Le Code d’Esther : Une contre-enquête

Le livre d’Esther contiendrait-il une allusion prophétique cachée au procès de Nuremberg ? L’exécution de 10 hauts dignitaires nazis ferait-elle curieusement écho, en dépit des 24 siècles qui les séparent temporellement, à la pendaison des 10 fils du méchant Haman dans la Meguilat Esther ?
Telle est la thèse répétée, depuis de nombreuses années déjà, dans certains cercles religieux. Résumons brièvement ses grandes lignes : à la fin du livre d’Esther, la reine formule une bien surprenante requête en réclamant que les fils d’Haman soient pendus « demain » (9:12) ; ils avaient pourtant déjà été tués au cours des combats précédents (9:7-10), alors pourquoi donc cette curieuse pendaison d’ennemis déjà morts ? Le mystère s’épaissit avec une autre bizarreté du texte biblique : des lettres de taille inhabituelle dans la Meguila, dont trois écrites plus petit (un Chin, un Tav et un Zayin) et une écrite plus grand (un Vav) ; à quoi correspondent-elles ?
Tout s’éclairerait finalement en lisant numériquement les lettres inhabituelles. Les petites lettres feraient allusion à l’an 707 du 6ème millénaire, soit 5707 depuis la création du monde, ou encore l’an 1946 du calendrier chrétien. En d’autres termes, l’année du procès de Nuremberg. Or les parallèles entre récit de Pourim et procès de Nuremberg semblent troublants : dans les deux cas, le nombre d’exécutions fut le même – dix. Dans les deux cas, le mode d’exécution fut le même – la pendaison.
Mieux encore, le jour précis de l’exécution, soit le 16 octobre 1946, tomba le jour de Hochana Rabba, identifié par la tradition juive comme un jour de jugement. Enfin, l’un des dix nazis, Julius Streicher, s’exclama en montant à l’échafaud « Purimfest 1946 », soit « Fête de Pourim 1946 »[1]. Vous avez dit bizarre ?
Mais ce n’est pas tout : la mystérieuse prophétie d’Esther connaît de nos jours une deuxième vie en devenant une version juive du Da Vinci Code, le best-seller mondial du romancier Dan Brown. Ainsi, en 2012, le livre le Code d’Esther , présenté comme une enquête de journalisme d’investigation, reprenait à l’identique l’argumentation ci-dessus et créait un petit événement dans le monde de l’édition française, avec plus de 26’000 copies vendues au cours des premières semaines qui suivirent la publication[2].
Outre-Atlantique, c’est en 2014 que parut The Esther Code, un thriller palpitant dans lequel un agent du FBI décrypte, avec l’aide d’un brillant rabbin, la prophétie mystérieuse de la reine Esther pour finalement arrêter un meurtrier en série. La maison d’éditions promettait une enquête troublante, basée sur un phénomène réel, et dont aucun sceptique, même le plus endurci, ne pourrait sortir indifférent.

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Lettres aux tailles inhabituelles dans la Meguilat Esther chapitre 9 versets 7-10

Mais ce buzz est-il vraiment mérité ? Le phénomène « prophétique » est-il réel ou imaginaire ?
Ce billet soumettra le Code d’Esther au crible d’une analyse critique, précise et fouillée. Une véritable contre-enquête en six actes distincts, qui nous conduira à examiner successivement l’archéologie du texte biblique, une antique manière de punir ses ennemis, ou encore un aspect méconnu de la propagande antijuive du régime nazi…
 

Acte 1

A la recherche du texte original. 

Thèse du Code d’Esther : Dans la liste des noms des fils d’Haman (Esther 9:7-10), trois lettres sont, depuis des temps immémoriaux, écrites dans une graphie plus petite : un Chin, un Tav et un Zayin.

Réalité : Aucune source ancienne ne connaît ces trois petites lettres.

Est-il possible de vérifier si, dans les temps anciens, la forme de certaines lettres dans le livre d’Esther différait de la normale ?
Absolument. Deux grandes pistes sont ici ouvertes à l’enquêteur : il est possible d’étudier les sources rabbiniques qui enseignent comment écrire le texte de la Meguila; et il est également possible d’examiner les vieux manuscrits, qui témoignent de la pratique des générations précédentes. Nous suivrons ces deux voies successivement.
Les textes rabbiniques tout d’abord. Pour savoir comment les Sages prescrivent que la Meguila soit écrite, il existe 2 sources majeures. Examinons en premier lieu le Talmud[3] :

ואת פרשנדתא וגו’ עשרת בני המן אמר רב אדא דמן יפו עשרת בני המן ועשרת צריך לממרינהו בנשימה אחת מאי טעמא כולהו בהדי הדדי נפקו נשמתייהו אמר רבי יוחנן ויו דויזתא צריך למימתחה בזקיפא כמורדיא דלברות מאי טעמא כולהו בחד זקיפא אזדקיפו.

Le verset dit : « et Parshandata … les dix fils de Haman (Esther 9 : 6-10) ». Rav Adda de Yaffo enseigna : quand on lit la Meguila, les noms des 10 fils de Haman ainsi que le mot « dix » doivent être récités d’un souffle. Pourquoi ? Parce que leurs âmes sont toutes sorties ensemble. Rabbi Yohanan enseigna : le « vav » du nom Vayzata doit être allongé comme une rame de bateau. Pourquoi ? Parce qu’ils furent tous pendus à la même potence.

Ainsi, les Sages enseignent explicitement la bonne manière d’écrire et de lire le chapitre 9 d’Esther : un Vav doit être « allongé », certains noms doivent être prononcés d’une seule respiration. Mais quid d’éventuelles petites lettres ? Silence absolu. Elles ne sont pas évoquées. Pourquoi ? Parce que, pour le Talmud, ces lettres ne sont en rien différentes des autres : le Chin, le Tav et le Zayin sont à écrire dans une taille normale.
Un second recueil d’enseignements de nos Sages se révèle important pour notre recherche : le traité Soferim, l’un des traités mineurs du Talmud. Ce traité fut rédigé au 8ème siècle dans le but d’enseigner comment écrire, exactement et précisément, les différents livres de la Torah. Le livre d’Esther y est abordé en détails, et les particularités déjà relevées par le Talmud sont dûment notées[4]. Mais des petites lettres au chapitre 9 ? Inconnues au bataillon. Circulez, il n’y a rien à voir.
Conclusion : les textes rabbiniques faisant autorité ignoraient totalement que des lettres de la Meguilat Esther doivent être écrites dans une petite taille.
Mais comment les choses se passaient-elles en pratique ? Pour le savoir, examinons maintenant quelques manuscrits anciens du livre d’Esther, préservés dans les collections de prestigieuses bibliothèques universitaires, et voyons comment procédaient les générations précédentes.
Le plus ancien manuscrit complet du Tanakh date de l’an 1008 et est considéré comme particulièrement fiable ; il appartient à la Bibliothèque Nationale de Russie à Saint-Pétersbourg (EBP IB 19a), d’où il tire le nom par lequel il est plus connu : le Codex de Leningrad[5]. Or, une version scannée du manuscrit est disponible sur Internet. Je suis allé la consulter, et voici ce que donne une copie d’écran des versets qui nous intéressent (Esther 9 :7-10) tels qu’ils figurent dans le Codex de Leningrad.
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Codex de Leningrad ; copie d’écran

Comme chacun peut le constater visuellement, le Codex de Leningrad fait écho aux textes rabbiniques anciens : il ne contient aucune petite lettre dans la liste des noms des fils de Haman.
La situation est strictement identique dans les autres manuscrits anciens de la Meguilat Esther[6]. Quant aux manuscrits plus récents, je laisse aux soins de mes lecteurs de vérifier, en cliquant sur les liens, ce qu’il en est de ce manuscrit daté du 13ème – 14ème siècle et détenu par la Biblioteca Palatina de Parme en Italie ; ou encore de celui-ci, qui date de 1494, et que l’on peut trouver dans les collections de la Bibliothèque Nationale de France ; ou bien encore, le manuscrit Add. Ms 652, daté du 14ème – 15ème siècle, et préservé à Cambridge University. Tous ces manuscrits suivent la tradition talmudique et ne contiennent aucune petite lettre dans le livre d’Esther.
La conclusion semble ici limpide tant le faisceau d’indices converge : pendant environ 1’400 ans, la Meguilat Esther a été écrite sans que la taille des lettres Chin, Tav et Zayin ne diffère de la normale.
 
 

Acte 2

La canonisation d’une confusion

Thèse du Code d’Esther : le texte du livre d’Esther a été transmis à l’identique, de génération en génération, depuis sa rédaction originale et jusqu’à nos jours.

Réalité : Les petites lettres sont le résultat d’erreurs dans le processus de transmission.

Est-il possible de déterminer quand la petite forme des lettres est apparue pour la première fois ?
En grande partie, oui. J’ai consulté un grand nombre d’ouvrages rabbiniques médiévaux afin d’y dénicher des témoins historiques de la forme des lettres de la Meguila au Moyen-Age. Sur cette base, voici la meilleure reconstitution que je peux proposer.
La toute première occurrence que j’ai été capable de détecter se situe dans le « midrash de Rabbi Akiva ben Yosef sur les petites et grandes lettres ». Ce texte ancien traite de la forme particulière de certaines lettres du texte biblique et peut être consulté dans deux récentes compilations de textes retrouvés dans des genizot (i.e. des « cimetières » de documents)[7]. Je recopie ci-dessous la citation exacte qui nous concerne :

(ז’) זיי »ן, ויזתא ז’ קטנה, לפי שהמן הלשין בשבעה דברים (…) רי »ש של פרשנדתא קטנה, שנתמעט ונתלה (…)  שי »ן תי »ו של פרשנדתא קטנות, הסר פ’ ור’ וישאר שמתא.

Le Zayin du nom Vayzata est écrit en petit, car Haman a médit par sept fois du peuple juif (…). Le Resh du nom Parshandata est écrit en petit, car il a été rabaissé et pendu (…) Le Chin et le Tav de Parshandata sont écrits en petit ; enlève le Peh et le Resh, et il reste le mot « bannissement »[8].

Ce texte est difficile à comprendre tant sa fin semble corrompue[9]. Mais enfin, voilà le tout premier texte juif soulignant que certaines lettres de la Meguila doivent être écrites dans une petite graphie : le Zayin de Vayzata, ainsi que le Rech, le Chin et le Tav de Parshandata. La liste des petites lettres ne correspond toutefois pas à celle du Code d’Esther ; par ailleurs, je n’ai retrouvé aucun texte ultérieur citant verbatim ces enseignements[10].
Un autre indice important nous est donné par la Massora, ces notes des scribes-érudits qui travaillèrent à préserver l’intégrité du texte de la Torah. Ainsi, les notes massorétiques situées à la fin du Codex de Leningrad (מסורה סופית) signalent un petit Chin pour Parshandata, un petit Tav pour Parmashta, mais aucune petite lettre pour Vayzata[11]. Une liste qui, à l’évidence, ne correspond toujours pas à celle du Code d’Esther[12].
Dans l’étape suivante de l’aventure, c’est vers les communautés juives du 11ème – 14ème siècle qu’il faut nous tourner. Une recension non-exhaustive des témoins historiques permet d’établir que circulèrent, au total, pas moins de SEPT versions différentes des petites et grandes lettres pour les versets qui nous intéressent. Ces sept versions sont mutuellement exclusives et seule l’une d’entre elles, la septième, correspond aux lettres du Code d’Esther. Par souci de clarté, j’ai résumé les sept versions dans le tableau ci-dessous, les ai classées par ordre chronologique et référencées.

1. Version du Mahzor Vitry[13] :

ואת פרשנדתא … ואת פרמשתא … ואת ויזתא

Petit Zayin et grand Vav pour le nom Vayzata

2. Version 1 du Raavia:

ואת פרשנדתא … ואת פרמשתא … ואת ויזתא

Grand Alef pour Parshandata et petit Alef pour Parmashta

3. Version 2 du Raavia[14]:

ואת פרשנדתא … ואת פרמשתא … ואת ויזתא

Grand Alef pour Parmashta et petit Alef pour Parshandata

4. Version du Sefer ha-Rokea’h[15] :

ואת פרשנדתא … ואת פרמשתא … ואת ויזתא

 Petit Chin et petit Tav pour Parmashta, petit Zayin et grand Vav pour Vayzata

5. Version du Hagahot Maimoniot[16] :
 

ואת פרשנדתא … ואת פרמשתא … ואת ויזתא

Petit Chin, petit Tav et grand Aleph pour Parshandata, long Vav et petit Zayin pour Vayzata

6. Version du Sefer ha-Manhig[17]:

ואת פרשנדתא … ואת פרמשתא … ואת ויזתא

Petit Tav pour Parshandata, petit Chin pour Parmashta, grand Vav, grand Youd et petit Zayin pour Vayzata

7. Version du Orhot Hayim[18] :
= version du Code d’Esther.

ואת פרשנדתא … ואת פרמשתא … ואת ויזתא

Petit Tav pour Parshandata, petit Chin pour Parmashta, petit Zayin et grand Vav pour Vayzata

Je n’ai trouvé rien de comparable dans les écrits des sages espagnols de la même époque : aucune particularité graphique n’y est jamais notée[19]. Alors pourquoi cette profusion dans les écrits allemands puis provençaux en particulier[20] ?
Ici on ne peut que spéculer. De prestigieux chercheurs, et notamment Haym Soloveitchik et Avraham Grossman, ont depuis longtemps souligné que les premières communautés du Nord de l’Europe étaient les héritières de coutumes particulières, lesquelles remontaient vraisemblablement à d’antiques traditions babyloniennes[21]. Il faut donc supposer que ces communautés avaient des traditions spécifiques quant à la manière d’écrire la Meguila. Il est vraisemblable qu’elles aient connu ce « Midrash de Rabbi Akiva ben Yossef »[22] ainsi que les notes massorétiques examinées ci-dessus. La transmission, toutefois, fut clairement imparfaite, et les versions concurrentes se multiplièrent rapidement parmi les sages allemands (versions 1-5). Quelques décennies plus tard, les sages provençaux, en contact avec leurs collègues des vallées rhénanes, héritèrent de la question et rajoutèrent encore à la confusion générale en « inventant » de nouvelles possibilités (versions 6-7).
Dans toutes les versions, un point de consensus demeurait constant : seuls les noms de 3 fils de Haman (Parshandata, Parmashta et Vayzata) sont à orthographier différemment. C’est au niveau des détails précis que le flou le plus total régnait…
Quoi qu’il en soit, la prochaine question à examiner est celle de savoir pourquoi la dernière version, celle du Orhot Hayim, finit par s’imposer sur toutes ses concurrentes. A mon sens, le responsable est rapidement trouvé dans l’invention de l’imprimerie.
Suivant l’invention de l’imprimerie par Guttenberg, au milieu du 15ème siècles, les premières Bibles hébraïques parurent assez rapidement. A Venise, sur les presses de Daniel Bomberg, la première édition des Mikraot Gedolot vit le jour en 1516-1517. Mais c’est la deuxième édition des Mikraot Gedolot, imprimée sur la même presse dans les années 1524-1526, qui eut une influence colossale pour la diffusion du texte biblique.
L’éditeur, Yaakov ben Hayim ibn Adoniyahou (1470-1538), consacra d’immenses efforts pour clarifier, sur la base des manuscrits en sa possession, le texte biblique, afin de le mettre à la disposition de ses lecteurs. L’importance du travail fourni, largement reconnue par le monde savant de l’époque, fit que cette deuxième édition des Mikraot Gedolot servit de modèle à de très, très nombreuses éditions du Tanakh – jusqu’à notre époque[23].
Et quelle fut donc la solution retenue par ben Hayim ? Pour en avoir le cœur net, je suis allé vérifier :
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Seconde édition imprimée des Mikraot Gedolot, Imprimerie Bomberg, Venise 1525

Il fallait bien choisir une solution ! Pour une raison que j’ignore, ce fut la version 7 du Orhot Hayim qui servit de base au texte des Mikraot Gedolot : un petit Tav pour Parshandata, un petit Chin pour Parmashta, un petit Zayin et un grand Vav pour Vayzata. Ben Hayim, il est vrai, avait parfaitement conscience que plusieurs traditions existaient pour ces versets ; suivant son système, il en signala l’existence dans les marges de gauche et de droite, à l’aide d’un apparat critique (également reproduit dans l’image ci-dessus).
Mais qu’advint-il lorsque les éditions postérieures de la Bible hébraïque s’appuyèrent sur le texte superbement établi par ben Hayim mais omirent de reproduire l’apparat critique qui, certes, ne pouvait être déchiffré que par les savants philologues ? Rien de moins que la canonisation d’une version unique, celle du Orhot Hayim, désormais débarrassée de toutes ses rivales. Et la boucle est maintenant bien bouclée : voilà, à mon sens, comment est apparu le texte de la Meguilat Esther permettant aux amateurs de sensations fortes d’y déceler le fameux Code d’Esther.
Trois remarques importantes avant de conclure cette partie. Premièrement, les textes halakhiques des 500 dernières années ne reflètent absolument PAS la version imprimée, et désormais triomphante, du livre d’Esther ; en d’autres termes, le travail de ben Hayim n’a eu d’impact que sur les scribes, et pas sur les rabbins ; tous les ouvrages légaux continuent à perpétuer fidèlement la tradition talmudique : un grand Vav, aucune petite lettre[24]. Il y a donc maintenant une divergence entre le texte halakhique et le texte imprimé.
Deuxièmement, même de nos jours, d’autres versions imprimées du texte circulent, même si elles sont désormais minoritaires[25]. Troisièmement, l’effet harmonisateur de l’impression sur le texte biblique est un phénomène général qui affecta tous les livres du Tanakh, y compris (et surtout !) le Pentateuque ; j’invite les lecteurs intéressés par le sujet à lire cet article.
Concluons : un lecteur lambda qui ouvre sa Bible imprimée pour lire la Meguilat Esther pense naturellement avoir devant les yeux le texte « authentique ». Il n’a aucunement conscience que ce texte a une longue et tumultueuse histoire. Il ne réalise pas que les petites et grandes lettres sont le résultat du long processus historique que nous venons de reconstituer. Peut-on vraiment lui en vouloir ? Non, certes. Mais la réalité est que les petites lettres nécessaires au Code d’Esther n’existaient pas au départ, et qu’elles ne figurent dans nos livres qu’en raison de confusions et d’erreurs de transmission, lesquelles furent au bout du compte canonisées sous l’impulsion uniformisatrice de l’impression de la Bible.
 

Acte 3

 Le sixième millénaire est demandé au cinquième !

Thèse du Code d’Esther : le grand Vav est une référence au sixième millénaire depuis la Création.

Réalité : Une telle notation ne correspond à aucun système juif de datation du temps.

A travers l’histoire, les juifs ont connu plusieurs grandes manières de noter le passage du temps. Ainsi, dans la Torah écrite, on localisait un événement dans le temps en fonction de l’accession au trône du roi (« au cours de l’année xyz du règne du roi David … »)[26]. Pendant les temps talmudiques, on notait généralement le passage du temps en utilisant le système appelé « Minyan Chtarot », utilisé surtout pour dater les documents commerciaux, et dont le point de départ était en l’an 311 avant l’ère commune[27]. Une autre possibilité était de comptabiliser le nombre des années écoulées depuis la destruction du 2eme Temple[28].
Le système de datation prenant la Création du Monde comme point de départ existait bel et bien aux temps talmudiques[29]. Mais, à cette époque, il était très peu utilisé. C’est surtout à partir du 10ème siècle que le calendrier que nous connaissons prit son essor, mais les autres systèmes de datation restèrent utilisés pendant des siècles (en Egypte, on comptait selon le minyan chtarot jusqu’au 16ème siècle, et au Yémen jusqu’au 19ème siècle).
Ces quelques informations suffisent amplement à démystifier le « grand » Vav du nom Vayzata : primo, selon certaines autorités rabbiniques, sa taille est parfaitement normale, et non allongée[30] ; deuxio, un grand Vav n’a strictement aucune signification dans la majorité des systèmes de datation utilisés par les Juifs au long de l’Histoire; et tertio, même lorsque l’on compte le temps depuis l’instant de la Création, l’an 5’000 est systématiquement signifié par un Heh (dont la valeur numérique est 5), et jamais par un Vav (dont la valeur est 6).
Voici quelques exemples, choisis parmi beaucoup, provenant de cours de Torah, de documents israéliens officiels ou encore simplement de Wikipedia. Je ne connais AUCUN contre-exemple dans lequel un Vav représenterait le 6ème millénaire. Il serait illogique qu’une prophétie utilise un système de datation qui n’a, dans les faits, jamais été pratiqué par aucune communauté juive dans le monde.
 

Acte 4 : Suse, cette ville où l’on pend des cadavres déjà froids…

Thèse du Code d’Esther : la demande d’Esther de faire pendre les fils de Haman (9:13) serait incompréhensible dès lors que ces derniers avaient déjà été tués par l’épée un peu plus tôt (9:5-10).

Réalité : Dans la Torah, il existe de nombreux cas où des cadavres d’ennemis sont publiquement exhibés.

A mon avis, s’il existe un vrai mystère dans le Code d’Esther, c’est bien à ce niveau qu’il se situe. Le lecteur attentif de la Torah rencontre de nombreux exemples de situations au cours desquelles un ennemi est d’abord tué, puis son cadavre publiquement exhibé. Comment donc tant d’érudits ont-ils pu accepter, sans réagir, la thèse d’une requête d’Esther qui serait prétendument « incompréhensible » ?
Quelques illustrations : lorsque Josué remporta une bataille décisive contre 5 armées cananéennes, il tua leurs rois, puis les pendit sur des arbres jusqu’au soir[31] ; lors d’une autre escarmouche, il fit de même pour la ville de Ai et son roi[32]. Le roi David, quant à lui, coupait parfois les mains et les pieds de ses ennemis déjà morts avant de suspendre publiquement leurs corps[33].
La Torah témoigne que les autres peuplades de l’époque faisaient de même : ainsi, lorsque les Philistins trouvèrent le roi Saul déjà mort, ils lui coupèrent la tête et attachèrent son corps sur le mur de la ville de Beth She’an[34]. Un autre peuple, les Gibonites, n’était guère plus tendre avec ses propres ennemis[35]. Au-delà de la Torah, la pratique est également attestée dans d’autres codes de lois antiques[36].
C’est de cette manière qu’il faut comprendre le sens littéral (pchat) de certains des plus célèbres versets de tout le Pentateuque. Par exemple, l’interprétation que Joseph fit du rêve du maître-panetier égyptien[37] :

בְּעוֹד שְׁלֹשֶׁת יָמִים, יִשָּׂא פַרְעֹה אֶת-רֹאשְׁךָ מֵעָלֶיךָ, וְתָלָה אוֹתְךָ, עַל-עֵץ; וְאָכַל הָעוֹף אֶת-בְּשָׂרְךָ, מֵעָלֶיךָ.

Dans trois jours, Pharaon te fera couper la tête puis pendre sur un arbre, et les oiseaux mangeront la chair de ton corps.

Mieux encore, il existe un commandement spécifique de la Torah régulant l’exhibition publique des cadavres de condamnés à mort : celle-ci n’est permise que jusqu’au soir, ensuite il faut enterrer[38].

וְכִי-יִהְיֶה בְאִישׁ, חֵטְא מִשְׁפַּט-מָוֶת–וְהוּמָת:  וְתָלִיתָ אֹתוֹ, עַל-עֵץ. לֹא-תָלִין נִבְלָתוֹ עַל-הָעֵץ, כִּי-קָבוֹר תִּקְבְּרֶנּוּ בַּיּוֹם הַהוּא–כִּי-קִלְלַת אֱלֹהִים, תָּלוּי; וְלֹא תְטַמֵּא, אֶת-אַדְמָתְךָ, אֲשֶׁר יְהוָה אֱלֹהֶיךָ, נֹתֵן לְךָ נַחֲלָה.

Lorsqu’un homme aura commis un péché capital, qu’il aura été mis à mort : tu le pendras à un arbre ; tu ne laisseras pas sa carcasse sur l’arbre, mais tu l’enterreras avant le soir, car c’est une offense envers Dieu qu’il soit suspendu. Et tu ne contamineras pas la terre que l’Eternel ton Dieu t’a donnée en héritage.

Cette pratique peut sembler curieuse à nos yeux modernes mais sa raison est évidente dans le contexte socioculturel de l’époque. Les corps ainsi exhibés publiquement étaient soient ceux d’ennemis de l’Etat, soit ceux de graves criminels. Dans les deux cas, on voulait éviter qu’ils ne fassent des émules. Le message de dissuasion envoyé aux observateurs était instantanément compréhensible : « Voyez ce qui est arrivé à ces ennemis, à ces criminels ; surtout, ne faites pas pareil ! Ne vous opposez pas à nous, ne commettez pas ces crimes ».
Multiplier les exemples permet de comprendre un autre point important : la technique employée pour exposer le cadavre recelait peu d’importance : attacher le corps à un mur, à un arbre, l’empaler, ou autre chose encore – tout était bon, tant que les objectifs de publicité et de dissuasion étaient atteints. Cette remarque permet d’ailleurs de comprendre la logique interne d’un argument du Nouveau Testament : pour Paul, la crucifixion de Jésus représente une « rédemption » des versets du Deutéronome 21:22-23, c’est-à-dire une manière pour les Chrétiens de ne désormais plus être liés par ce commandement[39]. Le corps du Christ sur la croix remplace ceux, sur l’arbre, des condamnés à mort.
Attention, dès lors, aux erreurs de traduction. Il est fort possible, comme le suggèrent certaines des traductions les plus autorisées de la Bible, que les fils de Haman n’aient pas été vraiment « pendus sur un arbre », mais bien « exposés sur une potence »[40].
En conclusion, la requête d’Esther n’a strictement rien de surprenant dans le contexte de son époque, et rien ne permet même d’être certain que les fils de Haman ont été pendus, comme bien plus tard les nazis, plutôt qu’exposés au public d’une autre manière.
 

Acte 5 : Pourim, fête de la violence juive.

Thèse du Code d’Esther : Julius Streicher, juste avant de mourir, s’est exclamé « Purimfest 1946 », soit « Fête de Pourim 1946 ». Cette phrase serait incompréhensible dans le contexte du moment.

Réalité : La fête juive de Pourim était régulièrement citée dans la propagande nazie comme un exemple de la violence exercée par les Juifs à l’encontre des peuples qui les accueillent.

Dans les années qui précédèrent la 2ème Guerre Mondiale, la propagande nazie présentait régulièrement la fête de Pourim comme exprimant la quintessence du Juif dominateur, cupide, violent et oppresseur des non-Juifs. Julius Streicher, en tant que fondateur et éditeur-en-chef du journal Der Stürmer, était le grand architecte de toute la violente propagande antisémite du IIIème Reich. Il connaissait parfaitement bien la fête de Pourim.
Ainsi, en mars 1934 parut dans le numéro 11 de Der Stürmer un gros dossier portant le titre suivant : la Nuit du Meurtre : le secret de la fête juive de Pourim est dévoilédie Mordnacht : Das Geheimnis des jüdischen Purimfestes ist enthüllt »). Ceux qui ont le cœur bien accroché peuvent lire le texte original, dans son intégralité, en cliquant sur ce lien.
Pour Streicher, Pourim était une fête dédiée à la haine des non-Juifs et au meurtre. A grands renforts de textes talmudiques et rabbiniques, Streicher voulait démontrer à ses lecteurs que les Juifs célèbrent, via les beuveries de Pourim, l’assassinat de masse de 75’000 Perses innocents, et que cette pulsion meurtrière est une constante historique dans les relations des juifs avec les peuples innocents qui les accueillent généreusement sur leurs terres.
La fête de Pourim revenait régulièrement dans le discours nazi. Le lendemain de la terrible Nuit de Cristal, le 10 novembre 1938, Streicher prononça un discours devant plus de 100’000 personnes assemblées pour l’écouter à Nuremberg ; il justifia la violence contre les juifs en affirmant que les Juifs auraient jadis assassiné 75’000 Perses en une seule nuit, et que les Allemands auraient eu le même destin si les Juifs avaient pu accomplir leur dessein d’instituer un nouveau « Pourim » meurtrier en Allemagne…[41]
En 1940, le plus connu des films de propagande antijuive nazie, Der Ewige Jude (« Le Juif Eternel »), reprenait une nouvelle fois cette même thématique. Pour ceux qui le veulent, le film en entier peut être visionné en cliquant sur ce lien. Pourim apparaît à partir de la minute 45:00.
En 1942, le jour de la fête de Pourim, les nazis pendirent 10 Juifs dans la petite ville polonaise de Zdunska Wola, afin de « venger » le meurtre des 10 fils de Haman. Dans un autre incident survenu une année plus tard, lors de Pourim 1943, les nazis exécutèrent 10 juifs du ghetto de Piotrkow. Des incidents similaires survinrent également à Czestochowa, Radom et Szydlowiec. [42]
Adolf Hitler lui-même, dans un discours prononcé le 30 janvier 1944, déclara que si les nazis devaient être vaincus par les forces alliées, les Juifs pourraient célébrer « un second Pourim »[43].
Aucun doute n’est ici possible : Streicher connaissait parfaitement bien la fête juive de Pourim. Ses remarques en montant sur l’échafaud sont aisément compréhensibles : en faisant violence aux nazis, les Juifs marquaient un nouveau Pourim en 1946.
En outre, il me semble que se dégage de l’ensemble des dernières paroles de Streicher (Purimfest 1946 (…) les Bolcheviks vous pendront un jour !) une certaine vision fataliste et mortifère de l’Histoire : les Juifs tuent désormais les Nazis qui les tuaient avant ; les Russes tueront un jour les bourreaux américains qui triomphent pour l’instant ; l’Histoire est un immense cycle de violence infiniment répétée, avec la mort comme seule issue ultime…
 

Acte 6 : Et un zest d’effet Barnum pour bien finir !

Thèse du Code d’Esther : il existerait des coïncidences surprenantes entre la Meguilat Esther et le procès de Nuremberg.

Réalité : Le cerveau humain est programmé pour voir des correspondances même là où elles n’existent pas.

Le cerveau humain est un bien piètre outil pour parvenir à appréhender la vérité. Il est le résultat de millions d’années d’une lente évolution au cours de laquelle la survie était le principal objectif, et la rapidité des décisions un atout essentiel. Nous sommes tous une tendance instinctive de sauter directement aux conclusions sans trop prendre la peine de vérifier si le raisonnement est solide ou pas.
Mais, partiellement du moins, il est possible de pallier ces manques. Et la prise de conscience des distorsions de pensée induites par nos biais cognitifs est un facteur important dans le développement de facultés de raisonnement critique. Par exemple, nous donnons plus facilement du crédit aux informations qui confirment nos croyances préétablies (biais de confirmation). Ou encore, nous établissons des pseudo-liens entre de vagues propositions et nos vies réelles (effet Barnum) ou entre différents événements pourtant distincts.
Ces biais cognitifs jouent pleinement dans la perception des « coïncidences » du Code d’Esther : les points de rapprochement semblent instinctivement bien plus convaincants que les points de divergence.
Alors, les dix fils de Haman correspondent-ils aux dix officiels nazis pendus en 1946 ? Pas vraiment, non. En réalité, le nombre d’accusés au procès de Nuremberg fut de 24, bien plus donc que les 10 fils de Haman. Tous ne furent pas condamnés à mort : 8 durent s’acquitter de peines de prison, et 2 dignitaires nazis furent même acquittés. Le nombre total de condamnations à mort s’éleva à 12, sur lesquelles 10 nazis furent exécutés, un suicidé (Goering), et un absent (Bormann). Tous ces détails du procès de Nuremberg n’ont aucun parallèle dans le récit de Pourim. Hitler, quant à lui, s’était suicidé dans son bunker plus d’un an auparavant, au contraire de Haman, mort pendu peu de temps avant ses fils (Esther 7:10).
Continuons : le mode d’exécution ne correspond pas non plus. Les fils d’Haman moururent par l’épée (Esther 9:10) avant d’être exposés publiquement sur une potence ; les nazis, au contraire, furent tués par pendaison, puis directement enterrés.
Par ailleurs, le jour de Hochana Rabba est bel et bien un jour de jugement[44]… mais seulement pour ceux qui ne sont ni complètement bons, ni complétement mauvais. Les Tzadikim parfaits, ainsi que les Recha’im parfaits, sont jugés quant à eux dès Roch Ha-Chana[45]. Dans quelle catégorie faut-il donc placer les pires criminels de l’un des régimes les plus meurtriers de tous les temps ?
Pour finir, notons que la mort par pendaison n’avait rien d’inhabituelle. En réalité, ce point précis avait été sujet à controverse en 1946, les nazis ayant demandé à être fusillés, eu égard à leur statut militaire. Le tribunal a fini par choisir d’administrer une mort par pendaison, après en avoir dûment délibéré, les crimes des nazis devant être considérés comme allant au-delà de crimes simplement militaires – ils s’étaient rendus coupables de crimes contre l’humanité et ne pouvaient être traités « que » comme des militaires[46]. La mort par pendaison était en fait la modalité la plus couramment pratiquée dans les peines capitales.
 
Conclusion
En dernière analyse, la prophétie du livre d’Esther semble bien mal fondée. Parmi ses éléments constitutifs, il n’en existe aucun qui résiste bien longtemps à un examen critique sérieux, fondé sur une étude approfondie des faits et des textes.
Une histoire cocasse voudrait qu’Adolf Hitler alla un jour consulter une voyante afin qu’elle lui prédise son avenir. « Tu mourras un jour de fête juive », lui indiqua la voyante. « Laquelle ? », voulut savoir le dictateur. « Peu importe », rétorqua la voyante, « tout jour où tu mourras sera forcément un jour de fête pour les Juifs ».
Pourim est une fête extraordinaire, au cours de laquelle, et n’en déplaise à nos détracteurs, nous célébrons la vie, l’humour, les enfants, et la victoire ultime du Bien sur le Mal. Tous ces éléments, nous continuons de les célébrer 75 ans après la chute d’un autre ennemi mortel du peuple juif, et continuerons de le faire dans le futur.
Alors non, il n’existe strictement aucun rapport entre les fils de Haman et le procès de Nuremberg. Le Code d’Esther tient beaucoup plus de la farce que de la prophétie, et la présence divine reste cachée derrière le double paravent de la Nature et de l’Histoire. Mais, au final, n’est-ce pas précisément dans ce sobre constat (et dans une forme d’humour juif qui, en dépit de notre fréquente incapacité à percevoir le Transcendant, réaffirme la Vie) que réside le véritable esprit de Pourim ?
 
Notes:
[1] Pour une présentation plus élaborée (et plus sensationnaliste), voir par exemple ces deux vidéos en français, parmi les plus populaires qui circulent sur Internet, accessibles ici et ici ; ceux qui préfèrent lire pourront consulter ce blog. De nombreuses autres présentations de la même argumentation sont facilement accessibles, dans toutes les langues, via une recherche Google.
[2] Tout du moins, c’est le chiffre indiqué dans cet article.
[3] Bavli Meguila 16b, et voir aussi le passage parallèle dans le Yerouchalmi Meguila chapitre 3 halakha 7.
[4] Soferim 13:4, et plus largement tout le début du chapitre 13.
[5] Le célébrissime Codex d’Alep (Keter Aram Tsova) est antérieur de plusieurs décennies au Codex de Leningrad. On dit que c’est ce manuscrit que Maïmonide a consulté pour vérifier le texte massorétique avant de codifier les lois d’écriture du Sefer Torah. Malheureusement, certaines parties du Codex d’Alep ont été perdues, y compris le livre d’Esther qui nous intéresse.
[6] Manuscrits Add. Ms. 5702 et Or. 2375, détenus respectivement à Cambridge University et au British Museum, et considérés comme très fiables. Cf. Mordekhai Breuer, Noussah ha-Mikra be-Keter Yerouchalayim, p. 324.
[7] Judah David Eisenstein, Otzar ha-Midrashim (a Library of Two Hundred Minor Midrashim), New York 1915, volume 2, p. 432-433; Shlomo Aaron Wertheimer, Batei Midrashot, Mossad ha-Rav Kook 1955, volume 2, p. 478-488. Les deux versions concordent.
[8] Selon mon dictionnaire, la traduction du mot shamta est « désolation » ou « bannissement ». Cf. aussi Moed Kattan 17a, où Rav explique que le mot est une référence indirecte à la mort (sham mita).
[9] Voir les solutions proposées par Avraham Wertheimer dans Batei Midrashot p. 482 note 39.
[10] L’idée de la grande médisance de Haman, qui savait dire du mal du people juif, figure bien dans Bavli Meguila 13b au nom du sage Rava, mais sans association avec la lettre Zayin ou une septuple occurrence.
[11] Cf. Mordekhai Breuer, Noussah ha-Mikra be-Keter Yerouchalayim, p. 324.
[12] Non seulement cette liste diffère du Code d’Esther, mais de manière plus étonnante, la Massora ne reflète pas le texte du Codex lui-même ! Comment comprendre cette divergence entre le manuscrit et ses notes massorétiques ?
Le professeur Menachem Cohen, dans sa superbe introduction à l’édition Keter des Mikraot Gedolot (6eme volume p. 47*-49*), note que le phénomène est général : les petites et grandes lettres notées par la Massora ne sont jamais retrouvées dans les textes des vieux manuscrits. Il explique que les listes de lettres inhabituelles, apparues vers la fin de la période des Massorètes, furent pendant longtemps considérées comme dénuées de toute autorité. Les premiers manuscrits avec lettres de tailles différentes n’apparaissent que des siècles plus tard.
Dans le cas du livre d’Esther, le premier manuscrit avec petites lettres date à ma connaissance de 1312. Il s’agit du “Keter Shem Tov” de Shem Tov ben Abraham ibn Gaon. Ce manuscrit donne un petit Chin pour Parshandata, un petit Chin pour Parmashta, et un petit Zayin pour Vayzata – une liste qui reste divergente de celle du Code d’Esther.
Tous mes remerciements au Dr Gavriel Wasserman pour les références aux livres de Breuer et Cohen, ainsi que pour ses éclaircissements sur la Masora.
[13] Mahzor Vitry (Simha ben Samuel, décédé en 1105, Vitry) siman 247 et siman 527, citant une tradition provenant de R. Yehudai Gaon.
[14] Ravi”a (= R. Eliezer ben Joel haLevi, 1140-1225, Allemagne), ‘helek 2, massekhet Meguila, siman 548 ; le Ohr Zaroua (R. Isaac ben Moshe, 1200-1270 approx., Allemagne), Hilkhot Meguila siman 373 note également ces deux alternatives.
[15] Sefer ha-Rokea’h (R. Elazar ben Yehudah, 1160-1238, Allemagne), Hilkhot Purim siman 235.
[16] Hagahot Maimoniot (R. Meir ha-Cohen, fin du 13ème siècle, Allemagne) sur Michne Torah, Hilkhot Meguila ve-Hanouka, Chapitre 2, Halakha 12, lettre ‘Ayin, qui cite la meguila personnelle du Maharam de Rottenburg.
[17] Sefer ha-Manhig (R. Abraham ben Nathan, 12ème – 13ème siècle, Provence), Hilkhot Meguila p. 250, citant des scribes.
[18] Orhot Hayim (R. Aaron ben Jacob ha-Cohen, début du 14ème siècle, Provence), helek 1, Hilkhot Meguila ou Pourim, numero 17.
[19] Par exemple, voyez ce qu’écrit Maïmonide dans Hilkhot Meguilah 2:12 (à mettre en rapport avec Hilkhot Sefer Torah 7:8). Non seulement les petites lettres ne sont pas évoquées, mais même le grand Vav de Vayzata, qui est pourtant d’origine talmudique, est passé sous silence. Ce dernier oubli provoqua la surprise des commentateurs (Maggid Michne et Ma’asseh Rokeah). Voir à ce sujet les ‘hidouchim de R. Velvel Soloveitchik qui proposent une interprétation innovante.
Aboudraham reste silencieux sur toute cette affaire, ainsi que Rabbeinou Yerouham.
Idem, d’ailleurs, plus tôt, dans la littérature des Geonim (seder de rav Amram Gaon, Behag, etc).
[20] Certains livres allemands restent toutefois curieusement silencieux, comme le Sidour Rachi siman 341.
[21] Cf. Soloveitchik, Collected Essays, volume 2, p. 150-201 (The Third Yeshiva of Bavel and the Cultural Origins of Ashkenaz).
[22] Ceci semble confirmé par les remarques introductives de Wertheimer, Batei Midrashot, p. 467.
[23] Ironiquement, même le texte de ben Hayim était imparfait. Comme le note Moshe Goshen-Gottstein dans un article introductif à la réimpression des Mikraot Gedolot (Venise 1525) parue en 1972, les erreurs résiduelles n’étaient pas rares. L’édition scientifique de référence est de nos jours la Mikraot Gedolot ha-Keter, sous la surveillance de Menahem Cohen (université Bar-Ilan), et qui se base sur le texte du Codex de Leningrad.
[24] Voir le Tour, le Beth Yossef, le Choulhan Aroukh, le Aroukh ha-Choulhan, le Michna Beroura, etc., sur Orah Hayim 691. Le Eliyah Rabba 691:9 note explicitement la divergence entre le « texte imprimé » de la Meguila et le « texte halakhique ».
[25] Par exemple, l’édition de Soncino du livre d’Esther entérine une version qui est à mi-chemin entre les versions 4 et 7 ci-dessus, mais que je n’ai jamais rencontrée en tant que telle dans aucun ouvrage médiéval. J’ignore si l’éditeur avait devant les yeux une autre version des petites et grandes lettres, ou bien s’il a délibérément choisi de créer un hybride. L’apparat critique suggère que d’autres traditions existaient encore (petit Resh pour Parmashta).
[26] Cf. nombreux exemples dans les livres de Samuel, Rois et Chroniques.
[27] Pour un exemple, voir Avoda Zara 10a. Cf. Rambam, Michne Torah, Hilkhot Guerouchin 1:27.
[28] C’est souvent le cas des inscriptions sur les plus anciennes pierres tombales que nous connaissons.
[29] Voir par exemple Avoda Zara 9b ; le même système de datation sous-tend l’ouvrage Seder Olam.
[30] Certaines autorités pensent qu’il faut prolonger la lecture du Vav en le chantant plus lentement, mais sans en changer l’écriture (Rabbeinou Yehonathan de Lunel ; mentionné aussi par le Meiri, le Rosh et le Ran) ; d’autres pensent que la tête du Vav, qui est normalement courbée, doit ici être dessinée droite (Ritva). Les anciens manuscrits examinés ci-dessus montrent que la pratique n’était pas ici uniforme (le Codex de Leningrad n’a pas de grand Vav, mais d’autres manuscrits si). Ici aussi, je pense que l’imprimerie a joué un effet uniformisateur.
[31] Josué 10:26.
[32] Josué 8:29.
[33] 2 Samuel 4:12.
[34] I Samuel 31:10.
[35] 2 Samuel 21:9.
[36] Code d’Hamourabi paragraphe 21.
[37] Bereichit 40:19 (traduction personnelle).
[38] Devarim 21:22-23 (traduction personnelle). Voir le commentaire du Radat »z Hoffmann, qui insiste que la « pendaison » n’est pas dans ce verset la cause de la mort, mais sa conséquence directe ; et le verset dans 2 Samuel 21:10, qui présente une autre raison, plus pragmatique, d’enterrer rapidement les corps – la peur des charognards.
[39] Epître aux Galatiens 3:13. Le Targoum Onkelos rend d’ailleurs le verset de Devarim 21:22 par l’expression «וְתִצְלוֹב יָתֵיהּ עַל צְלִיבָא», que j’hésite toutefois à traduire par « crucifier sur une croix », surtout que Bernard Grossfeld préfère quant à lui traduire par « impaled on the stake » (cf. Grossfeld, the Aramaic Bible, Targum Onqelos to Deuteronomy).
[40] Cf. Carey Moore, Anchor Bible, p. 85, sur Esther 9:14. C’est probablement le sens du verset de Esther 2:23 également – les conspirateurs du complot déjoué grâce à Mordekhai furent exposés publiquement après avoir été au préalable exécutés.
[41] Randall L. Bytwerk, Landmark Speeches of National Socialism, Texas A&M University Press, 2008, p. 91.
[42] Elliott Horowitz, Reckless Rites Purim and the Legacy of Jewish Violence, Princeton University Press 2006, p. 91.
[43] Philip Goodman, The Purim Anthology, Philadelphia 1949, p. 4.
[44] Tout du moins, selon des sources médiévales (Sefer ha-Manhig, Hilkhot Sukkot, p. 402-403 ; Zohar 1:220a, 2:242a-b et 3:31b-32a). Le Talmud ne connaissait pas encore cette idée. Voyez la techouva du Halakhot Ketanot 1:225 pour une tentative de réconciliation.
[45] Talmud, Roch ha-Chana 16b.
[46] Taylor, The Anatomy of Nuremberg Trials, A Personal Memoir, 1992, pages 601-607.

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