La fille de Jephté : nonne ou Iphigénie biblique ?

Le livre des Juges consacre son 11e chapitre à Jephté, l’un des dirigeants de l’ancien Israël. Incontestablement, la lecture de ce chapitre ne peut que surprendre une personne vivant au sein du monde judéo-chrétien actuel. Le rapport du narrateur biblique à Jephté n’est pas parfaitement clair, il oscille entre neutralité et admiration, mais toujours est-il qu’il n’est jamais critique. Pourtant Jephté est dépourvu du moindre trait juif contemporain : il vit entouré de brigands, il est violent et impulsif. Peut-être rappelle-t-il Samson, un autre juge hébreu à la morale douteuse, bien plus tourné vers la guerre et les femmes que vers la maison d’étude et la justice.

Dans ce court texte, je souhaite prouver qu’un changement s’est opéré dans la tradition juive, entre l’époque biblique et l’époque talmudique. À travers la figure de Jephté, il nous est possible de percevoir la rupture morale qui sépare au moins une partie de l’époque biblique du monde juif actuel, héritier de la tradition rabbinique. Ce changement, Nietzsche le définissait déjà comme « l’inversion des valeurs » qui pour lui avait fait passé l’humanité d’une éthique des classes dirigeantes à une morale des faibles. Disons-le tout de suite, je ne partage absolument pas le point de vue normatif de Nietzsche sur cet inversement que je juge comme élévation morale alors que Nietzsche y voyait une décadence. Cependant, je pense que la prise en compte historique d’un changement moral est la clé pour comprendre la figure de Jephté et sa place dans la Bible.

Le vœu de Jephté dans le texte biblique

Jephté est surtout connu dans les mémoires pour avoir sacrifié sa fille suite à un serment stupide. Parti en guerre, Jephté dévoile son rapport mythologique à Dieu en croyant bon de conclure un pacte avec lui : « Jephté fit un vœu au Seigneur ; il dit : Si vraiment tu me livres les Ammonites, quiconque sortira des portes de ma maison à ma rencontre, lorsque je reviendrai victorieux de chez les Ammonites, sera pour Dieu, et je l’offrirai en holocauste. »

Mais voilà que revenu victorieux du champ de bataille, c’est sa fille qui sort à sa rencontre et se trouve prise au piège par le vœu effrayant de son père : « Lorsque Jefté revint chez lui à Mispa, ce fut sa fille qui sortit à sa rencontre, en dansant au rythme des tambourins. Elle était sa fille unique, il n’avait pas d’autre enfant. Dès qu’il la vit, il déchira ses vêtements et s’écria : « Ah ! ma fille, tu me plonges dans le malheur, tu es toi-même la cause de mon désespoir ! J’ai pris un engagement envers le Seigneur et je ne peux pas revenir sur ma promesse. »

Pourtant, le vœu de Jephté signifiait-il vraiment que sa fille devrait être sacrifiée ? Le texte ne mentionne nulle part sa mort mais se contente de la formule suivante : « Au bout des deux mois, elle retourna auprès de son père qui accomplit à son égard ce qu’il avait promis. » (Juges 11 :39). Un autre point est intriguant, l’insistance sur la virginité de la victime répétée trois fois de suite en seulement trois versets :

  • Juges 11 :37Elle dit [à son père] : « accorde-moi un délai de deux mois ; je me rendrai sur les collines avec mes amies pour y pleurer ma virginité ».
  • Juges 11 :38Elle alla donc sur les collines avec ses amies pleurer sa virginité.
  • Juges 11 :39 – Au bout des deux mois, elle retourna auprès de son père qui accomplit à son égard ce qu’il avait promis. Elle n’avait jamais connu d’homme.

Ce rappel quasi-obsessionnel de sa virginité, associé à l’étrange formule concernant la réalisation de la promesse, soulève l’interrogation des pashtanim, les commentateurs attachés au sens littéral des versets. Ibn Ezra, Gersonide, le Radak et Abrabanel, pour ne citer qu’eux, nous livrent tous des interprétations contraires à la tradition et ils sont rejoints sur ce point par des spécialistes contemporains en étude biblique.[1]

Mais si la fille de Jephté n’est pas morte, que lui est-il arrivé ? Pour ces commentateurs, elle serait en fait devenue une nonne biblique, forcée par le vœu de son père à rester une vierge éternelle et à vivre coupée du monde. Abrabanel va jusqu’à y voir l’origine du cloître des sœurs catholiques : «C’est de cette histoire qu’on appris les chrétiens à créer des maisons séparées (cloître)[2] où vivent des femmes toute leur vie sans en sortir et sans voir d’hommes ». Radak nous explique d’ailleurs que c’est ainsi qu’il faut lire la promesse de son père :

« Jephté fit un vœu au Seigneur ; il dit : Si vraiment tu me livres les Ammonites, quiconque sortira des portes de ma maison à ma rencontre, lorsque je reviendrai victorieux de chez les Ammonites, sera pour Dieu ou je l’offrirai en holocauste. »

En effet, dans la Bible la lettre de liaison ו (vav) doit être comprise comme étant une disjonction inclusive traduisible par « et » ou par « ou ». Par exemple, dans l’Exode (21 :15) nous lisons : וּמַכֵּ֥ה אָבִ֛יו וְאִמּ֖וֹ מ֥וֹת יוּמָֽת, Celui qui frappe son père ou sa mère périra. Dans ce contexte, nul ne doute que le verset condamne celui frappant l’un de ses parents et non pas uniquement celui levant la main sur son père et sa mère à la fois.

Pareillement, Jephté aurait affirmé consacré à Dieu l’être humain qui sortirait de chez lui ou bien sacrifier l’animal qui apparaîtrait en premier. Malheureusement pour lui, c’est sa fille qui vient à sa rencontre et le verset justifie son désespoir en soulignant qu’elle était son unique enfant. Là aussi, on note que ce n’est pas tant le sort de l’enfant qui le désespère mais plutôt le fait que ce sort le prive lui-même d’une descendance. Malgré la violence indiscutable de Jephté, on peut supposer qu’en cas de réel sacrifice, le sort de sa fille l’aurait tout de même un peu plus préoccupé que sa propre engeance.

Les sages et la diabolisation de Jephté

Si la fille de Jepthé fut simplement une bonne-sœur avant l’heure, comment naquit la tradition concernant son meurtre ? Aussi loin que m’ont mené mes recherches, cette tradition semble remonter à l’époque talmudique. Pour les sages, le meurtre de la fille de Jephté leur permet de critiquer librement celui que la Bible présente pourtant comme un juge et envers lequel elle n’émet aucun reproche. Les sages connaissaient-ils la mythologie grecque et le sacrifice d’Iphigénie par Agamemnon ? S’il est difficile de le savoir, il semble toutefois clair que pour eux Jephté est une figure bien trop proche des héros mythologiques grecs, imbus de pouvoir, sûr d’eux-mêmes et débordant de violence. Pareillement, le rapport de Jephté à Dieu est des plus détestables à l’oreille d’un juif rabbinique. Loin du Dieu transcendant des sages, il apparait comme un dieu beaucoup trop humain et païen.

Tout d’abord, il semble n’être qu’un dieu local, le dieu de la terre d’Israël parmi un panthéon d’autres dieux locaux. Comme le dit Jephté au roi d’Amon : « Ne possèdes-tu pas le territoire que ton dieu Kemoch t’a accordé ? Eh bien, nous avons aussi le droit de posséder celui que YHVH nous a permis de conquérir.» Comme chez Homère, les guerres des peuples sont aussi celles de leurs dieux. D’ailleurs, ces dieux sont tout aussi violents que leurs créatures. Est-ce pour cela que Jephté partant en guerre choisit de conclure un pacte de sang avec son Dieu plutôt que d’implorer sa miséricorde ? À ses yeux, son cruel dieu n’a que faire du sort de hommes, encore faut-il le soudoyer pour obtenir son aide.

La théologie de Jephté a été parfaitement résumée par Nietzsche qui considère que c’est ainsi que réfléchissaient tous les peuples antiques :

Un peuple qui croit encore à lui-même a aussi son propre Dieu. Il vénère en lui les conditions qui le rendent victorieux, ses vertus, il projette la sensation de plaisir qu’il se cause à lui-même, le sentiment de puissance dans un être qu’il peut en remercier. Qui est riche, veut donner : un peuple fier a besoin d’un Dieu, à qui sacrifier… La religion, dans ces conditions, est une forme de la reconnaissance. On est reconnaissant envers soi-même : voilà pourquoi il faut un Dieu. Un tel Dieu doit pouvoir servir et nuire, doit être ami et ennemi, on l’admire en bien comme en mal.[3]

Ce Dieu égoïste et trop humain est à l’opposé de celui proposé par les sages. Le Dieu rabbinique possède une perfection qui lui interdit le mal et une transcendance qui le sépare totalement des basses pulsions humaines. Il est le Dieu clément et miséricordieux n’étant pas intéressé par les offrandes et refusant catégoriquement le meurtre rituel. Pourtant, ce Dieu est absent de l’histoire de Jephté. Pire encore, il semble accepter le pacte en accordant à Jephté la victoire.

            C’est à travers un long midrash[4] que les sages vont procéder à cet « inversement moral » dont je parlais plus haut. Le midrash accusera non seulement Jephté de meurtre mais en ferra un sot brutal, ignorant tout autant les commandements de la Torah que les lamentations de sa fille. D’une façon intéressante et totalement anachronique, les sages vont introduire une autre figure au sein de ce midrash, celle de Pinhas le zélote, qui poignarda sans consultation préalable un chef de tribu s’étant uni à une femme païenne. Pinhas, diront les sages, était prêtre à l’époque de Jephté mais refusa d’expliquer à ce dernier que selon les règles religieuses sont vœu était annulable. Ce refus, les sages l’interprètent comme un orgueil meurtrier : « Je suis prêtre [dit Pinhas], comment pourrais-je m’humilier en allant chez un ignorant ? ». Et aux sages de conclure que c’est la malheureuse fille qui paya le prix de l’ignorance de son père et de l’orgueil de Pinhas. Plus loin, le midrash va jusqu’à donner la parole à Dieu, dont l’absence de parole est frappante dans le livre des Juges. Cette fois, le dieu cruel de Jephté laisse place au Dieu que nous connaissons, désespéré par les folies des hommes commises en son nom.

            La proximité entre Pinhas et Jephté n’est en rien un hasard. Les deux sont des héros bibliques bien éloignés du modèle rabbinique. Ils s’illustrent par leur violence et leur impulsivité bien plus que par leur sagesse. Contrairement aux prophètes, ils ne consultent pas Dieu mais s’érigent en envoyés d’un dieu cruel, convaincus de connaître mieux que lui ses pensées. A travers ce midrash, c’est ce modèle que les sages entendent déconstruire pour mieux laisser place à la figure de l’érudit modéré et retenu. « Qui est un héros ? demandent les sages. Celui qui maîtrise ses humeurs. Comme il est écrit : ‘Qui est lent à la colère vaut mieux qu’un héros, qui est maître de soi vaut mieux qu’un conquérant.’ »[5].

O combien sommes-nous loin de Jephté et Pinhas…

Notes:

[1] Voir par exemple ce billet du Prof. Jonathan Magonet : http://thetorah.com/did-jephthah-actually-kill-his-daughter/

[2] En vieux français ou latin dans le texte.

[3] Nietzsche, Antéchrist¸ 16.

[4] Midrash Tanhouma, Béhoukotai, chapitre 7.

[5] Avot 4 :1.

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