrits parmi les justes ». Les derniers mots (qu’ils ne soient pas inscrits parmi les justes ) laissent bien entendre qu’au moment de la rédaction de la prière, les chrétiens étaient encore vue comme des juifs.
Ainsi, le contexte social et politique de la Palestine des premiers siècles de l’ère chrétienne nous permet de mieux comprendre un bon nombre de décisions ainsi que leur virulence. Durant cette période, le peuple juif vivait des heures tragiques et capitales, celles du début de l’exil. C’est sur les décisions des sages, guides spirituels, que reposait la survie du peuple juif qui venait de perdre son indépendance mais aussi le seul lieu de culte qu’il n’avait jamais connu. Unir le peuple autours d’une nouvelle forme de culte était plus que crucial, mais pour cela il fallait d’abord unir les croyances en sortant du judaïsme les sectes qui lui étaient accrochées.
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14TB Brachot 28b
Article très interessant qui exprime bien une vision moderne (une lecture moderne)לטוב ולמוטב
Petite précision technique – Il me semble pourtant que selon Rambam – et contrairement a ce que tu dit – on n’a pas le droit de voler un goy, en tout cas pas selon la définition pchate et habituel
du vol. C’est permis que dans certain cas, mais certainement pas en règle général.
Si cela t’intéresse je peut trouver les références…
2 remarques:
1. Remarque technique: tu prétends que l’on peut voler un goy, c’est faux totalement d’après le rambam, et d’après d’autres richonim comme rachi, même si cela peut-être permis dans certains cas, ce
sont des cas très précis, mais le vol au sens propre et habituel du terme et à mon souvenir totalement interdit.
2. Le Méïri que tu ramènes répond en partie seulement: en effet, est-il envisageable de dire qu’un juif qui tuerait un goy serait devenu à présent hayav mita? cela ne l’est pas pour deux raisons:
tout d’abord parce que l’idée est trop renversante, et surtout parce que dans makot ce din de h’yiouv mita est dit a propos du guer tochav qui a accepté le dieu juif, le monothéisme, n’est plus est
idolâtre, et donc pas paganiste comme tu le prétendais. D’après moi, par cette lecture critique et historique du talmud, tu passe complètement à côté d’un enjeu fondamental qui est en regard de
l’autre et de celui qui par sa loi et ses moeurs et son rapport avec dieu est forcément différent de toi, et ton interprétation est une façon moderne de se dérober d’un problème fondamental de la
torah, alors que la question est indéniable et flagrante. il est donc dommage de se laisser prendre par se genre de lectures qui font perdre tout le sens aux propos du talmud et même de la torah
(même si dans certains cas ou l’enjeu n’est pas aussi fondamentale qu’ici, ta méthode peut-être pertinente comme dans le lait non-chamour par exemple, mais à utiliser avec beaucoup de
précaution).
Excuse-moi si mes propos étaient un peu virulent, ce n’était pas du tout mon intention, c’est juste que le sujet me chauffe beaucoup!!
Hormis cela, je te félicite pour ton article très intéressant!
Après les commentaires de M.L et Tsvi, je publie un petit rajout en ce qui concerne l’interdit de voler un non-juif :
Il ne s’agit effectivement pas d’un avis unanime. La guemara apporte deux avis, Rabbi Akiva l’interdit et le reste des Tanayim semblent l’autoriser (cf. les références citées en bas de
l’article).
Pour ce qui est de la Halakha post-talmudique, le Rambam (début de Hilchot gueneva et de hilchot guezela) l’interdit. Cependant, il y a débat pour savoir si cet interdit est mideorayta ou
miderabanan (cf. par ex. le Kessef Michné).
Il y a donc bien un avis qui permet le vol des non-juifs. Cet avis n’est appartement pas retenu par la Halakha, mais il est très probable que la raison est justement celle que j’ai invoqué : le
non-juif de l’époque du Rambam n’était plus le non-juif de l’époque du Talmud.
En ce qui concerne la deuxième remarque de Tsvi, je pense qu’il y a incompréhension. Lorsque le Meiri écrit qu’aujourd’hui il est interdit de voler un non-juif au même titre qu’il est interdit de
voler un juif, cela signifie uniquement que l’interdit est le même, pas la punition.
Par exemple, il a toujours existé un interdit de voler/tuer un guer toshav, cependant la condamnation n’a jamais été la même que pour un juif bien que l’interdit était identique !
Si l’interdit est identique, pourquoi la punition est différente ? Vaste sujet qui demanderait beaucoup d’approfondissement…
Pour ce qui est de cette méthode, comme dit dans l’introduction à l’article, elle ne se prétend pas être exclusive. Je propose de voir les méthodes traditionnelle et universitaire comme
complémentaires. Chacune a des manques mais chacune apporte quelque chose en plus à la compréhension du texte.
Mon cher cousin,
Je lis souvent ton blog que j’aime beaucoup; je crois que ce sera mon premier commentaire, j’espère qu’il sera à la hauteur de ce que te lire m’inspire le plus souvent. J’admire ton exigence de
Vérité, ta liberté, ta sagesse, ta modération… Pour ne pas te gêner j’en reste là!
Il y a toutefois ici une difficulté que tu évacues un peu vite en posant la lecture critique comme complémentaire de la lecture traditionnelle, et visant une même fin, la compréhension du
texte.
La difficulté porte sur le statut même des textes que tu commentes. Attendre de la lecture critique un éclairage sur le sens du texte, c’est déjà supposer que le texte s’enracine dans son contexte
historico-social. C’est forcément en relativiser la portée.
En effet si le Talmud est « inspiré », s’il est parole du D. vivant, le contexte historico-social de son écriture ne peut apporter aucune étincelle; car il est intemporel, et car ce qui est débattu
dans le Talmud relève des vérités éternelles, et pas d’un contexte historique.
Le débat de fond devrait porter sur la mesure dans laquelle une lecture historico-critique peut être ou non « autorisée ». Il n’y a pas de réponse simple, parce que ça a forcément des implications
sur ce que représente pour nous le Talmud. Et c’est ce débat là que tu évacues.
D’ailleurs, et pour moi ce n’est pas anodin, tu évoques dans ce texte ci la question de la loi orale et de son statut, la question des saduccéens! Tu l’évoques au détour d’une « mise en contexte » de
la Mishna « celui qui ne croit pas que la résurrection des morts est marquée dans la Torah, n’a pas le droit au monde futur », en soulignant la rivalité historique entre saduccéens et pharisiens.
Et là, très étrangement, au lieu de nous dire ce qu’apporte comme sens cette information historique, tu nous dis que cela nous permet de comprendre pourquoi on parle d’un débat « secondaire »…
A mon avis, c’est là le « point aveugle » de ton utilisation comme « complément » de la lecture historico-critique. La logique d’une lecture historico critique est aussi radicale que la logique
saduccéenne. Elle t’amène immédiatement à distinguer l’essentiel du « secondaire ». On n’est pas loin du tout de la logique saduccéenne… j’y reviendrai 😉
On connait le risque inhérent à la logique saduccéenne: l’hérésie, le christianisme même! Mais tu rappelles ce qu’étaient les saduccéens: des prêtres, des « purs ». Des radicaux qui ne croyaient ni à
la résurrection ni au monde futur. Il y a une tentation qui parcourt l’histoire juive, de retourner à des « valeurs saduccéennes », plus ou moins ouvertement et consciemment.
En effet, les questions sur lesquelles les saduccéens et les pharisiens se sont séparés (résurrection, monde futur, pour lesquelles les saduccéens ont refusé l’autorité de la tradition, sont des
questions importantes: doit-on attendre de la Torah une « victoire sur la mort »? Quelle est la récompense d’une vie juive vécue dans la Torah? Cette récompense est-elle à attendre dans le « monde
futur » ou ici bas, et sous quelle forme?
Autrement dit, la question entre eux était aussi de savoir si le Bien est sa propre récompense. La tentation saduccéenne, celle des prêtres, est celle d’une « vocation sacrificielle » des enfants
d’Israël: il n’y a rien à attendre par delà la mort, c’est ici et maintenant que le Bien compte. Il n’y a pas de tradition orale, vivante, du Texte: D.ieu a dit une fois pour toutes ce qu’il
voulait au Mont Sinaï, puis il s’est tu. Il faut obéir pour assurer le sens de Sa Création. Pour rien d’autre que Lui rendre hommage. La mort n’est que retour à la poussière, et la vie un passage,
où il convient de faire Sa Volonté. Bref, on doit faire le Bien pour le Bien lui-même. Le Bien n’assure aucune victoire sur la mort.
La tentation saduccéenne est donc morale et rationaliste. Elle refuse les « arrière-mondes », les phénomènes magiques. Si les saduccéens de l’Histoire ont fait l’erreur d’aller jusqu’à se séparer de
la tradition, le « courant saduccéen », en ce sens beaucoup plus large, fait partie intégrante du judaïsme
La Mishna que tu cites éclairera peut-être le sens dans lequel je dis cela, même si j’avoue que je n’en connais pas les commentaires qui me contrediront peut etre. Elle est très subtile. Elle
affirme vigoureusement la victoire sur la Mort et l’Espoir d’un monde futur, mais elle ne rejette pas autant qu’il y parait la position saduccéenne. Il y a en effet une ironie dans cette Mishna:
les saduccéens, certes visés par cette Mishna, sont condamnés d’un chatiment qui, dans leur logique, n’existe pas: la privation du monde futur! Ainsi la Mishna ne fait que décrire ce qui est la
modalité d’une vie pleinement saduccéenne: ceux qui ne croient pas que la Torah est une victoire sur la Mort vivent sans espérance! Subtilité de la Mishna: la « radicalité » saduccéenne est
condamnée, mais dans des termes qui rendent possible une réconciliation entre deux tendances qui ont toujours existé au sein du judaïsme.
Je ne sais pas si j’ai raison de t’imputer des questionnements de cette nature, mais ça m’a frappé, sans que j’y mette de mot jusqu’à lire ce dernier texte: tu es dans une démarche, que tu mènes
avec beaucoup de rigueur et d’exigence, qui consiste à tenter de délimiter l’espace au sein duquel il est autorisé ou non de remettre en cause une tradition. Que ce soit pour distinguer les cas où
il est permis de ne pas suivre l’autorité d’un rabbi, les cas où il est permis de revoir la place traditionnelle de la femme, et les cas où il est permis de relativiser la radicalité de certains
propos du Talmud. Et là ça m’a vraiment frappé de te voir évoquer les saduccéens, dans ce texte là et de cette manière là, c’est pour ça que je confie ces quelques pistes à ta reflexion. C’est
frappant aussi de voir les mots que tu emploies. Celui de « lecture traditionnelle » par exemple. A la lecture « critique » devrait logiquement s’opposer la lecture « religieuse »… la lecture juive!
Tandis qu’à la lecture « traditionnelle » devrait s’opposer une lecture « renouvelée »… J’ai pris de tout ça la liberté de déduire qu’il y a encore quelques contradictions à lever pour arriver au
bout de ta démarche intellectuelle, j’espère que je ne t’ai pas heurté. Je ne me substitue pas à toi pour les lever, je te fais confiance pour trouver ta voie sereinement!
Je te soumets de dernières pistes, telles qu’elles me viennent à l’esprit, tu en feras ce qu’elles vaudront…
——–
As-tu lu « l’Elu », magnifique roman d’amitié de Haim Potok? Le débat entre lecture critique et lecture traditionnelle y tient une grande importance. Le « héros », à l’érudition critique immense,
accède à la maturité le jour où il réalise qu’il y a une troisième voie, qui lui permet de réaliser un commentaire inspiré: après être allé au bout d’une étude du texte par les armes critiques, il
« déconstruit » cette critique, ne garde que les éclairages que ça lui a apporté sur des sens possibles du texte, et les « traduit » dans la langue de la lecture traditionnelle, cette fois-ci en
puisant dans l’érudition traditionnelle les armes nécessaires.
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Un jour que je lisais un passage de la genèse, j’ai buté sur une difficulté de lecture importante dont je te passe ici les détails. De fil en aiguille, j’ai porté un certain intérêt à ce qu’on
appelle « l’hypothèse documentaire », qui est je te l’avoue un blasphème absolu: les linguistes ont identifié dans la Torah plusieurs styles, plusieurs structures de textes imbriqués entre eux, qui
conduisent à séparer le texte en strates distinctes, venues de différents âges, et gardiennes de tradition distinctes sur l’origine du monde, la descendance d’Abraham, Moïse et Aaron, etc. Ces
strates seraient le reflet de divers « groupes », aussi importants en leur temps que saduccéns ou minéens du temps de la Mishna, prêtres, prophètes, princes, tribus rivales, etc. Et la torah aurait
été compilée pour affermir leur unité.
Lire la Torah ainsi est non seulement « assour », mais ça serait profondément déprimant. Pour autant, il y a là une forme convaincante de connaissance qui éclaire bien des difficultés réelles du
texte. Et qui révèle quelques tensions assumées. A quelques reprises, et je suis bien loin tu le sais d’être un spécialiste, j’ai pu remarquer que Rachi voyait des difficultés à éclaircir
précisément là où la science nous dit que des textes se chevauchent et que des idées se télescopent.
Alors s’il faut faire usage de lecture critique, il faut sans doute le faire comme le héros de Potok: en gardant en tête que la lecture critique historique ne dévoile que des apparences, et que la
réalité profonde est dans le texte seul, que tout y est (nécessairement et par principe méthodologique, sans lequel on prend un vrai risque de relativisme, voire de sortir du judaïsme).
Tu m’excuseras pour la longueur de ce message, je n’avais pas le temps de faire court…
Je t’embrasse,
ton cousin David
Shavouatov,
J’aurais deux remarques birchout habaalhablog:
1/ Si de nombreuses lois du Talmud vis à vis des non-juifs doivent être comprises dans le contexte de l’époque, comme cela est souligné dans l’article, il se trouve que le contexte se prolonge
parfois jusqu’à aujourd’hui. Certains ont pris comme prétexte l’idolâtrie de l’époque pour autoriser complètement bizman hazé le stam yénam, par exemple. C’est une mauvaise lecture de la guemara
qui parle à deux reprises de l’interdiction du vin, en établissant toutefois une distinction:
– hachach yaïn nessekh = le vin du non-juif fut interdit par décret par crainte qu’il serve de libation. IL s’agit d’un issour béhanaa.
-stam yénam = le vin interdit mishoum bénotéhén à cause des risques de rapprochement, sans aucun rapport avec l’idolâtrie, juste car le vin rapproche les coeurs.
Certains Rishonim comme le Rashbam béshem Rashi ont autorisé de tirer profit du vin des non-juifs car ils n’ont pas le même din d’idolâtre qu’à l’époque de la guemara (un peu comme le Méiri
rapporté dans l’article, mais en moins élogieux). Par contre, ces même rishonim n’ont pas autorisé à consommer le vin à cause du second décret mishoum bénothéhén, à cause du rapprochement, qui
reste toujours d’actualité.
Tout ce qui est écrit dans l’article est vrai, mais il faut avoir conscience que le changement de statut du non-juif entre l’époque de la guemara et aujourd’hui ne doit pas devenir prétexte à des
lectures démagogiques de certaines lois.
2/ Lorsqu’on lit l’Autobiographie de Flavius Josèphe, on s’apperçoit clairement que la séparation entre les pharisiens et les sadducéens n’était pas aussi tranchée que le montre la Guemara, il
pouvait passer de l’un à l’autre sans être critiqué et considéré comme un « min ». Je suis complètement d’accord avec ce qui est écrit dans l’article à se sujet…
… MAIS en quoi cette lecture historique peut-elle avoir une conséquence sur la Halakha?! Il aurait fallu mettre sur deux plans bien distincts la lecture des passages historiques de Hazal et des
passages de ceux qui ne sont pas Hazal. Si des arguments tirés du Talmud peuvent avoir une validité dans la Halakha, cela est moins évident pour des arguments strictement historiques. Certains ont
voulu prouver que la religion juive se transmettait par le père en se basant sur une « lecture historique », par exemple.
Or, aussi valables sont ces arguments historiques, ils ne sont pas des arguments halakhiques et une limite bien claire doit être établie. En l’espèce, même si les autres courants du judaïsme
étaient « légitimes » à l’époque de Flavius Josèphe, aujourd’hui il y a un Shoulkhan Aroukh et des Posskim qui se sont exprimés sur le sujet.
En conclusion, l’étude critique peut apporter des yédiot, une certaine ouverture d’esprit également, mais elle présente un grand risque démagogique : se servir de conclusions à vocation
exclusivement historique pour créer de nouvelles revendiquations dans la Halakha.
J’ai posté mon dernier commentaire au mauvais endroit. Du coup je l’avais réécrit…
Peux-tu l’effacer et le remplacer par le commentaire ci-dessous? Merci d’avance
—–
Gabriel,
Suite à notre conversation au téléphone, je voudrais préciser ce que j’ai voulu dire, pour être certain que tu m’y répondras bien !
J’ai bien compris que ce que tu juges « secondaire », c’est la précision (et cette précision seulement) que la conviction que résurrection des morts « est marquée dans la Torah » est jugée
nécessaire pour accéder au monde futur. Cette précision étant inutile, tu l’expliques par une rivalité intra-juive de l’époque, secondaire pour nous aujourd’hui.
Or cette précision n’est pas seulement anecdotique, elle pose problème. En tous cas elle le pose, c’est pour ça que je parle de « piège cognitif », pour ceux qui partagent avec les sadducéens leurs
trois « méfiances » constitutives, et pour qui :
1. à la base, les sanctions ou récompenses dans le monde futur sont des notions à manier avec précaution
2. est interloqué par la notion de résurrection (corporelle) des morts
3. a du mal à accepter sans se rebeller un peu l’immense chaîne d’arguments d’autorité ne s’autorisant en dernière analyse que d’eux-mêmes qui constitue la forme de notre Torah orale.
C’est mon cas, et dans la mesure où c’est toi qui a fait le lien – historico critique – avec les sadducéens, tu m’as permis d’identifier la cohérence de ces trois doutes pour la Mishna. Car sous
couvert de 3 questions (résurrection, monde futur, statut de la Torah orale), il n’y a qu’une question très cohérente qui est effectivement celle d’un « sadducéen » : est-ce que l’Autorité d’une
tradition suffit à justifier ce qui heurte mon intelligence (la résurrection), et/ou ma morale (un monde futur réduit à une comptabilité additive de pêchés compensés par autant de mitzvot), et
suffit en particulier à dire que cela est marqué dans la Torah, quand manifestement ça ne l’est pas ? Qu’en est-il de l’esprit critique (justement) ?
Et à vrai dire, pour qui ne se pose pas cette question, cette Mishna ne pose pas de problème. Elle énonce simplement des trivialités. Mais pour qui se la pose, il crève les yeux : cette Mishna est
quasiment absurde dans la forme, contre productive dans ses effets, et plutôt choquante qu’anodine.
– Elle met en lumière pour celui à qui ça aurait échappé que la résurrection, comme le monde futur, ne sont pas mentionnés dans la torah écrite. On n’imagine pas une Mishna qui nous interdirait de
prétendre que l’existence d’Abraham n’est pas attesté par la Torah écrite. Parce que c’est évident. Donc le préciser ici est un problème en soi
– Elle met en lumière que chaque fois qu’on nous parle d’un « Midrash Torah », et qu’on prouve dans la Guemara par des versets qui démontrent irréfutablement que telle halakha ou tel enseignement
s’est toujours trouvé dans la loi écrite, on a a priori tort d’accepter ça comme une évidence. En effet, quand c’est vraiment important, on prend la peine de nous dire que cette fois ci, vraiment,
c’est pas pour blaguer c’est vraiment vraiment dans la Torah écrite. De là à en déduire que les autres fois il y a un souci…
– Elle démontre par l’absurde les effets de l’abus d’arguments d’autorité, puisqu’elle condamne avec beaucoup de solennité apparente des gens à un chatiment auquel ils ne croient pas et dont la
crainte ne peut pas les éloigner du pêché
– Elle est autocontradictoire : si on a besoin d’une Mishna pour affirmer que quelque chose est dans la Torah écrite, et qu’on l’atteste par cette Mishna elle-même, c’est complètement absurde
Je crois que ça ne peut pas ne pas être volontaire, délibéré, comme une manière de faire sourire dans un débat pourtant sérieux. J’ai proposé plusieurs hypothèses :
– Je prétends qu’on peut lire cette Mishna comme une « mise en garde » contre les pensées qui ne font pas une place pour l’espoir et pour la simplicité de la confiance dans la tradition : elles
peuvent mener à la souffrance. Davantage que comme une condamnation pure et simple.
– Je prétends que par son caractère absurde, abracadabrantesque en vérité dans sa formulation, cette Mishna est un « clin d’œil », un « piège cognitif », donc, pour ceux qui veulent utiliser leur
esprit critique : elle fait rire l’esprit critique, identifié ici au sadducéen, parce qu’elle heurte précisément son esprit critique dans sa condamnation même. En ce sens, elle le respecte dans sa
pensée, elle ne retire rien à l’esprit critique, elle montre que les Sages ne l’ignorent pas et en entendent la légitimité.
A un autre niveau, peut-être plus profond, ou plus superficiel si on préfère, cette Mishna et sa formulation sont une démonstration au Juif animé d’esprit critique, qui lui dit plusieurs choses
:
– Ce rire que suscite cette Mishna, tu viens de le partager avec les Sages non , par dela les siècles ? Si tu peux rire avec eux, ne sont-ils pas vivants ? Et s’ils sont vivants, n’est-ce pas par
la Torah ? Alors la Torah ne réveille-t-elle pas vraiment les morts ?
– Rire avec les Sages, est-ce que ça n’est pas une définition possible des récompenses du « monde futur » ? Alors est-ce que refuser de croire que la Torah réveille les morts et nous permet de rire
avec eux, n’est-ce pas se priver du monde futur ?
Je ne sais pas si on peut faire cette lecture sans être contredit par d’autres commentaires, mais j’aimerais bien avoir ton opinion là-dessus !
A bientôt,
David
Cher cousin,
Un grand merci pour ces commentaires passionnants. À vrai dire, ces commentaires soulèvent tant de questions et proposent tant d’explications, que j’ai hésité à les publié sous forme
d’articles.
Je n’ai pas la prétention d’apporter un avis à chacun des points que tu soulèves, dans l’ensemble, je suis d’accord avec beaucoup de choses que tu écris. J’essayerai simplement d’élargir encore un
peu nos réflexions.
1)Tu commences ton commentaire en notant que « attendre de la lecture critique un éclairage sur le sens du texte, c’est déjà supposer que le texte s’enracine dans son contexte
historico-social. C’est forcément en relativiser la portée ». Sur ce point, je ne suis pas d’accord.
Tout d’abord, un texte peut être lu à plusieurs niveaux. La lecture critique ne s’intéresse qu’au niveau « pshat », c’est certain, mais ne nie pas des lectures plus mystiques ou
philosophiques, comme celle que tu proposes par la suite.
2)
Pour illustrer ces propos, je propose un exemple tiré de la pensée de Maimonide. Ce grand rationaliste consacre une bonne partie de son « Guide des égarés » à expliquer le sens des
Mitsvot. Rappelons que Maimonide est le grand théologien de la torah inspirée et éternelle (deux points qu’il inclut dans ses treize principes de foi). Cependant, malgré son adhésion à une torah
intemporelle, il propose une interprétation historique d’un bon nombre de commandements apriori irrationnels ! La plus connue est son interprétation des sacrifices, qu’il considère comme une
concession faite aux hébreux bibliques qui, sous influence idolâtre, ne pouvaient imaginer de culte sans rapport matériel au divin (Je te laisse lire le texte original dans le Guide des égarés,
III, 32).
Dans la même optique, Maimonide tente d’expliquer de nombreux commandements en se basant sur les textes anciens des idolâtres qui peuplaient la région. Par exemple, la Torah interdit le mélange de
deux espèces végétales, interdit que Maimonide explique par l’habitude païenne d’utiliser des plantes croisées pour des cultes païens (ibid, 37). Ou encore, la Torah interdit le tissage de
vêtements comportant du lin et de la laine à la fois car, nous dit Maimonide, c’était là les vêtements que portaient les prêtres païens. Autrement dit, la Torah, au moment ou elle fut donné,
chercha à éloigner les hébreux de tout ce qui rappelait le paganisme.
Ces règles sont-elles dépassées ? Maimonide était-il un chrétien déguisé qui considérait que l’époque de la Torah était révolue ? Évidemment pas. Comme dit, c’est lui qui fixa comme dogme
l’éternité des lois de la Torah et c’est également lui qui inclut ces lois dans son Mishné Torah qui recense les halakhot journalières que chaque juif doit respecter.
Une seule chose est sure, Maimonide ne pensait pas qu’une lecture historique relativisée la portée de la Torah.
Comment une loi peut-elle être éternelle si elle fut donnée dans un contexte temporel ? On peut soutenir l’hypothèse des lectures à plusieurs niveaux. Je voudrais soumettre une autre possibilité :
celle de l’inconscience collective. Ces lois ont permis d’éradiquer l’idolâtrie du sein du peuple juif (et du sein d’une grande partie de l’humanité), le processus était long (la Bible ne cesse de
raconter les péchés des juifs qui retournaient à leurs idoles à chaque occasion) mais il finit par aboutir. Ces lois ont forgé notre identité et permettent notre maintient religieux, jusqu’à
aujourd’hui et pour l’éternité. Ce que je veux dire, c’est que des gestes religieux apparemment dénués de sens réveillent notre inconscient et permettent le maintient de ce que la Torah voulait
nous inculquer (ici, le monothéisme).
On peut certes être dans « l’esprit de la loi » sans avoir besoin de passer par les commandements, mais sans ces derniers, l’expérience religieuse resterait un phénomène individuel qui ne
passerait jamais chez les futurs générations. La dimension universelle de la Torah sera donc annihilée au profit d’une moralité individuelle.
Évidement, il ne s’agit là que de mon avis est une multitude d’autres lectures sont possibles.
2)Il y a un deuxième point plus technique que je voulais aborder, c’est celui du rapport au texte du Talmud. Le Talmud représente la Torah orale qui, selon nos croyances est, elle aussi, d’origine
divine. Cependant, quand tu parles de Talmud « inspiré », j’ai du mal. Le Talmud, contrairement au Pentateuque, n’a pas été dicté par Dieu. Il n’a pas non plus était écris sous
inspiration prophétique. En fait, c’est le Talmud lui même qui nous indique que le dernier texte inspiré fut le rouleau d’Esther, écrit bien avant l’époque talmudique.
Le Talmud est donc humain, mais les lois qui y figurent sont d’origines divines. Certains esprits encore plus rationnels diraient même que ce ne sont pas les lois qui sont d’origines divines, mais
que c’est les sages qui ont obtenu le droit divin pour trancher les lois.
Cependant, nous considérons que le Talmud est le fruit de l’immense sagesse des rabbins qui l’ont écris. Lorsque je lis le Talmud, j’ai donc un rapport humain au texte et je peux tenir compte des
considérations « extérieures » qui ont pu pousser les sages à écrire telle ou telle chose. Ainsi, le Talmud n’est pas qu’un recueil de lois et je n’ai pas le même rapport au texte
lorsqu’il s’agit d’un texte législatif, d’un conseil médical ou d’une parabole !
En d’autres mots, j’adhère à l’idée suivante : les sages possédaient une connaissance de la Torah que nous n’atteindrons plus jamais. Par conséquent, j’adhère sans discuter (mais pas sans
réfléchir) à toutes les lois qui proviennent de cette connaissance. Par contre, les sages étaient des êtres humains, ce qui nous conduit à deux conséquences :
a) dans le domaine scientifique, les sages possédaient une énorme sagesse, comparable à celle des plus grands scientifiques de leur époque. Cette sagesse provenait de leur étude des sciences dites
profanes et non pas d’une source divine. A ce niveau là, les sages possédaient donc une connaissance relativement limitée. Par conséquent, je ne m’attache pas à leurs affirmations scientifiques qui
contredisent nos connaissances modernes. Quand le Talmud m’affirme que le ciel est dur, que les sirènes existent et que la terre est immobile, je ne suis pas troublée dans ma foi car il n’y a rien
de divin ou de religieux dans ses affirmations. Je n’ai ni besoin de les accepter, ni de les concilier avec la science moderne. Précisons que cette démarche était celle de nombreux penseurs juifs
du Moyen Age, Maimonide en tête.
b) en tant qu’êtres humains, les sages étaient aussi influencés par leur société. C’est pour cela qu’il faut remettre bon nombre d’affirmations dans leur contexte. Le rapport au non-juif (comme
expliqué dans l’article) doit être relativisé, le rapport à la femme doit être aussi abordé clairement. C’est peut être ici que je cherche un peu « à trier ». Nous avançons dans un
domaine dangereux : si j’accepte l’idée que certaines choses ont été dites dans un contexte bien précis, ou dois-je mettre la limite ? D’un autre coté, accepter sans broncher les affirmations
misogynes me semble être une insulte à notre Torah porteuse de vérité et aux sages, qui ne vivaient que pour elle.
3)Par rapport à mon explication de la Mishna, je pense que tu as sauté un petit élément. Tu écris : « les sadducéens, certes visés par cette Mishna », or je n’ai jamais affirmé que les
sadducéens étaient visés ! Les sadducéens ne croyaient pas au paradis donc la menace était vaine. J’ai écris que c’est le peuple, qui oscillait entre pharisiens et sadducéens, qui était visé !
Cependant, j’ai vraiment beaucoup aimé ton interprétation de la Mishna qui utiliserait un langage volontairement étonnant afin d’interpeler le lecteur et de le pousser à la réflexion. C’est très
beau et cela ouvre plus d’horizons que mon interprétation.
Pareil pour les sadducéens, tu as raison de noter que nous ne sommes pas à l’abri d’un sadduceïsme moderne et que par conséquent cette Mishna a une portée bien large.
Au plaisir de te lire !
Gabriel,
Nos commentaires se sont croisés, mais merci pour cette réponse et pour ton message privé!
Quelques points:
– tu sais mieux que moi quel est le « statut » du Talmud. Toutefois. J’aime beaucoup en tous cas le concept « d’inconscient collectif ». Il revient à dire au fond que le judaïsme rabbinique est le
« véhicule » qui a permis la transmission de l’Alliance du Sinaï. Et puisque ça a marché, cela suffit à prouver que le judaïsme rabbinique est « Vrai », sans que ça nous empêche d’en replacer les
principes dans leur contexte.
– tu dis que la lecture critique ne s’intéresse qu’au « pshat ». Sans rien nier de son apport, je te dis moi qu’elle peut aussi masquer le pshat. Dans ce cas précis, elle t’a conduit à ne pas voir un
problème flagrant. La Mishna que tu cites, je crois l’avoir démontré, n’est pas seulement redondante ou inutile dans sa formulation, elle pose un problème de compréhension au niveau « pshat », que
j’ai essayé de démontrer.
– C’est effectivement moi, et pas toi, qui dis que cette Mishna « vise » les sadducéens. En tous cas, je crois que si le peuple était visé, et s’il s’agissait de l’éloigner des sadducéens, la
formulation de cette Mishna pose plus de questions qu’elle n’apporte de réponses, et semble montrer que la position sadducéenne a en tous cas plus de cohérence interne que la position pharisienne.
Ce qui serait curieux si l’intention était vraiment de séduire le peuple, beaucoup moins si l’intention était de débattre AVEC les sadducéens.
– Pour conclure, même si je pense « spontanément » que certains préceptes prennent leur sens dans un contexte, j’ai la conviction que « méthodologiquement », le contexte ne peut pas être utilisé pour
donner du sens aux préceptes. La conviction en tous cas qu’il n’est jamais absolument nécessaire. Ainsi de l’affirmation « le ciel est dur ». Est-ce que les Sages prétendent vraiment nous informer
sur la nature physique de l’espace? Est-ce qu’ils parlent du ciel physique, ou des cieux métaphysiques? Je ne me demande pas seulement si on peut interpréter cette affirmation sur un plan
métaphorique, je me demande vraiment si on doit faire l’hypothèse que les Sages veulent nous parler d’astrophysique, et si c’est ça le « pshat » d’une telle affirmation. Est-ce que ça n’est pas trop
simple, trop terre à terre?
A bientôt,
David
je suis sincerement impressionné par vos echanges ,très actuels;je vous suggère de les presenter sous forme d’article;en attendant une suite…
Alors un dernier petit commentaire sur le rapport des Sages à la science.
En fait sur ce point, il me semble que tu commets un contresens lié non pas à ta volonté de replacer les choses dans leur contexte, mais à une prise en compte insuffisante du contexte!
Pour les penseurs de l’antiquité, il n’y a pas de différence majeure entre science et religion, ou entre religion et philosophie. astrologie et astronomie sont une seule et même chose par exemple.
les cosmogonies des penseurs grecs sont autant liées à leur compréhension des phénomènes qu’à leur pensée sur le monde.
Autrement dit: pour un penseur antique, il n’y a pas de différence entre la proposition physique « le ciel est dur » et la pensée philosophico-spirituelle qui peut découler de cette affirmation.
Les penseurs antiques n’étaient pas epistémologues, et n’avaient pas de notion précise de la science, encore moins pour tout ce qui relève de l’infiniment grand ou de l’infiniment petit. Ils ne
savaient ni ne pouvaient imaginer d’expérience concrète capable de départager plusieurs opinions scientifiques concernant la nature de la matière ou celle du ciel. Les systèmes de pensée
philosophiques, tenus pour vrais, déterminaient la pensée des sages (de toutes les nations) concernant l’infiniment grand ou l’infiniment petit.
Bref, tu as raison de considérer certaines propositions comme des propositions à la prétention scientifique et non métaphoriques, mais tu as tort de ne pas considérer dans ce cas les vérités
scientifiques comme les sages eux-mêmes les considéraient, c’est à dire comme le prolongement des vérités révélées.