La bénédiction de Gad, ou quand Jacob réinterprétait la Bible

Le Blog Modern Orthodox est heureux de continuer son projet « parashat hashavoua » qui propose des commentaires de la parasha écrits par des intellectuel/le/s de différents horizons. Cette semaine, Gabriel Abensour propose son commentaire de la parashat « Vayéhi » qui clôt le livre de la Genèse. 

Introduction

Comment interprète-t-on un texte ? Et surtout, comment nous confrontons-nous à l’interprétation dangereuse d’un texte sacré ? Nous connaissons l’enjeu contemporain que traversent les grandes religions : comment répondre aux croyants « radicalisés », aux fondamentalistes et intégristes qui justifient leurs dérives au nom du texte ? Si parfois leur interprétation est une dérive moderne, il arrive tout aussi souvent qu’il s’agisse d’une véritable interprétation traditionnelle. Alors que faire ? Baisser les bras devant « l’évidence » du texte ? Rejeter la religion toute entière pour avoir créé de telles idées ?

Je voudrai soutenir, quitte à en surprendre plus d’un, que le premier hébreu à s’être confronté à ces questions n’est nul autre que Jacob, le patriarche. Comme nous le verrons à travers cette étude du texte de notre parasha, Jacob sait séparer le texte et son interprétation. Comment ? Pour l’expliquer, nous partirons dans une courte étude de la bénédiction que Jacob donne à son fils Gad, des mots employés et de la nécessité ponctuelle de la réinterprétation.

La bénédiction de Gad

Dans notre parasha, Jacob, sur son lit de mort, bénit un à un ses enfants dans ce qui semble être une semi-prophétie sur l’avenir du peuple juif. « Jacob fit venir ses fils et il dit: « Rassemblez-vous, je veux vous révéler ce qui vous arrivera dans la suite des jours. «  » (Gen. 49 :1). C’est peut-être l’un des passages les plus difficiles d’accès de la Genèse, tout d’abord car la langue poétique n’est pas sans poser des difficultés aux meilleurs des exégètes, mais aussi car les versets sont riches en allusions et sous-entendus prophétiques.  Mais une bénédiction, celle de Gad, et le verset qui la précède connotent avec le reste du poème :

לישועתך קיוויתי ה’.

גָּד, גְּדוּד יְגוּדֶנּוּ; וְהוּא, יָגֻד עָקֵב.

En ta délivrance, mon Dieu, j’espère.

Gad sera assailli d’ennemis, mais il les assaillira à son tour. (Gen. 49 :18-19)

La bénédiction de Gad, septième fils de Jacob, connote de par sa forme avec le reste des bénédictions attribuées à ses frères. La différence est fine et quasi-imperceptible. Comme pour Yehouda ou pour Dan, Yaacov fait découler sa bénédiction du nom même de son fils. Ainsi, Yehouda sera « reconnu (yodou) par ses frères » (49 :8) tandis que Dan « jugera (yadin) son peuple » (49 :16) et dans les deux cas, le verbe employé découle directement du nom du fils.

Arrive le tour de Gad, et voilà que là aussi son nom est utilisé pour le bénir. « Gad gédoud yagoudénou véou yagoud akev », inutile de parler l’hébreu pour percevoir les multiples dérivées de la racine GD employées dans ce verset. Ainsi, le nom de Gad signifierait « l’assaillant », de la racine גדד – a priori rien de bien surprenant. Or nous voilà arrivés à la différence flagrante entre la bénédiction de Yehouda et Dan et celle de Gad. Tandis que le nom de Yehouda signifie réellement « celui qui sera reconnu » et celui de Dan signifie « le juge », Gad ne semble pas signifier « l’assaillant ». Comme l’explique notamment le Rashbam (France, 11e siècle), cette éventualité est tout aussi impossible grammaticalement parlant qu’éloignée du nom qui lui est attribué à la naissance.[1]

Les origines du nom de Gad

Pour comprendre le nom de Gad, revenons à sa naissance. Comme à l’accoutumée dans la Bible, c’est la mère (adoptive) de Gad, Léa, qui nomme son fils :

ותֹּאמֶר לֵאָה, בגד (בָּא גָד); וַתִּקְרָא אֶת-שְׁמוֹ, גָּד.

Léah dit Bagad et nomma son fils Gad.

Les hébraïsants noteront que ce verset possède deux sens possibles, celui du Kri : בגד et celui du Ktiv בא גד. Il existerait donc deux interprétations du nom de Gad.

  • בגד – il m’a trompé

Si nous suivons la lecture du Ktiv, c’est-à-dire la tradition écrite de la Bible, alors le mot « Bagad » signifie littéralement « Il m’a trompé ». Ainsi, il s’agirait probablement d’une allusion de Léa au fait que Yaakov l’ait délaissé pour sa petite sœur Rachel. Une autre possibilité, mentionnée par Rashi, serait que par ce nom, Léa reproche à Yaakov de s’être tourné vers sa servante Zilpa.[2] Une troisième possibilité, mentionnée par le Midrash, serait au contraire que c’est Léa elle-même qui trompa son mari en donnant ses vêtements à sa servante et en lui faisant croire que c’était elle qui partageait sa couche.[3]

Quel que soit le coupable et l’accusé, toujours est-il que selon le Ktiv Gad a un nom bien dur à porter. Celui-ci serait un rappel permanent de la trahison de son père envers Léa ou, au contraire, un aveu de Léa pour avoir trahi la confiance de son époux.

  • בא גד – Voilà ma chance

Une interprétation plus connue du public se base sur le Kri, la tradition orale. Selon cette tradition, « Bagad » serait en fait deux mots distinctifs « Ba Gad » ou en français, Gad est venu. Mais qui est Gad ? Rashi, Ibn Ezra ou encore le Rashbam, nous disent qu’il s’agit là de la chance. Avec cette nouvelle naissance, la chance aurait enfin souri à Léa.

Mais tout juif ne sait-il pas qu’en hébreu « chance » se dit Mazal ? Pour comprendre cette interprétation surprenante, encore faut-il relire un verset d’Isaïe (65 :11) :

וְאַתֶּם עֹזְבֵי יְהוָה הַשְּׁכֵחִים אֶת הַר קָדְשִׁי הַעֹרְכִים לַגַּד שֻׁלְחָן וְהַמְמַלְאִים לַמְנִי מִמְסָךְ.

Mais vous qui délaissez le Seigneur, oublieux de ma sainte montagne, vous qui dressez une table pour Gad et remplissez plein les coupes en l’honneur de Meni, vous, je vous destine au glaive, etc…

Voilà la seule source biblique où le mot « gad » figure pour désigner autre chose que le fils de Yaakov et sa tribu. Ibn Ezra et le Radak le signalent comme parallèle au nom du fils de Yaakov. Que désigne-t-il ? L’étoile Gad, le Dieu sémite de la Chance.[4] Dans ce verset, Isaïe reproche fortement aux hébreux d’antan de servir cette vieille idole.

Ainsi, le nom de Gad signifierait véritablement « chance » car il est justement le nom d’une divinité païenne de la Chance. Cela ne signifie pas nécessairement que Léa était idolâtre mais plus simplement qu’elle a utilisé le nom d’une idole rentré dans le langage commun pour nommer son fils.[5] Quoiqu’il en soit, un tel nom ne serait faire honneur à la famille D’Abraham et en toute vraisemblance, c’est bien la signification du nom attribué par Léa.

En ta délivrance, mon Dieu, j’espère

Une fois assimilée, la signification première du nom de Gad peut également nous faire comprendre une autre anomalie textuelle. La bénédiction est précédée par un verset qui connote totalement avec l’ensemble du passage, qui est d’ailleurs le plus court des versets bibliques :

לישועתך קיוויתי ה’

En ta délivrance, mon Dieu, j’espère. (Gen. 49 :18).

Ce verset, écrit à la première personne, semble être totalement hors-sujet. Il ne s’agit pas d’une bénédiction mais bien d’une prière ou d’une acclamation de Yaakov. Pourquoi prononcer ces quelques mots juste avant la bénédiction de son fils Gad ?

Shadal (Italie, 19e siècle) propose une explication des plus brillantes :

לישועתך קויתי ה – כשבא לברך את גד, עלה בדעתו לומר גם עליו לשון הנופל על הלשון, כי גד ענינו מזל טוב, והיה יכול לומר – גד, טוב יהי גדו, או גד יהי אתו, וכיוצא בזה; אך נמלך מיד מעצתו וראה כי בה’ לבדו ראוי לבטוח, ולא במזלות ובצבא השמים; על כן אמר לישועתך קויתי ה’ ולא לישועת המזל.

Quand vint le tour de Gad, Jacob pensa le bénir en utilisant un dérivé de son nom. Gad signifiant « Chance », il aurait pu par exemple dire « Gad jouira d’une bonne chance » ou « La chance sera avec Gad ». Mais il ne fit pas ça et se rappela qu’il convient de n’avoir confiance qu’en Dieu et non envers le destin et les astres. C’est pourquoi il dit (en introduction) : « En ta délivrance, mon Dieu, j’espère ».

Autrement dit, Yaakov s’éloigne consciemment de la signification première du nom de Gad. Il n’existe qu’un Dieu, Hashem, c’est en lui que nous croyons et non pas au destin. Je propose de rajouter une couche supplémentaire : ce verset serait une rupture nette entre le nom donné à Gad par Léa et le nouveau nom donné par Yaakov. Malgré les difficultés grammaticales, Gad n’est plus nommé du nom d’un dieu païen mais son nom découlerait d’une toute autre racine, גדד.

Quand Yaakov réinterprétait la Bible

Vers où nous mène cet exposé assez technique ? Je voudrais proposer une conclusion audacieuse : dans ce court verset, Yaakov réinterprète la Bible. Un nom a été donné, avec une signification propre, et voilà que vient Yaakov et attribue une nouvelle signification à ce nom. Yaakov aurait pu changer tout simplement le nom de son fils mais à la rupture totale il préfère la réinterprétation. À ce titre, Yaakov serait donc le plus vieil interprète biblique.

Nous assistons pour la première fois au phénomène que nous nommerons « lecture substitutive »[6]. Plutôt que de changer de terme, mieux vaut imposer une nouvelle lecture qui deviendra bien vite le sens littéral du verset. La lecture substitutive est peut-être le phénomène le plus connu de la littérature rabbinique. Les Sages du Talmud et leurs élèves en sont les grands maîtres et arrivent, à coups de réinterprétations textuelles, à créer une nouvelle façon de penser tel ou tel concept juif sans toucher le moins du monde aux mots eux-mêmes.

Pour ne donner qu’un exemple, on peut citer la lecture substitutive la plus réussie de l’histoire : celle de l’anthropomorphisme de Dieu. Maïmonide fut le premier à insister largement sur l’impossibilité philosophique d’un Dieu corporel et à nous proposer une relecture systématique des passages anthropomorphiques de la Torah. Depuis, avouons-le, nous lisons tous automatiquement que l’homme est créé à l’image spirituelle de Dieu et non pas à son image physique. Quand Dieu parle, s’énerve, descend ou encore se montre à Moïse, nous y voyons inconsciemment des expressions humaines pour parler d’un Dieu sans corps. Autrement dit, Maïmonide a parfaitement réussi à substituer le sens premier originel avec un nouveau sens totalement contradictoire.

Dans ce passage, c’est précisément ce que fait Yaakov, qui se révèle être le premier des substituteurs de l’histoire juive. Malgré le sens premier originel, malgré les problèmes grammaticaux, Gad se voit doté d’une nouvelle identité. Le changement se fait sans grandes proclamations, sans polémiques et sans rupture avec le texte. Le changement s’impose comme s’il avait toujours été là, évident.

Quelle leçon pouvons-nous tirer de ce passage ? À notre époque, deux forces s’affrontent autour de la question religieuse. D’un côté, une vision radicale voudrait supprimer ou interdire tous les éléments religieux jugés dangereux. De l’autre, un certain fondamentalisme religieux qui s’attache à chaque virgule de la tradition et transforme ainsi une Torah vivante, se construisant de façon ininterrompue, en Torah figée, morte. La voie que propose la tradition juive n’est pourtant ni la censure laïque, ni le fondamentalisme religieux. Rupture et immobilisme sont les deux moyens de détruire une tradition, soit en l’effaçant, soit en lui faisant perdre tout intérêt. Au contraire, la lecture substitutive propose d’élargir les horizons de la tradition.

La lecture substitutive vient toujours répondre à un problème, qu’il soit moral, religieux ou philosophique. Mais au lieu de déraciner le texte, elle l’enrichit d’une nouvelle lecture, qui s’impose généralement d’elle-même. Ainsi, si Maïmonide a imposé sa vision de Dieu, ce n’est pas tant grâce à la pertinence de ses arguments qu’à la demande à laquelle il apportait une réponse. Sa lecture ne vise pas à instrumentaliser la Torah mais au contraire à la rendre plus belle et plus morale encore. Comme l’exprime simplement cette Mishna tirée des Pirkei Avot :

Ben Bag Bag dit : « Sonde-la [la Torah] et sonde-la encore, car tout s’y trouve ; scrute-la profondément, grandis et vieillis auprès d’elle et ne t’en défais pas, car tu n’as pas plus édifiant qu’elle. »[7]

Notes:

[1] Commentaire du Rashbam sur Gen. 30 :11.

[2] Voir le commentaire de Rashi sur Gen. 30 :11. Il faut toutefois signaler que cette interprétation est peu évidente si on tient compte du fait que c’est Léa elle-même qui donna sa servante à Yaakov, comme le permettait les coutumes antiques.

[3] Voir le Sefer Hahassidim 94 : 480. Cette explication est plus proche du texte littéral et sous-entendrait que Yaakov refusait d’utiliser la servante de sa femme comme « mère-porteuse ».

[4] Pour plus d’informations sur ce dieu voir cet article de la Jewish Encyclopedia : http://www.jewishencyclopedia.com/articles/6456-gad

[5] Notons toutefois qu’il n’est pas impossible que Léa ait eu des relents de croyances idolâtres, comme le sous-entend le verset :  « Jacob dit à sa famille et à tous ses gens: « Faites disparaître les dieux étrangers qui sont en votre sein; purifiez-vous et changez de vêtements. » (Gen. 35 :2).

[6] Merci à Noémie Benchimol pour m’avoir proposé ce nom et donc pour nous avoir tous épargné d’une fastidieuse paraphrase.

[7] Pirkei Avot, 5 :22.

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