« Le judaïsme ouvre des portes et n’en ferme jamais » – entretien avec le Grand Rabbin R. S. Sirat

Le Grand Rabbin René-Samuel Sirat est né en Algérie le 13 novembre 1930. Rabbin et universitaire renommé, il appartient à cette génération qui rebâtit le judaïsme français d’après la Shoah. Fondateur et directeur de la section d’études hébraïques et juives à l’INALCO de 1965 à 1996, René-Samuel Sirat fut aussi Grand Rabbin de France de 1980 à 1987.
Engagé dans le dialogue interreligieux et militant pour la paix, le Grand Rabbin Sirat est à la fois intellectuel, enseignant et homme de terrain. Vivant aujourd’hui à Jérusalem, il m’a fait l’honneur d’accepter ce dialogue intergénérationnel, où il partage avec nous sa vision du judaïsme, ses espoirs pour l’humanité et sa nostalgie pour les rabbins séfarades d’Algérie.
Merci à Ariel Danan, petit fils du Rav, pour sa relecture attentive. 
 
Gabriel Abensour: Vous faites partie de cette génération qui a rebâti le judaïsme français après la Shoah. À la fois rabbin et universitaire, vous avez dirigé la section d’études hébraïques et juives de l’INALCO et avez été Grand Rabbin de France de 1980 à 1987. Quel regard portez-vous, aujourd’hui, sur le judaïsme français ?
Grand Rabbin Sirat: Pour moi, le judaïsme est la religion de la transmission, comme cela est formulé au début des pirkei avot. C’est pourquoi, il y a une nécessité de fournir un enseignement religieux aux fidèles de la synagogue mais aussi une approche sérieuse et les meilleures conditions possibles, pour ceux voulant connaître le judaïsme, car le judaïsme ouvre des portes et n’en ferme jamais.
Il y a une immense différence entre le judaïsme que j’ai connu après la Shoah, où il fallait tout reconstruire, et celui d’aujourd’hui. Lorsque j’ai fondé la section d’études juives, je n’avais que treize élèves, toutes sections confondues, en 1965, alors qu’ils étaient 940 par an en 1996. Il y a eu une rencontre providentielle avec le Professeur André Neher, d’origine alsacienne, le Professeur Emmanuel Levinas, qui venait de Lituanie, et Manitou, qui venait d’Algérie. Ces personnes ont fait un travail sensationnel et ont eu plusieurs générations d’élèves. D’ailleurs, il est merveilleux de constater que la pensée de Manitou est désormais enseignée dans les yeshivot sionistes-religieuses israéliennes, bien que leurs élèves ne parlent pas un mot de français. La pensée de Manitou est maintenant devenue tout à fait contemporaine.
Je crois donc qu’il y a eu un grand progrès. Il est sûr que le départ d’André et Renée Neher, de Manitou, de Benno Gross et d’une dizaine d’autres intellectuels pour Israël, en 1968, a vidé le réservoir intellectuel de la communauté juive de France. Il a fallu du temps pour renouveler les forces et nous avons essayé de le faire dans les années qui ont suivi.
Un mot encore, je reviens de Troyes, où nous avons inauguré la maison Rashi. Pour moi, c’est un rêve que j’avais fait il y a 35 ans et auquel personne ne croyait. Désormais, il est possible de visiter les lieux où Rashi a vécu, étudié et enseigné. La communauté est toute petite, mais la figure de Rashi et son aura de sainteté impactent toute la région et les autorités publiques l’ont bien compris. J’invite tous ceux qui le peuvent à aller visiter le centre Rashi et l’Institut universitaire Rashi.
 
Il y a, aujourd’hui, un regain d’intérêt pour l’héritage juif sépharade, après des décennies où celui-ci avait été délaissé. Vous êtes né en Algérie, vous avez été le premier Grand Rabbin de France d’origine nord-africaine, pouvez-vous nous dire ce que le judaïsme sépharade peut, à votre avis, apporter au monde juif dans sa totalité ?
La parasha de cette semaine (lekh lekha), s’ouvre par les mots: « L’Eternel dit à Abram : Va, quitte ton pays, ta famille et la maison de ton père pour te rendre dans le pays que je t’indiquerai » (Gen. 12:1). Mais en partant, Abraham laisse une place vide dans son pays natal, la Babylonie, et ce phénomène se reproduit sous nos yeux, dans notre génération…
Pour répondre à cette question, je souhaite citer les premières lignes d’un livre qui m’a passionné, écrit par Rabbi Eliyahou Bahï Allouche, le Grand Rabbin de Constantine au 19e siècle, qui monta en Israël et y publia un livre, Eretz Tov. Son livre s’ouvre par les mots ידוע הדבר ומפורסם העניין, ce qui veut dire « Ce que je veux dire est connu et vous-même le connaissez certainement« . Cela m’a rappelé mon enfance en Algérie, car tous les discours rabbiniques commençaient par cette phrase. Cette humilité et cette affection des chefs religieux, ce sentiment paternel vis-à-vis des fidèles était caractéristique des sépharades.  Nous n’avions pas de rabbins qui prônaient, comme aujourd’hui à Jérusalem, des manifestations et des étudiants en yeshiva qui crachent sur l’uniforme militaire des soldats et des soldates venus pour assurer l’ordre et les protéger. Cela était inenvisageable, car le rabbin était le père de sa communauté, le frère de ses fidèles, celui qui venait à leur secours. Ce sont des maîtres, comme le Grand Rabbin Rahamim Naouri, mon vénéré Maître, qui ont empêché des manifestations du FLN en Algérie, et protégé ainsi leur communauté, ou comme mon éminent ami, le Grand Rabbin Emmanuel Chouchena, qui, par son appel au Consul Général de Tunisie en France, a réussi à empêcher que les manifestations anti-juives de Belleville en 1968 atteignent leur paroxysme.
Voilà une différence de nature entre la conception rabbinique séfarade et ashkénaze. Pensez au Rav Ovadia Yossef ou au Rav Chalom Messas, qui fut Grand Rabbin du Maroc puis de Jérusalem. Je voudrai aussi citer le Rav Rahamim Naouri (grand rabbin de Bône puis Av Beit Din à Paris), qui fut mon maître et qui m’a inculqué cette conception du rabbin comme un père, un frère, un soutien. Nous, notre conception rabbinique, c’est qu’une personne, même si elle n’est pas strictement shomeret shabbat, même si elle ne respecte pas ceci ou cela, est un juif et un fidèle pour qui nous avons la même affection. Ce n’est pas tout à fait le cas de la conception rabbinique qu’on rencontre ici.
 
Vous avez été l’élève du Rav Zvi Yehouda Kook, maître à penser du sionisme-religieux. Pourtant, votre engagement politique pour la paix est assez différent de celui de la plupart de ses élèves. Pouvez-vous partager avec nous votre vision théologico-politique d’Israël ?
Tout d’abord, tout celui qui a étudié sérieusement la pensée du Rav Abraham Y. Kook, le père, ne peut pas nier l’amour qu’il porte au nom du judaïsme vers l’humanité toute entière. Je pense que cela serait une injure pour sa pensée que de la lier directement aux territoires occupés. Il y a des élèves qui sont allés beaucoup trop loin dans leur manière d’interpréter sa pensée.
Personnellement, j’ai été l’élève du Rav Zvi Yehouda alors que j’avais déjà les mêmes idées qu’aujourd’hui. Il en était conscient mais cela ne changeait pas son affection et nous pouvions discuter paisiblement. Je me souviens que je voyageais entre la France et Israël, une fois j’ai été retenu en France et j’ai manqué au rendez-vous. Lorsque je suis arrivé en Israël, je me suis rendu à son cours hebdomadaire et, en me voyant, il s’est levé et a récité la bénédiction du « shé-hékhiyanou ». J’étais ému aux larmes de recevoir une telle bénédiction de la part d’un gadol ha-dor.
Je pense que c’est à la religion de contribuer à la paix. J’ai milité depuis 50 ans pour un dialogue interreligieux et il me semble que nous vivons dans un monde d’ignorance réciproque. Nous ne connaissons pas la théologie musulmane et eux ne connaissent pas la nôtre. Voyez maintenant la décision imbécile de l’UNESCO, selon laquelle les juifs n’auraient pas de rapport avec le mont du Temple. C’est absurde et beaucoup de chrétiens ont milité à nos côtés contre cette négation de l’histoire.
Ceci étant, si nous voulons laisser un avenir de paix et fraternité avec l’ensemble de l’humanité, il faut que « Dieu soit le Roi de la Terre entière, en ce jour-ci Dieu sera Un et son nom sera Un » (Zach. 14:9). Nous en sommes loin ces temps-ci, où des gens comme Mme Sarah Halimi sont tués au cri de « Allah Akbar » (Dieu est grand). C’est le rôle des chefs religieux de toutes les religions que de prôner la paix, la fraternité et le respect mutuel.
Nous étions plus nombreux il y a 20 ans ou 30 ans, j’espère que ce que nous avons fait se développera dans les années qui viennent.
 
Que répondez-vous aux dirigeants politiques ou religieux qui invoquent la Torah pour justifier une opposition stricte à tout compromis territorial, même en cas d’accords de paix ?
La Torah est une Torah de paix et de fraternité. Dans le Pentateuque, on souligne trois formes d’amour: l’amour du prochain, l’amour de l’étranger et l’amour de Dieu. L’amour de Dieu est mentionné en dernier, car l’amour de Dieu passe d’abord par l’amour du prochain et par celui de l’étranger.
Il faut mettre en évidence la souffrance d’Israël pendant 70 ans: les attaques, la violence, les assassinats. On ne peut pas passer à l’ordre du jour sans réagir. Mais nous avons également une responsabilité vis-à-vis de nos enfants et de l’humanité toute entière.
 
Vous être membre du comité de la synagogue Ramban, une synagogue orthodoxe moderne à Jérusalem, dirigée par le Rav Benny Lau. Cette synagogue a récemment nommé une femme, la Rabbanite Carmit Feintuch, à un poste rabbinique d’enseignement. Cela reste exceptionnel au sein du monde orthodoxe et c’est pourtant l’une des questions les plus brûlantes de ma génération : comment permettre une place plus importante aux femmes au sein du leadership religieux, tout en restant dans un cadre strictement halakhique ?
Historiquement, la ketouba est une institution rabbinique à travers laquelle le mari donnait toute une liste d’engagements à celle qui devenait son épouse à ce moment précis. Ainsi, je crois qu’il faut regarder l’évolution sociologique: moi qui ai vécu en Algérie, j’ai vu que les droits de la femme étaient encore loin d’être suffisants. La France elle-même fut le dernier pays européen à donner le droit de vote aux femmes en 1944. Aujourd’hui, grâce à Dieu, nous avons des femmes qui sont ministres, présidents de la cour suprême, etc.. On ne peut pas vivre dans la situation sociologique d’il y a 100 ans.
Je me rappelle une anecdote : ma mère ne savait ni lire, ni écrire, car elle était née en 1885, avant l’instauration d’écoles pour filles en Algérie. Ma mère ne savait pas lire l’hébreu et aucune jeune fille n’allait au talmud torah. Il ne faut évidemment pas changer la halakha, mais utiliser les principes de la halakha allant vers le progrès et l’ouverture afin que chaque juif et chaque juive trouve sa place dans la communauté. Tout comme les rabbins du Talmud ont instauré la ketouba, il faut aujourd’hui reformuler, en accord avec la Torah, les responsabilités religieuses qu’une femme devrait recevoir. Ce sont les guedolim (les grands de la Torah), qui doivent se pencher sur le sujet.
Lorsque les femmes du Kotel vont prier, pourquoi cela est-il perçu comme une provocation ? Pourquoi ? Elles vont prier Dieu et il faudrait être enthousiasmé par ce regain de religiosité. Les problèmes techniques doivent être réglés en accord avec la halakha, mais il ne faut pas toujours dire « non, non, non »! Les femmes ne sont pas des êtres humains de seconde classe. Le midrash dit, au contraire, qu’elles ont reçu une plus grande bina, une plus grande sagesse que celle de l’homme.
 
Concrètement, pensez-vous qu’il puisse y avoir des femmes rabbins orthodoxes ?
Qu’est ce qu’est un rabbin ? S’il s’agit d’un enseignant ou d’une enseignante, tout le monde a le droit et le devoir d’enseigner la Torah. Je suis personnellement fier d’avoir formé des professeurs agrégés d’hébreu qui étaient en majorité des femmes. D’ailleurs, il est plus simple et pudique qu’une femme enseigne aux femmes les lois liées à Nidda, par exemple.
Les femmes ont besoin d’étudier afin d’assumer leurs responsabilités religieuses, tout comme elles assument leurs responsabilités civiques et jouissent de l’égalité des droits. On ne peut pas les mépriser au point de croire qu’elles ne peuvent pas étudier ceci ou cela. Elles ont des devoirs mais aussi des droits. Il y a une mise à jour indispensable et sans elle, les conséquences risquent d’être dramatiques au sein de la communauté juive. Ce sont aux poskim, aux décisionnaires, de se pencher sur ces questions.
 
En France, le Professeur Liliane Vana organise depuis plusieurs années des lectures de la Torah par des femmes, dans un cadre orthodoxe. Cela se fait souvent en Israël, mais choque beaucoup en France, où beaucoup estiment qu' »on n’a jamais ça » est un argument suffisant. Qu’en pensez-vous ?
Il est vrai qu’on n’a jamais fait ça. Encore que, nous ne savons pas forcément ce qui se faisait il y a longtemps. Mais si on n’a jamais fait ça, c’est qu’on en n’avait pas besoin. Aujourd’hui il y a des décisions de halakha qui sont indispensables et qui trainent depuis trop longtemps. Il faut donc consulter des poskim pouvant faire cette mise à jour indispensable.
Dans ce contexte, je me souviens qu’en 1967 j’avais voyagé au Canada avec ma fille. Nous étions là-bas quand la guerre des six-jours a éclaté, puis quand le Kotel a été libéré. J’avais en tête les versets très clairs de Zacharie (8:19):  » Le jeûne du quatrième mois, le jeûne du cinquième, le jeûne du septième et le jeûne du dixième se changeront pour la maison de Juda en jours d’allégresse et de joie, en fêtes de réjouissance. » Par conséquent, je voulus savoir ce que le rabbinat israélien et le rabbinat français avaient décidé pour le jeûne du 17 Tamouz, suite à la victoire de la guerre des six-jours et à la libération du Kotel. J’étais sûr qu’on appliquerait ce verset si important de Zacharie.
J’ai téléphoné au Beit Din de Montréal, mais comme je ne parlais pas le yidish, on me raccrocha au nez. J’ai téléphoné au rabbinat français, il n’y avait pas de décisions ; au rabbinat israélien, rien non plus. Je dis à ma fille que le rabbinat israélien avait probablement annulé le jeûne, en accord avec la prophétie, et que nous allions faire un festin ce jour-ci. C’est ce que nous avons fait cette année-là, à Montréal. J’estime que j’avais raison mais on ne peut pas avoir raison contre tout le monde et par conséquent, dès l’année suivante je jeûnai à nouveau. Mais pour moi, le rabbinat a manqué l’occasion de transformer ce jeûne (17 Tamouz) en fête, puisqu’il n’y a plus de raison de jeûner ce jour-là. Je précise que le jeûne de tishea beav est différent, puisque le Temple n’est pas encore reconstruit et que l’UNESCO est là pour nous rappeler que le travail n’est pas fini…
Ce qu’il faut comprendre, c’est que la halakha est par définition dynamique. Elle n’est pas statique. Sa racine même signifie marcher. Il ne s’agit pas, comme le prônent certains rabbins libéraux extrémistes, de supprimer purement et simplement certains textes ou coutumes. Il s’agit de demander à nos maîtres de se mettre au travail afin d’adapter la halakha à l’époque. C’est pour cela que la halakha suit la dernière opinion, car seuls les rabbins d’aujourd’hui peuvent trancher la halakha en fonction de l’époque. Mais s’ils ne le font pas, c’est par modestie, car pris individuellement chaque possek se sent trop petit pour prendre des décisions « révolutionnaires », mais tous ensemble, ils ont cette force et ce pouvoir.
 
Merci beaucoup. Pour conclure, quel message aimeriez-vous transmettre à la jeune génération ?
Tout d’abord, la mission du peuple juif c’est l’étude. Chaque fois que je célèbre un mariage, et j’en ai célébré des centaines, je conseille au couple de prendre du temps pour étudier ensemble la Torah. Ça rapproche le couple, résout bien des problèmes et apporte la bénédiction.
Il existe aujourd’hui beaucoup de cercles d’études. Chacun peut choisir celui qui lui convient, car « l’homme n’apprend que dans un endroit qui lui convient » (T.B Avoda zara 19a). C’est également la responsabilité de la communauté que de rendre ces cours gratuits et de couvrir les frais individuels. Cela n’est possible que si la communauté ou le gouvernement (en Israël), se mobilisent pour cela.
Il faut étudier, étudier, et encore étudier, de manière à hâter la venue du Messie qui ne peut venir que dans la fraternité et dans la paix.

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