Féminisme, Humanisme et autres valeurs modernes sont-elles compatibles avec l’orthodoxie ?

  Texte de mon intervention au Salon du livre israélien de langue française, le 21 Mai 2012 à Jérusalem. Le thème de la journée était « Torah et Modernité ».

Bonjour à toutes et à tous,

Je me présente, pour ceux qui ne me connaissent pas. Je m’appelle Gabriel Abensour, il y a quelques années, j’ai fondé un blog plutôt fréquenté qui s’appelle « le Blog Modern Orthodox », dont l’essentiel des billets traitent justement du thème d’aujourd’hui : Torah et Modernité. C’est par ce biais que j’ai été contacté par les organisateurs pour prendre la parole aujourd’hui, et je les en remercie.

Allier Torah et Modernité, voilà une phrase qui ne signifie rien, tant elle est vague. Si j’utilise mon ordinateur pour lire un dvar torah ou mon Iphone pour connaître les horaires de Chabbat, cela signifie-t-il que je suis un juif qui allie Torah et Modernité ? Bien sûr que non, cela signifie simplement que j’utilise les moyens techniques qui me sont fournis par la technologie moderne. J’aimerais traiter de ce thème sous un seul aspect : la possibilité d’accepter les valeurs modernes, telles que l’humanisme, la démocratie, l’égalité des sexes, etc… et de les concilier avec un judaïsme Halakhique.

Ce thème, je le traiterai en suivant l’approche modern orthodox, qui est un courant né aux Etats-Unis il y a une cinquantaine d’années. C’est un courant totalement fidèle à la Halakha qui a choisi d’intégrer également une partie des valeurs modernes à son judaïsme. Je suis sûr que comme moi, nombre de personnes assises dans cette salle se sentent tiraillées entre leur attachement à un judaïsme respectueux de la halakha, et leur adhésion à un bon nombre de valeurs modernes.

Notre enjeu, sera donc d’intégrer ces valeurs au judaïsme, tout en préservant son intégrité. Ce défi, Rav Kook le formulait en une très jolie phrase : l’ancien se renouvellera et le nouveau sera sanctifié.

Comment pouvons-nous intégrer des nouvelles idées au judaïsme, tout en préservant son intégrité ? Comment renouvelerl’ancien tout en sanctifiant le nouveau ?

L’approche Maïmonidienne

Ce problème n’est pas nouveau, même s’il s’est posé sous des formes différentes à chaque époque, non sans créer tensions et heurts au sein même du monde rabbinique.

De mon point de vue, c’est le grand Maimonide qui s’y confronta le plus, nous traçant ainsi la voie à suivre. Maimonide, comme beaucoup d’autres penseurs juifs de son époque, était un fervent admirateur des philosophes de la Grèce antique. Comme eux, il défendra une vision rationaliste et cherchera à la concilier avec la Torah.

À travers ce qu’a écrit Maimonide, nous répondrons à une question importante :

Quelle est la conduite à adopter si une de ces idées semble contredire le texte de la Torah ?

Je vous propose de répondre à cette question à travers un court texte tiré du Guide des égarés.

Dans ce texte, le Rambam se confronte avec l’avis des philosophes grecs, selon lesquels le monde a toujours existé. À l’époque de Maimonide, il s’agissait d’un des plus grands débats théologiques : le monde est-il éternel ou a-t-il un début et une fin ? Rambam va rejeter l’avis grec. A priori, rien d’étonnant : n’est-il pas écrit explicitement au tout début de la Torah que le monde fut créé ? Comment pourrait-il être éternel ? Pourtant, ce n’est pas du tout ce qu’écrit Maimonide, dans son guide :

« Sache que si nous avons réfuté l’idée que le monde puisse être éternel, ce n’est pas à cause de ce qui est écrit dans la Torah. Car il y a moins de versets qui parlent de la création du monde que de versets qui parlent de la corporalité de Dieu. Les portes de l’interprétation ne nous sont pas fermées et nous aurions pu réinterpréter ces versets, comme nous l’avons fait pour ceux qui parlent de la corporalité de Dieu. Il serait même bien plus simple de réinterpréter les versets sur la création du monde que de réinterpréter ceux qui parlent du corps de Dieu, ce que nous avons fait. »1

Rambam l’affirme, s’il rejette cette idée ce n’est pas à cause de ce qui semble être écrit noir sur blanc dans la Torah ! Pour lui, la Torah ne peut rejeter une vérité scientifique ou philosophique et si telle est le cas, c’est que celle-ci a été mal interprétée.

Maimonide s’appuie utilise un argument de taille, celui des descriptions anthropomorphiques de Dieu. À première vue, la Torah déborde d’allusions au corps de Dieu. Elle nous parle de Son bras, de Ses pieds, du fait qu’Il regarde les humains ou qu’Il descende sur terre… Pourtant, nous savons que Dieu n’a pas de corps. Pourquoi ? Parce que notre conception d’un Dieu illimité ne peut se concilier avec celle d’un Dieu corporel, le corps étant une limite physique. Il ne nous reste donc plus d’autres choix que celui de la réinterprétation métaphorique des versets tendancieux.

L’impératif de vérité est pour nous bien fort que l’écriture littérale et cela n’a rien d’étonnant, car au fond, nous ne croyons que très peu au sens littéral des mots de la Bible. Pour nous, la Torah écrite s’accompagne d’une Torah orale, une Torah dynamique qui nous permet d’interpréter la Torah écrite, comme le fait le Talmud.

S’il était prouvé, dit Maimonide, que la terre a toujours existé, alors nous aurions réinterprété les versets en conséquence.

Cet impératif de vérité, Maimonide l’a cristallisé en une phrase splendide, qui introduit son traité des 8 chapitres : entends la vérité de celui qui l’a dit, même d’un philosophe non-juif, d’un juif hérétique ou de qui que ce soit d’autre.

Nous pourrions citer une multitude d’exemples contemporains, de la théorie de l’évolution à l’humanisme, mais je choisi de m’intéresser à deux exemples précis : la démocratie et l’égalité des sexes.

Démocratie ou régime totalitaire ?

Depuis la fondation de l’état d’Israël, la question du régime politique idéal selon la Halakha a été soulevée de nombreuses fois. A priori, la Torah ne parle que d’une monarchie totalitaire, accordant le plein pouvoir au roi, même si celui-ci était conseillé par un prophète.

Si un régime totalitaire peut être envisageable lorsqu’il s’agit d’un roi parfait, à l’image du roi David, nous savons que cela est rarement le cas. Sur les près de 500 ans que dura la dynastie de David, les rois justes se comptent sur les doigts d’une main : David, Salomon, Amtzaya, Hizkiyahou et Yoshyaou. Voilà les seuls rois bien considérés par la tradition juive, cinq parmi vingt-quatre ! Les autres rois seront qualifiés de pécheurs par les prophètes et seront vus comme premiers responsables de la décadence du peuple juif.

Sous une perspective contemporaine, nous comprenons que la monarchie totalitaire fut un échec, y compris la monarchie biblique. Si nous pouvons envisager une royauté messianique, avec un roi-messie incarnant le summum des valeurs humaines, il paraît difficile d’envisager de rétablir la royauté juive au sein de l’état d’Israël, si celui-ci décidait de suivre la loi juive. Pourtant, la Torah semble s’exprimer clairement sur la question :

« Lorsque tu arriveras dans le pays que Dieu te donne et que tu en auras pris possession, tu diras : « je voudrais mettre un roi à ma tête, comme tous les peuples qui m’entourent ». Tu placeras un roi choisi par Dieu. Tu le choisiras parmi tes frères, tu ne pourras nommer un étranger, qui n’est pas ton frère ».2

A priori, aux juifs de placer un roi à leur tête, une fois installés dans le pays d’Israël. Pourtant, le Natsiv (Rav Naftali Tsvi Yéhouda Berlin, 19e siècle, Europe de l’Est) ne voit pas les choses ainsi et se permet de réinterpréter ces versets à l’instar du Rambam qui réinterprétait ceux qui parlaient du corps de Dieu.

Le Natsiv commence par se demander ce que signifie l’expression « et tu diras » ? et le voilà qui répond qu’étant donné qu’un régime politique est astreignant pour tous ses citoyens, il convient de laisser le peuple choisir le régime qu’il désire. « et tu diras », c’est donc une demande du peuple à Dieu, du bas vers le haut.

Dans le même ordre d’idée, le Natsiv interprète l’expression « comme tous les peuples qui m’entourent ». Généralement, la Torah nous parle justement de l’interdit d’imiter les coutumes non-juives. Ici pourtant, nous dit le Natsiv, la Torah vient nous dire que nous devons choisir notre régime politique. Comment le choisir ? En voyant ce qui se passe chez les peuples qui nous entourent.

Ainsi, « roi » ne signifie que « dirigeant » et le seul devoir qui incombe aux juifs et celui d’installer un régime politique qui ne soit pas anarchique. C’est dans les mots même des versets que le Natsiv justifie l’établissement d’un régime démocratique.

Cette interprétation rentre totalement dans les mots, et pourtant, elle n’aurait pu être écrite par Rashi, Ramban, ou tout autre exégète qui vivait à une époque où la démocratie n’existait nulle part au monde. Le Natsiv vécut au 19e siècle, dans une Europe où les idées démocratiques gagnaient peu à peu l’ensemble des pays. C’est avec ce bagage culturel que le Natsiv relia le texte, pour y découvrir des choses que nul n’avait vu avant lui. Cette idée moderne qu’est la démocratie se retrouve soudain liée à un texte bien plus ancien. Il n’y a pas confrontation, mais conciliation.

Égalités des sexes

Un deuxième point qui me paraît extrêmement actuel et qui demanderait une étude bien plus poussée, est la place accordée à la femme au sein du judaïsme. Selon la Torah, la polygamie est autorisée, le divorce peut être prononcé contre le gré de la femme (c’est donc une répudiation), la femme a un statut légal quasi-similaire à celui d’un mineur et encore beaucoup d’autres choses odieuses. Si certaines choses ont changé, d’autres continuent de stagner.

Aujourd’hui encore, il reste de très nombreuses améliorations à réaliser, afin que la place de la femme au sein du judaïsme orthodoxe puisse s’approcher de l’acceptable.

Je ne citerai qu’un seul point, qui me paraît être le plus fondamental : il s’agit de l‘interdit fait aux femmes d’étudier. Pour moi, c’est probablement la plus grande injustice faite à la femme juive mais également au peuple juif tout entier. Pour nous, juifs orthodoxes, l’étude occupe une place prépondérante au sein de la religion. C’est de l’étude que découle la Halakha et donc notre mode de vie tout entier. Bloquer l’accès à l’étude des femmes, c’est les empêcher de se créer leur propre place au sein du judaïsme orthodoxe, et les laisser en permanence dépendantes du bon vouloir des hommes. Mais laissez-moi vous lire la Halakha telle qu’elle figure dans le Choulkhan Aroukh :

« Une femme qui a étudié la Torah est récompensée [pour cette Mitsva], mais pas autant qu’un homme, car elle n’y est pas astreinte. Mais bien qu’elle soit récompensée, nos sages ont ordonné qu’un homme n’apprenne pas la Torah à sa fille, car la plupart des femmes n’ont pas l’esprit apte à apprendre et elles transforment les paroles de Torah en paroles vaines, à cause de leur pauvreté d’esprit.Nos sages ont dit : « Tout celui qui apprend à sa fille la Torah, c’est comme s’il lui apprenait la frivolité ». Tout cela concerne la loi orale. La loi écrite, quant à elle, ne doit pas lui être enseignée a priori, mais si elle l’apprend, ce n’est pas comme si elle apprenait de la frivolité. »3

Précisions que si Rav Karo vécut au 15e siècle, la plupart des phrases que je viens de vous lire ne sont que des citations du Talmud.

Comment se confronter avec un tel texte ? L’accepter semble inenvisageable, puisque nous savons bien que l’esprit des femmes n’est pas plus pauvre que celui des hommes. Le rejeter n’est également pas envisageable, puisqu’une telle démarche signifierait rejeter une Halakha tirée directement du Talmud, que nous, juifs orthodoxes reconnaissons comme autorité légale.

Ce que je vous propose, c’est une analyse pointilleuse de cette halakha.

Nous remarquons que celle-ci comporte deux parties bien distinctes : a) une femme qui a étudié la Torah est récompensée… b) Mais bien qu’elle soit récompensée, nos sages ont ordonné qu’un homme n’apprenne pas la Torah à sa fille….

Ces deux parties sont quasi-contradictoires, puisque la première partie nous parle justement du fait qu’une femme soit récompensée pour l’étude de la Torah, tandis que la deuxième nous parle du terrible interdit que cette étude recèle !

Si nous prêtons attention aux mots, nous comprenons cette différence. La première partie est formulée dans un style légal classique. On nous parle du statut légal et objectif d’une telle étude. Ce statut est clair : l’étude est permise, et la femme est même récompensée pour cela.

La deuxième partie condamne cette étude en invoquant divers raisons socio-culturelles, concernant la théorique « frivolité féminine » et « l’esprit pauvre » des femmes.

Je le répète encore une fois, si la première partie est légale, la deuxième est totalement culturelle et dépend de l’époque. Laissez-moi vous lire ce qu’écrit Rav Hayim David Halevy zatsal, ancien grand-rabbin séfarade de Tel-Aviv Yaffo :

« à une époque où la femme ne sortait pas de chez elle, et où les filles ne recevaient aucune éducation, il était à craindre que l’étude de la Torah, qui n’est que sagesse, fasse du mal à ces femmes qui étaient éloignées de toute sagesse. Mais de nos jours, où les femmes étudient les matières générales avec le sérieux nécessaire,pourquoi les écarterons-nous des paroles de la Torah ? »4

Rav Moshé Malka, ancien grand rabbin séfarade de Petah-Tikva, va exactement dans le même sens et écrit :

« de nos jours, les femmes sont impliquées dans la société, étudient en profondeur les sagesses profanes et remplissent les universités. Elles sont plus instruites et réfléchies que les hommes, c’est pourquoi il ne fait aucun doute que même Rabbi Eliezer aurait estimé qu’il n’y a aucun interdit de leur enseigner la Torah, écrite ou orale. »5

Nous comprenons mieux cette étrange Halakha : ce n’est qu’à une époque où« l’esprit des femmes était pauvre » – pour des raisons sociales – que cette étude était désapprouvée, car la Torah n’est pas accessible à des gens possédant un niveau intellectuel des plus bas. Mais de nos jours, où l’éducation des femmes est – grâce à Dieu – similaire à celle des hommes, l’interdit social a disparu pour refaire place à la loi originelle : une femme qui a étudié est récompensée, car cette étude est des plus louables. Aux femmes maintenant de saisir cette ouverture et de se plonger dans l’étude de la Torah, du Talmud et de la Halakha, afin que le judaïsme tout entier puisse profiter d’une lecture féminine des textes de notre belle tradition. Et surtout, afin que les femmes puissent enfin elles aussi trancher la Halakha, particulièrement dans les domaines qui les concernent, mettant ainsi un terme à une injustice historique. Le cas de l’étude n’est qu’un seul exemple parmi tant d’autres, mais je reste convaincu d’une chose : la Halakha laisse assez de place à l’établissement d’une orthodoxie égalitaire, même si la route est encore longue.

Conclusion

J’arrive à la fin de mon exposé. Par faute de temps, je me suis contenté de vous lancer des pistes qui demandent encore à être explorées. D’autres points importants n’ont pas pu être traités, notamment notre rapport à la science moderne ou le problème du statut du non juif dans la Halakha. Je vous invite à lire le blog, où tous ces sujets sont, et seront encore, développés.

La dernière phrase que je tiens à vous dire, c’est que je suis convaincu qu’il est possible de vivre en juif orthodoxe sans renier pour autant notre attachement aux valeurs universelles. Rappelons-nous les mots du Rav Kook et renouvelons l’ancien tout en sanctifiant le nouveau. Merci.

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1Guide des égarés II,25

2Deut. 17:14
3 Yoré Déa 246:6
4Rav Hayim David Halevy, Assé lekha rav II, 52

5Rav Moshé Malka, Mekavé Hamayim III, Y.D 21

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