Du Sinaï à l’Ethiopie – les juifs éthiopiens et la loi orale
Alors viendront ceux qui étaient perdus au pays Assyrie, ceux qui étaient dispersés au pays Égypte ; ils se prosterneront devant Dieu, sur la sainte Montagne, à Jérusalem. (Isaïe 27:13)
Les juifs éthiopiens, appelés communément falashas1 , arrivèrent en Israël lors d’opérations spectaculaires entre 1980 et 1990. Leur judaïté n’avait été reconnue par l’état d’Israël qu’en 1975, suite à une décision historique des grands rabbins de l’époque, les rabbins Ovadia Yossef et Shlomo Goren. Si les falashas, à l’instar du reste du monde juif, attendaient avec impatience leur retour à Sion, le déracinement fut tout de même brutal. Outre la barrière culturelle, les juifs éthiopiens se heurtèrent aux coutumes « étranges » des juifs israéliens. On estime que les falashas quittèrent la terre d’Israël à l’époque du premier temple de Jérusalem (vers l’an -700). Depuis cette époque, les contacts entre ces communautés et le reste du monde juif furent quasi-inexistants. Les falashas, partis bien avant la rédaction du Talmud et de la Mishna, ne connaissaient pas d’autres juifs que ceux de la Bible, ainsi que certains textes apocryphes. Les coutumes éthiopiennes se basent donc sur trois sources principales :
- certaines coutumes se basent directement sur le texte biblique. Les falashas connaissent toutes les fêtes juives mentionnées dans la Bible, même si leurs dates et célébrations peuvent varier.
- D’autres semblent s’appuyer sur des sources pré-talmudiques, je reviendrai sur ce point plus bas.
- Enfin, certaines n’ont aucune source juive et sont directement imitées des coutumes locales. Je pense notamment à l’excision des jeunes filles, parfois pratiquée…
Arrivés en Israël, les juifs éthiopiens se confrontèrent à l’establishment rabbinique, qui leur interdit certaines coutumes pré-talmudiques et chercha à leur imposer d’autres coutumes. Ces interdits provoquèrent une véritable crise identitaire au sein de la communauté éthiopienne. La jeune génération délaissa bien souvent la religion, étant donné qu’on faisait tout pour les décourager de pratiquer « l’ancienne » religion et que les pratiques du monde séfarade ou ashkénaze leur paraissaient bien étranges.
Récemment, un jeune rabbin éthiopien s’est lancé dans une audacieuse entreprise :l’écriture d’un Shoulchan Aroukh éthiopien. Rav Sharon Shalom, c’est son nom, est arrivé en Israël au début des années 80, il n’était qu’un enfant. Il décrit avec beaucoup d’émotions les différentes « crises » identitaires qu’il traversa. Dans son adolescence, il se rapprocha du judaïsme séfarade, sans pour autant réussir à y trouver sa place. Il partit ensuite à la Yeshivat Har Etzion, connue pour son élitisme. L’intégration ne fut pas simple, malgré la grande pédagogie de ses maîtres Rav Aharon Lichtenstein et Rav Yehouda Amital. Durant cette période, il se rapprocha du judaïsme ashkénaze et finit par traverser une période hassidique.
Il resta de longues années à la Yeshiva et y obtint sa smikha (ordination rabbinique). Il se tourna ensuite vers le monde universitaire, notamment au Beit Morasha de Jérusalem et à l’université de Bar-Ilan. C’est là bas que pour la première fois, il entendit le Rav Daniel Sperber, célèbre universitaire, affirmer que « la ligne rouge » du judaïsme orthodoxe n’est pas le Shoulkhan Aroukh, mais le Talmud. Notamment car une partie des communautés yéménites, pourtant jugées très orthodoxes, ne suivent pas les préceptes du Shoulkhan Aroukh, mais ceux du Rambam.
Sous le patronage du Rav Sperber et d’encore d’autres rabbins, Rav Shalom décida d’entreprendre la rédaction d’un code de lois conciliant tradition éthiopienne et tradition talmudique.
Ce code découpe chaque loi en trois parties. Dans la première, la loi est décrite. La seconde partie analyse cette loi sous un angle talmudique. La troisième partie propose une recommandation pratique à la nouvelle génération éthiopienne souhaitant à la fois préserver certaines coutumes et faire partie intégrante du judaïsme orthodoxe.
Il s’agit d’un ouvrage vraiment passionnant, d’un bout à l’autre. Je tiens à partager avec les lectrices et lecteurs du blog quelques points qui ont attiré mon attention.
Les lois éthiopiennes : pré-talmudiques ?
Comme dit, certaines coutumes éthiopiennes confirment parfois l’existence de lois datant d’avant la période talmudique, qui auraient été annulées ou modifiées à une époque plus tardive. Je citerai deux exemples :
- Rav Shalom explique que pour les juifs éthiopiens, rien ne repousse la loi, pas même la vie humaine. Pour nous, héritiers du judaïsme rabbinique, la Halakha s’annule devant un risque mortel. Les sages de l’époque talmudique déduisent cette règle du verset : « vous garderez mes lois et mes préceptes, l’homme les fera et vivra par eux »2. Rabbi Yehouda enseigne au nom de Chemouel : « il vivra par eux » mais ne périra pas à cause d’eux.3Cet enseignement fondamental a énormément d’implications dans la vie juive de tous les jours. Ainsi, c’est elle qui oblige un homme à conduire sa femme enceinte à l’hôpital. C’est elle qui oblige le médecin à s’occuper des malades durant Chabbat. C’est elle qui permet aux soldats de combattre pendant Chabbat.
Pourtant, chez les juifs éthiopiens, la loi prime sur la vie humaine. Rav Shalom ramène l’explication que lui a donné son grand-père, un Kahin – rabbin éthiopien : « Celui qui croit en Dieu d’une foi parfaite, Dieu le protège. Nous accomplissons les commandements de Dieu avec une foi et une confiance absolue ».
Un témoignage pour le moins troublant, d’une logique typiquement religieuse, celle qui ne peut être réfutée rationnellement…
Loin de moi l’idée de défendre une telle pratique, d’ailleurs Rav Shalom met en garde la communauté éthiopienne et leur demande d’abandonner immédiatement cette coutume, mais je pense toutefois que celle-ci vient confirmer une histoire racontée dans le livre des Macchabées, un livre apocryphe d’origine juive. On y raconte les combats des Macchabées, et la façon dont le grec Antiochus pu conquérir Jérusalem durant Chabbat, puisque les juifs refusèrent de combattre.Le passage se termine ainsi : « Matityahu et ses amis apprirent la défaite [de Jérusalem] et prirent le deuil. Ils se dirent l’un à l’autre : si nous agissons comme l’ont fait nos frères, et que nous refusons de défendre nos ames et notre Torah contre les ennemis, ils ne tarderont pas à nous effacer de la surface de la terre. Ce jour là, ils tinrent conseil et déclarèrent : toute personne qui viendra contre nous le jour de Shabbat, nous la combattrons, et nous ne mourrons pas comme ils sont morts. »4
Selon ce témoignage, ce n’est qu’à l’époque des Macchabées que la loi orale décida que « protéger une vie humaine repousse le Shabbat »5. Or justement, les falashas semblent avoir rejoint l’exil avant l’époque des Macchabées, ce qui confirme donc le récit historique et porte un regard intéressant sur l’évolution de la loi orale.
- En Éthiopie, les femmes avaient l’habitude de rejoindre les « maisons d’impureté » lors de leurs règles. Les lois d’impureté étaient d’ailleurs bien plus strictes que les notre, et on s’abstenait de tout contact avec les femmes nidda(durant leurs règles), qu’on soit homme, femme ou enfant.Cet écartement exagéré n’est pas connu du judaïsme contemporain, qui se contente d’interdire les contacts entre l’homme et son épouse. Pourtant, on y trouve de nombreuses allusions dans les textes les plus anciens. Ainsi, la Mishna6parle de « maisons d’impureté », que Rashi interprète comme étant « des chambres utilisées par les femmes lors de leurs règles ». On peut supposer qu’il s’agissait en fait de véritables maisons, à l’image de ce qui se faisait en Éthiopie.
On trouve également une allusion intéressante dans la Torah, lorsque Rachel refuse de se lever de son chameau, comme l’exigeait son père, en argumentant que « derekh nashim li », qu’on peut traduire approximativement par « le cycle des femmes est sur moi »7. Les commentateurs classiques comprennent pour la plupart qu’il s’agit effectivement de sa période de menstrues, mais se demandent comment cette simple invocation suffit à décourager Laban. Le Ramban propose l’explication suivante : « Et il me semble qu’aux anciens temps, les femmes durant leurs règles étaient très écartées, comme l’indique leur nom « Nidda »(littéralement : écartée). Personne ne s’approchait d’elle ou ne leur parlait[…]. 8» Une hypothèse que semblent confirmer les coutumes éthiopiennes.
Inversement, parfois, les coutumes éthiopiennes semblent confirmer de très vieilles traditions orales, et de ce fait, l’existence même d’une tradition orale à une époque très antérieure. Ainsi, les éthiopiens célèbrent également le don de la Torah lors de Shavouot. Or, selon le texte biblique, la fête n’est présentée que comme une fête agricole. C’est le Talmud qui la présentera également comme la fête du don de la Torah, chose également connue des communautés juives éthiopiennes. Un fait qui confirme la tradition talmudique et témoigne également de l’existence d’une loi orale très antérieure.
Pour conclure, je voudrais citer le Rav Nahum Rabinowitz, Rosh Yeshiva à Maaléi Adoumim, dans une lettre publiée à la fin du livre :
Un des aspects les plus extraordinaire du miracle de kiboutz galouyot, (le retour des exilés en Israël) qui continue et se déroule sous nos yeux depuis la création de l’Etat d’Israël, est la Alyah des juifs éthiopiens. Ce judaïsme était totalement coupé du reste du peuple durant près de deux milles ans, jusqu’à en oublier l’hébreu. Malgré tout, il garda avec ferveur des anciennes traditions et des pratiques religieuses. Malgré les séductions, d’un coté, et les souffrances, de l’autre – [ce judaïsme] s’accrocha à sa foi et à son espoir d’un retour à Sion. Bien que retour à Sion de cette communauté concrétisa les paroles du prophète : « Qui sont ceux-là qui volent comme un nuage, comme des colombes vers leur colombier ? », nombreux périrent en chemin, durant leur route vers la terre sainte, et ne virent pas ce réaliser le verset : « Quand tu traverseras l’eau, je serai avec toi ; quand tu franchiras les fleuves, tu ne t’y noieras pas. Quand tu passeras à travers le feu, tu ne t’y brûleras pas, les flammes ne t’atteindront pas. ». Le mérite de ceux qui ne survécurent pas se tient en faveur du peuple juif pour l’éternité. […]
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« MiSinaï Lééthiopia », Sharon Shalom, ed. Yediot Hacharonot
NOTES :
1Ce nom signifie « étranger », c’était l’appellation que leur donnaient les non-juifs éthiopiens. Eux mêmes utilisent le terme de « Béta Israel » (maison d’Israël).
Cette histoire figure également chez Flavius Joseph. Rav Shlomo Goren la considère comme sérieuse et en discute dans son livre de responsas « meshiv milchama », Tome 1, p. 56
8Ramban, ibid
Merci pour cette histoire et cet article fascinants !
Tu aurais des exemples de lois atypiques qui ont été maintenues par ce nouveau shoul’han Arou’h éthiopien ? Des nouveaux minhagim validés ?
Ps: On voit bien, avec le paragraphe commençant par le fameux « Comme dit » alsacien, que les falashas ne sont pas les seuls a conserver leur culture d’origine malgré la alyah 😉
Merci pour cette histoire et cet article fascinants !
Tu aurais des exemples de lois atypiques qui ont été maintenues par ce nouveau shoul’han Arou’h éthiopien ? Des nouveaux minhagim validés ?
Ps: On voit bien, avec le paragraphe commençant par le fameux « Comme dit » alsacien, que les falashas ne sont pas les seuls a conserver leur culture d’origine malgré la alyah 😉