La fin du dogmatisme ou l’héritage d’Abraham

crédit photo:  parth joshi
crédit photo: parth joshi

Une des critiques les plus pertinentes de la religion fut formulée par Baruch Spinoza. Selon lui, le système totalitaire des lois religieuses vient avant tout garantir l’obéissance du sujet en l’éloignement de sa raison naturelle. Autrement dit, selon Spinoza une personne ayant l’esprit occupé en permanence par les innombrables lois de la religion deviendra une sorte d’automate obéissant, dont l’absence de réflexion sur l’essence des la stabilité de l’État ((Voir Spinoza, Traité théologico-politique, chap. 4 et 5)).

Force est de constater que la religion apporte effectivement au croyant un cadre  qui élimine dans l’œuf toute tentative de questionnement. Il s’agit d’une sorte de fusion entre la croyance religieuse la plus élémentaire de la perfection de la Loi Divine et notre inconscient qui nous pousse à voir notre société comme morale et juste. Je m’appuis ici sur les études menées par la psychologie sociale depuis les années 60, qui ont mis à jour ce qu’on nomme « L’Hypothèse du Juste-Monde ». Selon ces recherches, les êtres humains ont en commun un biais cognitif qui les pousse à voir leur univers comme moral tel qu’il est ((Plus d’informations ici : http://en.wikipedia.org/wiki/Just-world_hypothesis, Merci à Emmanuel Bloch, qui m’a fait découvrir cette étude)). Autrement dit, notre inconscient éliminera les éléments susceptibles de troubler ce Juste-monde en les effaçant ou en les justifiant (L’affamé dans la rue deviendra un profiteur fainéant, la femme violée deviendra une aguicheuse, etc…).

Le résultat de cette fusion est assez catastrophique : Puisque les normes morales de la société sont justes et que la loi de Dieu aussi, le religieux ne se contentera pas de voir sa société comme morale, il la défendra en invoquant la Loi Divine. Les exemples sont innombrables et concernent toutes les religions. On peut citer quelques grands exemples historiques comme les défenseurs de l’esclavage des noirs aux États-Unis, qui s’appuyaient sur la Bible (Tout aussi bien certains pasteurs que certains rabbins) et bien évidement les défenses théologiques des pogromes, persécutions anti-juives, voir même de la Shoah. Un exemple terrible et encore bien trop d’actualités et celui du silence imposé aux victimes d’agressions sexuelles afin de ne pas « Salir le nom de l’Église » ou de « Ne pas faire de Hiloul Hashem (profanation du nom divin) ». La sémantique change, mais l’idée est la même : nous ne pouvons accepter la pensée de pervers sexuels se promenant dans notre société si parfaite et nous rajoutons une couche de discours religieux pour parfaire l’illusion.

Et pourtant, il me semble justement que la religion peut, et doit, être le moyen de se libérer des entraves de cette complaisante illusion. La religion, bien enseignée, peut justement ouvrir les portes du questionnement, de la réflexion et de la critique qui nous pousseront à œuvrer pour une société plus saine et plus divine. Tout est une question d’enseignement et de lecture. Je voudrais me contenter d’un exemple, qui est celui de la recherche spirituelle d’Avraham.

Une des histoires les plus connues du judaïsme est celle d’Avraham encore enfant, détruisant les idoles de son père. La façon dont on m’a enseigné cette histoire, et dont on l’enseigne le plus généralement dans les écoles juives, est celle d’un enfant connaissant Dieu face à son père idolâtre et ignorant. Cet enfant monte un stratagème visant à prouver à son père le ridicule de sa croyance : il détruit les idoles, à part la plus grande d’entre-elles, et explique à son père que ces dernières se sont battues pour recevoir l’offrande d’Avraham et que la plus grande a gagné. Ce à quoi rétorque le père d’Avraham qu’une idole ne peut pas bouger, et de ce fait il ridiculise seul sa propre croyance. Cette histoire mène à la morale suivante : les croyances des « autres » sont aussi fausses que ridicules, la nôtre est intelligente et parfaite. Cette morale aura au mieux convaincu le jeune étudiant de la suprématie de sa croyance, au pire elle le poussera à haïr l’idolâtre, l’Autre, et cultivera une lecture fondamentaliste de sa propre tradition.

Pourtant, là n’est pas l’histoire enseignée par le Midrash ((Sefer Hayashar, Noah, 23)). En réalité, ce dernier nous raconte le récit troublant d’un jeune garçon en proie à une réflexion religieuse profonde. Ce jeune garçon, dit le Midrash, demande à son père quel est le Créateur de l’Univers, et ce dernier le conduit face à l’idole la plus imposante. À ce stade, Avraham ne remet pas en question la croyance de ses pères, il court chez sa mère lui demander une offrande. Mais voilà qu’Avraham observe durant une longue journée, il observe, mais rien ne se passe. Cela ne suffit pas à décourager notre croyant, qui part apporter une meilleure offrande, convaincu que la première ne plait pas aux dieux. Et là encore, rien ne se passe, malgré l’attente interminable. C’est seulement après cette longue attente, ces espoirs et cette foi déçue que le Midrash nous dit : « Et ce fut lorsque à l’heure du soir, un esprit enveloppa Avraham et il s’exclama : « Malheur sur mon père, sa famille et toute cette mauvaise génération, qui  servent de la buée et se prosternent devant des dieux de bois et de pierres !« . Puis vient la mise en scène d’Avraham, rappelée plus haut, pour prouver à son père l’erreur de sa croyance.

Quelle est la morale de cette histoire ? Elle est bien différente de celle d’avant. Avraham n’est pas le détenteur d’un dogme tombé du ciel, il est bien au contraire le casseur de dogmes. Avraham, à l’image de sa société, croit lui aussi aux idoles et les vénère. Mais malgré tout, il observe, vérifie, doute. Après une longue observation, il n’a d’autre choix que d’abandonner sa croyance première. Non seulement Avraham abandonne les idoles, mais il les détruit une à une, comme autant de dogmes dont il se libère. « À l’heure du soir, un esprit l’enveloppa », ou plutôt l’esprit, la raison claire, prit enfin le dessus sur les sombres idées préconçues.

Cette histoire, loin de prôner l’aveuglement religieux, prône la réflexion et la remise en question. C’est une version juive de la célèbre allégorie de la Caverne de Platon où le héros ne se contente pas de réaliser son erreur de jugement, il l’élimine consciencieusement de son être.

Voilà donc comment une même histoire peut nous orienter vers deux ethos différents, vers l’Avraham croyant aveugle ou vers son exact opposé : celui dont la Foi provient justement de son esprit critique. Rappelons-nous qu’être le véritable héritier d’Avraham c’est être parfois capable de remettre en question même les dogmes les plus fondamentaux. Comme le dit le Midrash :

« Et pourquoi s’appelait-il Avraham l’Hébreu (ivri) ? Car le monde entier se tenait sur une rive (ever) et lui se tenait sur l’autre rive » ((Bereishit Rabba, Leikh Lekha, 41)).

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