La lampe, par Janine Elkouby
Cet article est un extrait tiré du dernier livre de Janine Elkouby, Chroniques talmudiques au féminin (L’Harmattan). Dans cet ouvrage, Janine Elkouby choisit d’engager le dialogue avec des femmes issues d’un lointain passé. À partir des textes talmudiques, qu’elle traduit au début de chaque chapitre, elle tente de reconstituer le monde de ces femmes, les idées et les mœurs qui avaient cours à leur époque, leurs sentiments, leurs réactions, leurs peines et leurs joies, leur relation avec leur mari et leurs enfants, leur place dans la famille et dans la société, leur vie religieuse et spirituelle, leur rapport au monde des hommes et à la maison d’étude.
Voici l’histoire que l’on raconte au sujet du fils de Rabbi Aquiba, qui venait de se marier.
Que fit-il ? Quand il ramena sa jeune femme chez lui, il resta levé toute la nuit à lire la section de la Tora. Il dit à sa femme : « Tiens une lampe et éclaire ma page ». Elle tint la lampe et resta debout face à lui. Elle éclaira sa page jusqu’au matin. Le matin, Rabbi Aquiba s’approcha de son fils. Il lui dit : « Trouvé ou trouve ? » Son fils lui dit : « Trouvé ».
(Yalkout Chimoni, Proverbes 18)
Comme tant d’autres femmes, tu n’as pas de nom.
Tu n’apparais qu’une seule fois, le temps d’une nuit, d’une longue nuit, d’une étrange nuit, différente, vraiment, de toutes les autres nuits. Une nuit stupéfiante, où rien ne se passe, mais où, peut-être, tout change…
La nuit de ton mariage.
Qui ne fut pas la nuit de tes noces.
Tu n’apparais qu’une fois, et ton image est, pour toujours, associée à celle d’une lampe. A celle d’une lumière qui brille dans la nuit, qui éclaire une page de texte, qui sculpte dans l’obscurité têtue, où tout se mêle dans l’indistinction primordiale, un havre de chaude lumière.
Tu tiens la lampe. D’une main ferme qui ne tremble pas, qui ne s’épuise pas, qui affermit sa prise et veille, sentinelle inlassable, à contenir la nuit et à maintenir vive et haute la flamme dans sa lutte contre les ténèbres.
Tu n’as pas de nom. C’est la nuit de tes noces avec le fils de Rabbi Aquiba, le grand Rabbi Aquiba, le génie de l’étude de la Tora, le maître vénéré de milliers de disciples.
Voici que la fête et les danses se sont éteintes, que la musique s’est tue, que les invités se sont retirés. Voici que tu te trouves, pour la première fois, seule avec ton mari, dans la chambre que l’on a préparée pour vous. Sans doute es-tu consciente de l’honneur qui t’échoit, de la chance qui est la tienne d’entrer dans une famille aussi illustre. Sans doute t’a-t-on chanté encore et encore les mérites extraordinaires de Rabbi Aquiba, qui a commencé à étudier à quarante ans et qui est devenu le plus grand de sa génération. Sans doute t’a-t-on raconté l’histoire hors du commun de sa femme, Rachel, la fille du richissime Kalba Saboua, qui avait épousé dans le plus grand secret le pauvre berger de son père pour en faire un maître en Israël.[1] Peut-être as-tu été soudain saisie d’angoisse et t’es-tu demandé si tu serais à la hauteur d’une telle famille, si tu aurais la force et la détermination de ta future belle-mère, si tu accepterais, comme elle l’avait fait, que ton époux te quitte durant de longues années pour se consacrer corps et âme à une étude exigeante et dévorante de la Tora. Peut-être t’es-tu furtivement demandé si tu le désirais. Peut-être, au contraire, as-tu souhaité passionnément, jalousement, rivaliser avec ton exceptionnelle belle-mère et, pourquoi pas, la surpasser. Mais tu n’as certainement pas laissé ces pensées subversives troubler outre mesure ta conscience. Et tu t’es replongée dans la préparation joyeuse de ce mariage qui défrayait la chronique et qui faisait de toi le point de mire de toute la ville.
Te voici donc seule avec ton mari. Ton mari qui, et je m’en avise soudain, n’a, pas plus que toi, de nom. Et d’une certaine manière, cette similitude de traitement, cette façon de vous identifier l’un et l’autre non par ce qui vous est propre, votre nom, mais par les liens qui vous rattachent à un autre, vous met-elle sur un pied d’égalité, et vous définit-elle, d’abord, l’un et l’autre, comme dépendants.
Notes:
[1] TB Ketoubot 62 b