halakha… un processus figé?
Qui donc, en lisant la torah (pour ceux qui la lisent…), ne s’est jamais interrogé sur l’archaïsme apparent de certaines des lois? Qui donc n’a jamais été tenté de dire que la halakha s’adresse bien plus à une société moyen-ageuse qu’à la notre?
Nombreuses sont les réponses (plus ou moins bonnes) apportées par nos rabbanim au cours des époques… Le Rav Elie Kahn z »l a écrit une réponse désormais anthologique!
Étudiant à la yeshiva de Montreux puis en Israël dans la prestigieuse yeshiva du Gush Etzion, sous la direction du Rav Aharon Lichtenstein (gendre du Rav J.D Soloveitchik), puis dans le collel du grand rabbin d’Israël Rav Shlomo Goren, le Rav Kahn a ensuite dirigé durant de longues années le kiboutz religieux Ein Hanatsiv ainsi que la midrasha (institut talmudique pour jeunes filles) du même nom. Le Rav Kahn à ensuite fondé le premier site de questions-réponses juives destiné au publique francophone: le désormais très célèbre www.cheela.org. Il répondit à des milliers (!) de questions et dans ses réponses transparaissaient son érudition et son rationalisme mais aussi sa modernité et son grand sens de l’humour (malheureusement souvent incompris…).
Décédé subitement l’année dernière à la suite d’une longue maladie, ses responsas (et aussi son humour) continuent à me manquer…
J’ai eu le plaisir de le rencontrer une fois dans son kiboutz ou j’eus la chance d’écouter en exclusivité une de ses interprétations des Agadot du Talmud parut par la suite dans son livre « le petit blond avec les chaussures noirs ».
A un internaute qui s’interrogeait sur l’évolution de la halakha voici ce que le Rav Kahn écrivit:
La halakha est immuable, mais elle ne cesse d’évoluer.
« Expliquons comment :
Tout d’abord, jusqu’à l’époque du Talmud (1) ou des Gaonims (2), nos Sages étaient autorisés à éditer de nouvelles lois, appelées Gezeroth ou Taqanoths. Ces lois pouvaient être totalement nouvelles, et ne se limitaient pas à une interprétation du texte de la Tora. Le Talmud foisonne d’exemples. Il a fallu 4 tomes épais pour les recenser et les expliquer (3). Cette prérogative n’existe plus, pour des raisons historiques (4), et ainsi nous ne sommes pas autorisés aujourd’hui à annuler d’anciennes gezeroths qui sont aujourd’hui dépassées. De même, ne sommes-nous pas autorisés aujour’hui à décider de nouvelles Gezeroths. C’est ainsi par exemple, que l’idée d’interdire d’aller en Allemagne après la Shoa a été repoussée (5).
Ceci ne signifie pas que rien n’ait bougé depuis. Au niveau local, de nombreuses mesures ont été prises. Certaines ont été acceptées très largement, d’autres n’ont pas été retenues. Votre question ayant pour origine une causerie sur la condition féminine, je ne citerai d’exemples que de ce registre.
Au 10ème siècle, Rabbenou Gershom Meor Hagola a interdit la bigamie, et a interdit de répudier une femme contre son gré. La seconde mesure a été acceptée par toutes les communautés (6), la première ne l’a été que partiellement.
Quelques siècles auparavant, des Sages babyloniens avaient décidé que toute femme désirant le divorce l’obtiendrait aux dépends de son mari (7). Cette décision révoluitionnaire n’a été acceptée que par certaines communautés, et n’a malheureusement plus cours aujour’hui.
Mais il serait faux de croire que l’évolution de la Halakha ne se fait que par le biais de Gezeroths ou Taqanoths. On ne compte pas le nombre de halakhots qui ont évolué !
Voici quelques exemples, receuillis de livres de responsa orthodoxes, cela va sans dire.
Une halakha indique qu’il est interdit de marcher dans la rue derrière une femme. Sera-t-il interdit de laisser une femme monter devant soit dans l’autobus, par politesse ? Non, répondent 3 grands décisionnaires contemporains (8). Cette halakha avait force de loi à l’époque où effectivement les femmes ne sortaient quasiment pas de chez elles. Aujourd’hui les conditions ont changé, et rencontrer une femme dans la rue n’est pas rare. En conséquence de quoi cela ne donnera pas d’arrières-pensées aux hommes qui viendraient à la rencontrer.
Sur notre site, on a autorisé à être assis hommes et femmes autour d’une même table, lors d’un mariage. Ceci est en contradiction flagrante avec ce qui est écrit dans certains ouvrages au nom d’auteurs médiévaux. C’est qu’il y a déjà plusieurs siècles que les rencontres entre hommes et femmes sont courantes – et qu’il n’y a donc plus lieu d’interdire une telle chose (9).
Bien que la Guemara interdise de réciter le Chema en présence d’une femme mariée ayant les cheveux découverts, de nombreux décisionnaires ont écrit que ceci est autorisé aujourd’hui (10). En effet, de nombreuses femmes mariées ne respectant pas l’obligation de se couvrir les cheveux, voir aujourd’hui les cheveux découverts d’une femme n’amène à aucune arrière-pensée. Ceci n’empêche pas ces décisionnaires de regretter cet état de choses.
J’aurais pu citer encore de nombreux exemples, uniquement liés au statut de la femme. Sans compter les lois qui ont changé sur d’autres sujets.
Il nous faut donc revenir à la première phrase de notre réponse : la Halakha est immuable.
Expliquons-nous :
La Halakha est un ensemble de principes indiquant aux hommes la marche à suivre pour accomplir la volonté divine. Ces principes sont immuables. A l’heure actuelle, nul ne peut les changer. Quand sera retablie l’autorité du Sanhedrin, certains d’entre eux pourront être remis en question. Pas aujourd’hui. Cependant, l’application de ces immuables principes peut changer quand la Société change. Le point commun des trois exemples pré-cités est que l’on doit éviter les situations pouvant amener les hommes à avoir de mauvaises pensées. Ceci est le principe. La définition précise de ces situations dépend de la Société dans laquelle on vit. Ceci peut varier d’un milieu social à un autre à la même époque.
En tout état de cause, la latitude de décider de ces changements ne revient qu’aux grands décisionnaires de chaque génération. Ceci est un des points importants de la polémique que nous avons avec le mouvement massorati (10).
Il n’y a pas d’examens à passer pour se voir reconnaître le droit d’opérer de tels changements. C’est le charisme de tel ou tel maître, l’étendue de ses connaissances et sa compréhension des problèmes de la génération qui font que les autres rabbins lui accordent la préséance et accèptent les changements qu’il propose.
Et comme pour toute question halakhique, il est bien rare de trouver une décision qui fasse l’unanimité.
Je n’ai pas traité dans ma réponse du problème des motivations qui se cachent parfois derrière le désir d’opérer des changements, de la technique halakhique selon laquelle ces derniers peuvent être obtenus, etc…
En résumé, on peut parler d’évolution de la Halakha, on ne peut pas parler de révolution la Halakha. »
Notes: 1. Maïmonide, introduction au Michné Tora; Piskey Haroch, Chabat 2, 15.
2: Maguid Michné, Hamets ouMatsa, 5, 20. 3. Schepansky, Hatakanot beIsrael. 4. Voir Maïmonide, note 1. 5. Rav Mechoulam Rathe, Kol Mevasser, 2, 13. 6. Ozar Hagueonim, Yevamot 7. Rav Chlomo Auerbach et Rav Eliezer Waldenberg dans Tsits Eliezer, 9, 50. 8. Rav Ovadia Yossef, Yabya Omer, 6, O. H. , 13. 9. Aroukh Hachoulhane, O. H., 75, 7.
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Toujours dans la même optique, Emmanuel Bloch, autre répondeur sur cheela.org nous fait partagé la pensée du Rav Berkovits (que je découvre avec vous):
« Le Rav Berkovits (1908-1992) était un rabbin orthodoxe, un disciple du rav Ye’hiel Yaakov Weinberg (le Sridei Eish) et avait un doctorat en philosophie de l’université de Berlin. Ses nombreux livres traitent, entre autres, du rapport entre la Torah et la modernité, avec un accent particulier sur le statut des femmes et l’État d’Israël.
Dans son livre « Jewish Women in Time and Torah » (Hoboken, New Jersey, Ktav 1990), Berkovits opère une distinction entre deux types de valeurs que l’on trouve dans la Torah : celles que la Torah prône (« Torah-true values ») et celles que la Torah tolère (« Torah-tolerated values »). Ce faisant, il se place dans la lignée de penseurs comme Maimonide ou r. Joseph Albo, qui admettaient que certaines mitsvot de la Torah puissent être liées au contexte socio-économique de leur promulgation.
Appliquant cette distinction au statut des femmes, le rav Berkovits estime que le statut des femmes que l’on trouve dans la Torah représente un état « toléré », et non pas un état « prôné ». Les droits de la femme correspondent selon lui à ceux d’une société ancienne, et reflètent le statut du monde antique au moment du don de la Torah. Mais si la Torah, poursuit Berkovits, a fait cette « concession » à une société immature, l’idéal qu’elle encourage est de permettre aux femmes de devenir des citoyennes à part entière, prenant entièrement part à la vie religieuse, économique et sociale d’Israël dans l’état final de son développement.
Selon Berkovits, la Torah contient ainsi en elle-même le « programme » du développement moral et social qu’elle souhaite voir appliquer.
Pour prendre l’exemple de la polygamie que vous soulevez – il est exact que la Torah la tolère explicitement, à lire les versets du Tanakh. Mais ce n’est là qu’un point de départ, dont la validité ne se justifie que par la prise en compte de l’état de la société à un moment donné de son histoire. L’état idéal est celui du couple monogame, et selon le rav Berkovits la Torah donne beaucoup d’indices en ce sens.
Quels indices exactement ? En premier lieu, le premier couple est créé homme et femme (et non homme et harem). Adam et Eve représentent le couple idéal, et ils ne sont que deux.
Autre exemple: la relation idéale entre D.ieu et Israël, celle décrite par le Chir HaChirim, est celle d’un couple fidèle.
De plus, lorsque la Torah décrit des familles polygames, elle ne cache pas que cet état matrimonial crée de graves problèmes. Que l’on considère le cas d’Abraham et Sarah+Hagar, ou celui de Yaakov et ses 4 femmes, ou celui de David, ou celui de Salomon, ou celui de Elkanah … systématiquement, le récit du Tanakh indique que de graves difficultés surgirent en conséquence de leur choix de se marier avec plusieurs femmes.
Ce n’est pas un hasard. Tous ses indices, dans une perspective fidèle à Berkovits, indiquent que la valeur prônée par la Torah est celle de la monogamie, quand bien même la polygamie aurait été tolérée dans un premier temps.
Je vous laisse voir que cette approche peut être également adoptée pour les autres cas qui vous posaient problème, comme l’esclavage par exemple.
Mon but étant ici de faire une très rapide présentation d’une pensée fidèlement orthodoxe, mais très audacieuse, je ne vais pas m’étendre plus. Toutefois, pour ne pas être en reste je termine moi aussi sur une citation qui me semble appropriée au contexte de votre question : « le penseur religieux honnête est comme une personne marchant sur une corde raide. Il paraît ne marcher sur rien d’autre que de l’air. Son support est le plus fin que l’on puisse imaginer. Et pourtant, il est possible de marcher dessus » (Ludwig Wittgenstein). »
Pour conclure je me permet de rajouter quelques petits éléments.
On entend souvent l’idée suivante: « même si cela n’est pas n’est pas vraiment interdit, si on commence à permettre alors on finira tous réformés… ». Je pense que cette idée (qui me semble venir du Hatam Sofer qui en son temps disait que « la nouveauté est interdite par la torah ») fut vraie à une époque, lorsque la plupart des gens étaient ignorants et n’auraient pu faire la différence entre la permission de mettre une perruque et la permission de jouer de l’orgue le Shabbat à la synagogue, les deux étant vu comme des règles nouvelles.
Mais de nos jours, refusé les revendications légitimes de certaines personnes risque au contraire de provoquer l’abandon de toute la halakha par ces même personnes et ce par un raisonnement simple: « si le Rav me dit que X est interdit alors que je sais pertinemment que cela est faux je n’écoute plus le Rav… par conséquence je peux me permettre aussi de transgresser Y (qui est véritablement interdit!) …». C’est sur la base de ce raisonnement que le Rav Aharon Soloveitchik, frére du Rav J.D, permit par exemple aux femmes qui le souhaitaient de réciter le kadish pour leurs proches, la chose n’étant pas interdit par la stricte halakha ».
Je conclurai par les mots de Rabbi Haim David Halevy z »l, ancien grand rabbin séfarade de Tel-Aviv Yaffo : « tout celui qui pense que la halakha est figée, se trompe. La halakha est malléable, elle s’adapte à chacun et à chaque situation ». (Shana BeShana)