Jérusalem, la capitale inatteignable

Article publié dans le magazine Ten’oua (numéro 155) et republié ici à l’occasion de « Yom yeroushalaim » avec l’aimable autorisation de la rédaction.


Il faut être poète, il faut travailler, il faut travailler à ce que Jérusalem soit la capitale, la capitale pure, la capitale rayonnante, la capitale solaire, idéale, du judaïsme idéal. Il faut y travailler, mais nous n’y arriverons jamais… Ce n’est pas une raison de se soustraire au travail, au contraire.

 André Neher

 

C’est d’une petite colline entourée des monts de Judée qu’un roi-berger a voulu bâtir un royaume utopique. Jérusalem, également appelée la « Parfaite »[1] par la tradition juive, se veut depuis ses origines une ville sans défauts, la Cité par excellence.

Mais déjà à ses débuts, Jérusalem divise. Il y a la Jérusalem rayonnante du Roi Salomon et la Jérusalem décadente du Roi Manassé, la Jérusalem des Psaumes et celle du rouleau des Lamentations, la Jérusalem en ruines durant deux millénaires et la Jérusalem vivant dans les esprits des juifs de l’exil. La ville parfaite a-t-elle jamais existé autre part que dans les cœurs ?

Pour résoudre cette tension, les sages du Talmud[2] nous ont parlé des deux Jérusalem : La Jérusalem « d’en-haut » et la Jérusalem « d’en-bas ». Ainsi, il y aurait la Jérusalem divine, céleste, et la Jérusalem matérielle et terrestre. Cependant, nous prévient le Talmud, ces deux villes sont bien liées l’une à l’autre. En effet, l’idée de Jérusalem, la Jérusalem d’en-haut, porte avec elle le Peuple juif tout entier mais aussi l’humanité. C’est l’idée d’une ville où l’humain a enfin retrouvé le Paradis perdu, mais à la différence du Paradis d’antan, Jérusalem appartient aux hommes autant qu’à Dieu : « Le Saint-Beni-Soit-il a dit : Je ne rentrerai pas dans la Jérusalem d’en-haut avant de venir dans la Jérusalem d’en-bas »[3]. Ainsi, la Jérusalem d’en-bas, celle tant critiquée par les Prophètes, est aussi celle que l’humanité aspire à construire. La pierre de Jérusalem porte donc en elle un projet ambitieux : elle se veut le lien qui unira Dieu et les hommes, l’éternité à la temporalité.

Ce projet est-il trop vaste pour l’être humain ? Avons-nous la moindre chance de l’accomplir après tant d’essais et d’échecs ? Le Roi David, le prophète Néhémie, Jésus, les croisés, les ottomans et tant autres ont essayé de construire Jérusalem pour l’éternité mais toujours sans succès. « Nos pieds se tenaient à tes portes, Ô Jérusalem »[4] chantait le Roi David pour exprimer cette tension vieille comme le monde d’une humanité qui se tient aux portes de Jérusalem, prête à retrouver le Paradis perdu. Mais voilà que cette humanité, ces civilisations qui se sont succédées, réalise qu’elle n’a pas les clefs des portes de la Ville et la voilà stoppée, figée aux portes de Jérusalem. Alors, par défaut, elle se contente de rentrer dans la Jérusalem d’en-bas, tout en essayant de se convaincre que c’est bien la Jérusalem d’en-haut qu’elle a conquis.

La Jérusalem d’en-haut semble bien loin, utopique et inaccessible. Cependant, son idée même a toujours apporté une lumière solaire à la terre entière. Avant toute chose, Jérusalem est la flamme qui illumina les pires heures de la diaspora juive. La distance temporelle et spatiale ne put jamais couper le peuple juif de sa source de vie.  « Là-bas, sur les rives des fleuves de Babylone, nous nous sommes assis et avons pleuré au souvenir de Sion… Si je t’oublie Jérusalem, que ma droite m’oublie ! Que ma langue se colle à mon palais si je ne m’en pense plus à toi, si Jérusalem ne passe pas avant toutes mes joies »[5], disent les premiers exilés; « Mon cœur est en Orient mais moi je me trouve aux confins de l’Occident », chante Yéhouda Halevy dans l’Andalousie du Moyen-Âge; « Tant qu’au fond du cœur, l’âme juive résonne; vers les confins de l’Orient, un œil scrute vers Sion », écrit Naftali Herz Imber à la fin du 19e siècle. Au-delà des mots et de la poésie, combien d’idées et d’espoirs la Jérusalem d’en-haut a-t-elle propagée de par le monde ? Car à chaque grande époque, à chaque nouveau combat pour une société plus juste, plus solaire et plus divine, nous retrouvons l’idée de Jérusalem. L’idée d’une paix et d’un repos éternels auxquels arriverait l’humanité.

Que se passe-t-il dans la Jérusalem reconstruite du 21e siècle ?

L’impression du yérosolomitain que je suis est que la voix des prophètes bibliques résonne dans chaque pierre, mais pas toujours la voix que nous aimerions entendre. Bien souvent, on entend Zacharie nous rappeler, le sourire en coin, sa prophétie plusieurs fois millénaire : « Vieux et vieilles s’assiéront encore sur les places de Jérusalem, chacun le bâton à la main, si grand sera leur âge. Les places de la ville seront pleines d’enfants, garçons et filles, qui s’y amuseront« [6] ! Mais d’autres fois, la voix d’Isaïe résonne et nous sort de notre torpeur bienheureuse : « Sion sera libérée par l’équité et ceux qui y reviendront, par la justice ! »[7], rappelle-t-il à ceux qui oublieraient que dans la Jérusalem d’en-bas, reflet de la société humaine, il y a encore bien trop de haine, de souffrances et de douleurs. Mais à l’image des juifs pieux qui prient à Jérusalem pour la reconstruction de Jérusalem, nous savons tous qu’on ne construit pas Jérusalem uniquement avec des pierres. Alors nous aspirons encore et toujours à Jérusalem, et cet espoir inonde le monde de la lumière de Jérusalem, de l’envie de construire une société toujours plus belle et meilleure.

Y arriverons-nous un jour ? Au dernier jour, nous dit le Prophète Isaïe, l’humanité toute entière « montera » à Sion, elle franchira enfin les portes qui séparaient la Jérusalem d’en-haut de la Jérusalem d’en-bas. À ce moment-là : « Martelant leurs épées, ils en feront des socs, de leurs lances, ils feront des serpes. On ne brandira plus l’épée nation contre nation, on n’apprendra plus à se battre »[8].

Chronologiquement, la montée à Sion et le remplacement des armes par des outils agricoles, symboles de la vie, semblent ne faire qu’un. Le jour où les peuples ensemble auront construit cette société lumineuse sera le jour de leur montée à Jérusalem, le « dernier jour » du Prophète, ce jour où l’humanité s’inscrira dans l’éternité de la Jérusalem d’en-haut.

Gabriel Abensour

                                                                                             Jerusalem, 01/2014

Notes :

[1] Gen. 14:18; Psaumes 76:3; Midrash Tehilim 76
[2] T.B Taanit 5a
[3] Ibid.
[4] Psaumes 122:2
[5] Ibid. 137
[6] Zacharie 8:4-5
[7] Isaie 1:27
[8]  Ibid. 2:4

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