Le Code d’Esther : Une contre-enquête
Le livre d’Esther contiendrait-il une allusion prophétique cachée au procès de Nuremberg ? L’exécution de 10 hauts dignitaires nazis ferait-elle curieusement écho, en dépit des 24 siècles qui les séparent temporellement, à la pendaison des 10 fils du méchant Haman dans la Meguilat Esther ?
Telle est la thèse répétée, depuis de nombreuses années déjà, dans certains cercles religieux. Résumons brièvement ses grandes lignes : à la fin du livre d’Esther, la reine formule une bien surprenante requête en réclamant que les fils d’Haman soient pendus « demain » (9:12) ; ils avaient pourtant déjà été tués au cours des combats précédents (9:7-10), alors pourquoi donc cette curieuse pendaison d’ennemis déjà morts ? Le mystère s’épaissit avec une autre bizarreté du texte biblique : des lettres de taille inhabituelle dans la Meguila, dont trois écrites plus petit (un Chin, un Tav et un Zayin) et une écrite plus grand (un Vav) ; à quoi correspondent-elles ?
Tout s’éclairerait finalement en lisant numériquement les lettres inhabituelles. Les petites lettres feraient allusion à l’an 707 du 6ème millénaire, soit 5707 depuis la création du monde, ou encore l’an 1946 du calendrier chrétien. En d’autres termes, l’année du procès de Nuremberg. Or les parallèles entre récit de Pourim et procès de Nuremberg semblent troublants : dans les deux cas, le nombre d’exécutions fut le même – dix. Dans les deux cas, le mode d’exécution fut le même – la pendaison.
Mieux encore, le jour précis de l’exécution, soit le 16 octobre 1946, tomba le jour de Hochana Rabba, identifié par la tradition juive comme un jour de jugement. Enfin, l’un des dix nazis, Julius Streicher, s’exclama en montant à l’échafaud « Purimfest 1946 », soit « Fête de Pourim 1946 »[1]. Vous avez dit bizarre ?
Mais ce n’est pas tout : la mystérieuse prophétie d’Esther connaît de nos jours une deuxième vie en devenant une version juive du Da Vinci Code, le best-seller mondial du romancier Dan Brown. Ainsi, en 2012, le livre le Code d’Esther , présenté comme une enquête de journalisme d’investigation, reprenait à l’identique l’argumentation ci-dessus et créait un petit événement dans le monde de l’édition française, avec plus de 26’000 copies vendues au cours des premières semaines qui suivirent la publication[2].
Outre-Atlantique, c’est en 2014 que parut The Esther Code, un thriller palpitant dans lequel un agent du FBI décrypte, avec l’aide d’un brillant rabbin, la prophétie mystérieuse de la reine Esther pour finalement arrêter un meurtrier en série. La maison d’éditions promettait une enquête troublante, basée sur un phénomène réel, et dont aucun sceptique, même le plus endurci, ne pourrait sortir indifférent.
Lettres aux tailles inhabituelles dans la Meguilat Esther chapitre 9 versets 7-10
Mais ce buzz est-il vraiment mérité ? Le phénomène « prophétique » est-il réel ou imaginaire ?
Ce billet soumettra le Code d’Esther au crible d’une analyse critique, précise et fouillée. Une véritable contre-enquête en six actes distincts, qui nous conduira à examiner successivement l’archéologie du texte biblique, une antique manière de punir ses ennemis, ou encore un aspect méconnu de la propagande antijuive du régime nazi…
Acte 1
A la recherche du texte original.
Thèse du Code d’Esther : Dans la liste des noms des fils d’Haman (Esther 9:7-10), trois lettres sont, depuis des temps immémoriaux, écrites dans une graphie plus petite : un Chin, un Tav et un Zayin.
Réalité : Aucune source ancienne ne connaît ces trois petites lettres.
Est-il possible de vérifier si, dans les temps anciens, la forme de certaines lettres dans le livre d’Esther différait de la normale ?
Absolument. Deux grandes pistes sont ici ouvertes à l’enquêteur : il est possible d’étudier les sources rabbiniques qui enseignent comment écrire le texte de la Meguila; et il est également possible d’examiner les vieux manuscrits, qui témoignent de la pratique des générations précédentes. Nous suivrons ces deux voies successivement.
Les textes rabbiniques tout d’abord. Pour savoir comment les Sages prescrivent que la Meguila soit écrite, il existe 2 sources majeures. Examinons en premier lieu le Talmud[3] :
ואת פרשנדתא וגו’ עשרת בני המן אמר רב אדא דמן יפו עשרת בני המן ועשרת צריך לממרינהו בנשימה אחת מאי טעמא כולהו בהדי הדדי נפקו נשמתייהו אמר רבי יוחנן ויו דויזתא צריך למימתחה בזקיפא כמורדיא דלברות מאי טעמא כולהו בחד זקיפא אזדקיפו.
Le verset dit : « et Parshandata … les dix fils de Haman (Esther 9 : 6-10) ». Rav Adda de Yaffo enseigna : quand on lit la Meguila, les noms des 10 fils de Haman ainsi que le mot « dix » doivent être récités d’un souffle. Pourquoi ? Parce que leurs âmes sont toutes sorties ensemble. Rabbi Yohanan enseigna : le « vav » du nom Vayzata doit être allongé comme une rame de bateau. Pourquoi ? Parce qu’ils furent tous pendus à la même potence.
Ainsi, les Sages enseignent explicitement la bonne manière d’écrire et de lire le chapitre 9 d’Esther : un Vav doit être « allongé », certains noms doivent être prononcés d’une seule respiration. Mais quid d’éventuelles petites lettres ? Silence absolu. Elles ne sont pas évoquées. Pourquoi ? Parce que, pour le Talmud, ces lettres ne sont en rien différentes des autres : le Chin, le Tav et le Zayin sont à écrire dans une taille normale.
Un second recueil d’enseignements de nos Sages se révèle important pour notre recherche : le traité Soferim, l’un des traités mineurs du Talmud. Ce traité fut rédigé au 8ème siècle dans le but d’enseigner comment écrire, exactement et précisément, les différents livres de la Torah. Le livre d’Esther y est abordé en détails, et les particularités déjà relevées par le Talmud sont dûment notées[4]. Mais des petites lettres au chapitre 9 ? Inconnues au bataillon. Circulez, il n’y a rien à voir.
Conclusion : les textes rabbiniques faisant autorité ignoraient totalement que des lettres de la Meguilat Esther doivent être écrites dans une petite taille.
Mais comment les choses se passaient-elles en pratique ? Pour le savoir, examinons maintenant quelques manuscrits anciens du livre d’Esther, préservés dans les collections de prestigieuses bibliothèques universitaires, et voyons comment procédaient les générations précédentes.
Le plus ancien manuscrit complet du Tanakh date de l’an 1008 et est considéré comme particulièrement fiable ; il appartient à la Bibliothèque Nationale de Russie à Saint-Pétersbourg (EBP IB 19a), d’où il tire le nom par lequel il est plus connu : le Codex de Leningrad[5]. Or, une version scannée du manuscrit est disponible sur Internet. Je suis allé la consulter, et voici ce que donne une copie d’écran des versets qui nous intéressent (Esther 9 :7-10) tels qu’ils figurent dans le Codex de Leningrad.
Codex de Leningrad ; copie d’écran
Comme chacun peut le constater visuellement, le Codex de Leningrad fait écho aux textes rabbiniques anciens : il ne contient aucune petite lettre dans la liste des noms des fils de Haman.
La situation est strictement identique dans les autres manuscrits anciens de la Meguilat Esther[6]. Quant aux manuscrits plus récents, je laisse aux soins de mes lecteurs de vérifier, en cliquant sur les liens, ce qu’il en est de ce manuscrit daté du 13ème – 14ème siècle et détenu par la Biblioteca Palatina de Parme en Italie ; ou encore de celui-ci, qui date de 1494, et que l’on peut trouver dans les collections de la Bibliothèque Nationale de France ; ou bien encore, le manuscrit Add. Ms 652, daté du 14ème – 15ème siècle, et préservé à Cambridge University. Tous ces manuscrits suivent la tradition talmudique et ne contiennent aucune petite lettre dans le livre d’Esther.
La conclusion semble ici limpide tant le faisceau d’indices converge : pendant environ 1’400 ans, la Meguilat Esther a été écrite sans que la taille des lettres Chin, Tav et Zayin ne diffère de la normale.
Acte 2
La canonisation d’une confusion
Thèse du Code d’Esther : le texte du livre d’Esther a été transmis à l’identique, de génération en génération, depuis sa rédaction originale et jusqu’à nos jours.
Réalité : Les petites lettres sont le résultat d’erreurs dans le processus de transmission.
Est-il possible de déterminer quand la petite forme des lettres est apparue pour la première fois ?
En grande partie, oui. J’ai consulté un grand nombre d’ouvrages rabbiniques médiévaux afin d’y dénicher des témoins historiques de la forme des lettres de la Meguila au Moyen-Age. Sur cette base, voici la meilleure reconstitution que je peux proposer.
La toute première occurrence que j’ai été capable de détecter se situe dans le « midrash de Rabbi Akiva ben Yosef sur les petites et grandes lettres ». Ce texte ancien traite de la forme particulière de certaines lettres du texte biblique et peut être consulté dans deux récentes compilations de textes retrouvés dans des genizot (i.e. des « cimetières » de documents)[7]. Je recopie ci-dessous la citation exacte qui nous concerne :
(ז’) זיי »ן, ויזתא ז’ קטנה, לפי שהמן הלשין בשבעה דברים (…) רי »ש של פרשנדתא קטנה, שנתמעט ונתלה (…) שי »ן תי »ו של פרשנדתא קטנות, הסר פ’ ור’ וישאר שמתא.
Le Zayin du nom Vayzata est écrit en petit, car Haman a médit par sept fois du peuple juif (…). Le Resh du nom Parshandata est écrit en petit, car il a été rabaissé et pendu (…) Le Chin et le Tav de Parshandata sont écrits en petit ; enlève le Peh et le Resh, et il reste le mot « bannissement »[8].
Ce texte est difficile à comprendre tant sa fin semble corrompue[9]. Mais enfin, voilà le tout premier texte juif soulignant que certaines lettres de la Meguila doivent être écrites dans une petite graphie : le Zayin de Vayzata, ainsi que le Rech, le Chin et le Tav de Parshandata. La liste des petites lettres ne correspond toutefois pas à celle du Code d’Esther ; par ailleurs, je n’ai retrouvé aucun texte ultérieur citant verbatim ces enseignements[10].
Un autre indice important nous est donné par la Massora, ces notes des scribes-érudits qui travaillèrent à préserver l’intégrité du texte de la Torah. Ainsi, les notes massorétiques situées à la fin du Codex de Leningrad (מסורה סופית) signalent un petit Chin pour Parshandata, un petit Tav pour Parmashta, mais aucune petite lettre pour Vayzata[11]. Une liste qui, à l’évidence, ne correspond toujours pas à celle du Code d’Esther[12].
Dans l’étape suivante de l’aventure, c’est vers les communautés juives du 11ème – 14ème siècle qu’il faut nous tourner. Une recension non-exhaustive des témoins historiques permet d’établir que circulèrent, au total, pas moins de SEPT versions différentes des petites et grandes lettres pour les versets qui nous intéressent. Ces sept versions sont mutuellement exclusives et seule l’une d’entre elles, la septième, correspond aux lettres du Code d’Esther. Par souci de clarté, j’ai résumé les sept versions dans le tableau ci-dessous, les ai classées par ordre chronologique et référencées.
1. Version du Mahzor Vitry[13] : | ואת פרשנדתא … ואת פרמשתא … ואת ויזתא Petit Zayin et grand Vav pour le nom Vayzata |
2. Version 1 du Raavia: | ואת פרשנדתא … ואת פרמשתא … ואת ויזתא Grand Alef pour Parshandata et petit Alef pour Parmashta |
3. Version 2 du Raavia[14]: | ואת פרשנדתא … ואת פרמשתא … ואת ויזתא Grand Alef pour Parmashta et petit Alef pour Parshandata |
4. Version du Sefer ha-Rokea’h[15] : | ואת פרשנדתא … ואת פרמשתא … ואת ויזתא Petit Chin et petit Tav pour Parmashta, petit Zayin et grand Vav pour Vayzata |
5. Version du Hagahot Maimoniot[16] : | ואת פרשנדתא … ואת פרמשתא … ואת ויזתא Petit Chin, petit Tav et grand Aleph pour Parshandata, long Vav et petit Zayin pour Vayzata |
6. Version du Sefer ha-Manhig[17]: | ואת פרשנדתא … ואת פרמשתא … ואת ויזתא Petit Tav pour Parshandata, petit Chin pour Parmashta, grand Vav, grand Youd et petit Zayin pour Vayzata |
7. Version du Orhot Hayim[18] : = version du Code d’Esther. | ואת פרשנדתא … ואת פרמשתא … ואת ויזתא Petit Tav pour Parshandata, petit Chin pour Parmashta, petit Zayin et grand Vav pour Vayzata |
Je n’ai trouvé rien de comparable dans les écrits des sages espagnols de la même époque : aucune particularité graphique n’y est jamais notée[19]. Alors pourquoi cette profusion dans les écrits allemands puis provençaux en particulier[20] ?
Ici on ne peut que spéculer. De prestigieux chercheurs, et notamment Haym Soloveitchik et Avraham Grossman, ont depuis longtemps souligné que les premières communautés du Nord de l’Europe étaient les héritières de coutumes particulières, lesquelles remontaient vraisemblablement à d’antiques traditions babyloniennes[21]. Il faut donc supposer que ces communautés avaient des traditions spécifiques quant à la manière d’écrire la Meguila. Il est vraisemblable qu’elles aient connu ce « Midrash de Rabbi Akiva ben Yossef »[22] ainsi que les notes massorétiques examinées ci-dessus. La transmission, toutefois, fut clairement imparfaite, et les versions concurrentes se multiplièrent rapidement parmi les sages allemands (versions 1-5). Quelques décennies plus tard, les sages provençaux, en contact avec leurs collègues des vallées rhénanes, héritèrent de la question et rajoutèrent encore à la confusion générale en « inventant » de nouvelles possibilités (versions 6-7).
Dans toutes les versions, un point de consensus demeurait constant : seuls les noms de 3 fils de Haman (Parshandata, Parmashta et Vayzata) sont à orthographier différemment. C’est au niveau des détails précis que le flou le plus total régnait…
Quoi qu’il en soit, la prochaine question à examiner est celle de savoir pourquoi la dernière version, celle du Orhot Hayim, finit par s’imposer sur toutes ses concurrentes. A mon sens, le responsable est rapidement trouvé dans l’invention de l’imprimerie.
Suivant l’invention de l’imprimerie par Guttenberg, au milieu du 15ème siècles, les premières Bibles hébraïques parurent assez rapidement. A Venise, sur les presses de Daniel Bomberg, la première édition des Mikraot Gedolot vit le jour en 1516-1517. Mais c’est la deuxième édition des Mikraot Gedolot, imprimée sur la même presse dans les années 1524-1526, qui eut une influence colossale pour la diffusion du texte biblique.
L’éditeur, Yaakov ben Hayim ibn Adoniyahou (1470-1538), consacra d’immenses efforts pour clarifier, sur la base des manuscrits en sa possession, le texte biblique, afin de le mettre à la disposition de ses lecteurs. L’importance du travail fourni, largement reconnue par le monde savant de l’époque, fit que cette deuxième édition des Mikraot Gedolot servit de modèle à de très, très nombreuses éditions du Tanakh – jusqu’à notre époque[23].
Et quelle fut donc la solution retenue par ben Hayim ? Pour en avoir le cœur net, je suis allé vérifier :
Seconde édition imprimée des Mikraot Gedolot, Imprimerie Bomberg, Venise 1525
Il fallait bien choisir une solution ! Pour une raison que j’ignore, ce fut la version 7 du Orhot Hayim qui servit de base au texte des Mikraot Gedolot : un petit Tav pour Parshandata, un petit Chin pour Parmashta, un petit Zayin et un grand Vav pour Vayzata. Ben Hayim, il est vrai, avait parfaitement conscience que plusieurs traditions existaient pour ces versets ; suivant son système, il en signala l’existence dans les marges de gauche et de droite, à l’aide d’un apparat critique (également reproduit dans l’image ci-dessus).
Mais qu’advint-il lorsque les éditions postérieures de la Bible hébraïque s’appuyèrent sur le texte superbement établi par ben Hayim mais omirent de reproduire l’apparat critique qui, certes, ne pouvait être déchiffré que par les savants philologues ? Rien de moins que la canonisation d’une version unique, celle du Orhot Hayim, désormais débarrassée de toutes ses rivales. Et la boucle est maintenant bien bouclée : voilà, à mon sens, comment est apparu le texte de la Meguilat Esther permettant aux amateurs de sensations fortes d’y déceler le fameux Code d’Esther.
Trois remarques importantes avant de conclure cette partie. Premièrement, les textes halakhiques des 500 dernières années ne reflètent absolument PAS la version imprimée, et désormais triomphante, du livre d’Esther ; en d’autres termes, le travail de ben Hayim n’a eu d’impact que sur les scribes, et pas sur les rabbins ; tous les ouvrages légaux continuent à perpétuer fidèlement la tradition talmudique : un grand Vav, aucune petite lettre[24]. Il y a donc maintenant une divergence entre le texte halakhique et le texte imprimé.
Deuxièmement, même de nos jours, d’autres versions imprimées du texte circulent, même si elles sont désormais minoritaires[25]. Troisièmement, l’effet harmonisateur de l’impression sur le texte biblique est un phénomène général qui affecta tous les livres du Tanakh, y compris (et surtout !) le Pentateuque ; j’invite les lecteurs intéressés par le sujet à lire cet article.
Concluons : un lecteur lambda qui ouvre sa Bible imprimée pour lire la Meguilat Esther pense naturellement avoir devant les yeux le texte « authentique ». Il n’a aucunement conscience que ce texte a une longue et tumultueuse histoire. Il ne réalise pas que les petites et grandes lettres sont le résultat du long processus historique que nous venons de reconstituer. Peut-on vraiment lui en vouloir ? Non, certes. Mais la réalité est que les petites lettres nécessaires au Code d’Esther n’existaient pas au départ, et qu’elles ne figurent dans nos livres qu’en raison de confusions et d’erreurs de transmission, lesquelles furent au bout du compte canonisées sous l’impulsion uniformisatrice de l’impression de la Bible.
Acte 3
Le sixième millénaire est demandé au cinquième !
Thèse du Code d’Esther : le grand Vav est une référence au sixième millénaire depuis la Création.
Réalité : Une telle notation ne correspond à aucun système juif de datation du temps.
A travers l’histoire, les juifs ont connu plusieurs grandes manières de noter le passage du temps. Ainsi, dans la Torah écrite, on localisait un événement dans le temps en fonction de l’accession au trône du roi (« au cours de l’année xyz du règne du roi David … »)[26]. Pendant les temps talmudiques, on notait généralement le passage du temps en utilisant le système appelé « Minyan Chtarot », utilisé surtout pour dater les documents commerciaux, et dont le point de départ était en l’an 311 avant l’ère commune[27]. Une autre possibilité était de comptabiliser le nombre des années écoulées depuis la destruction du 2eme Temple[28].
Le système de datation prenant la Création du Monde comme point de départ existait bel et bien aux temps talmudiques[29]. Mais, à cette époque, il était très peu utilisé. C’est surtout à partir du 10ème siècle que le calendrier que nous connaissons prit son essor, mais les autres systèmes de datation restèrent utilisés pendant des siècles (en Egypte, on comptait selon le minyan chtarot jusqu’au 16ème siècle, et au Yémen jusqu’au 19ème siècle).
Ces quelques informations suffisent amplement à démystifier le « grand » Vav du nom Vayzata : primo, selon certaines autorités rabbiniques, sa taille est parfaitement normale, et non allongée[30] ; deuxio, un grand Vav n’a strictement aucune signification dans la majorité des systèmes de datation utilisés par les Juifs au long de l’Histoire; et tertio, même lorsque l’on compte le temps depuis l’instant de la Création, l’an 5’000 est systématiquement signifié par un Heh (dont la valeur numérique est 5), et jamais par un Vav (dont la valeur est 6).
Voici quelques exemples, choisis parmi beaucoup, provenant de cours de Torah, de documents israéliens officiels ou encore simplement de Wikipedia. Je ne connais AUCUN contre-exemple dans lequel un Vav représenterait le 6ème millénaire. Il serait illogique qu’une prophétie utilise un système de datation qui n’a, dans les faits, jamais été pratiqué par aucune communauté juive dans le monde.
Acte 4 : Suse, cette ville où l’on pend des cadavres déjà froids…
Thèse du Code d’Esther : la demande d’Esther de faire pendre les fils de Haman (9:13) serait incompréhensible dès lors que ces derniers avaient déjà été tués par l’épée un peu plus tôt (9:5-10).
Réalité : Dans la Torah, il existe de nombreux cas où des cadavres d’ennemis sont publiquement exhibés.
A mon avis, s’il existe un vrai mystère dans le Code d’Esther, c’est bien à ce niveau qu’il se situe. Le lecteur attentif de la Torah rencontre de nombreux exemples de situations au cours desquelles un ennemi est d’abord tué, puis son cadavre publiquement exhibé. Comment donc tant d’érudits ont-ils pu accepter, sans réagir, la thèse d’une requête d’Esther qui serait prétendument « incompréhensible » ?
Quelques illustrations : lorsque Josué remporta une bataille décisive contre 5 armées cananéennes, il tua leurs rois, puis les pendit sur des arbres jusqu’au soir[31] ; lors d’une autre escarmouche, il fit de même pour la ville de Ai et son roi[32]. Le roi David, quant à lui, coupait parfois les mains et les pieds de ses ennemis déjà morts avant de suspendre publiquement leurs corps[33].
La Torah témoigne que les autres peuplades de l’époque faisaient de même : ainsi, lorsque les Philistins trouvèrent le roi Saul déjà mort, ils lui coupèrent la tête et attachèrent son corps sur le mur de la ville de Beth She’an[34]. Un autre peuple, les Gibonites, n’était guère plus tendre avec ses propres ennemis[35]. Au-delà de la Torah, la pratique est également attestée dans d’autres codes de lois antiques[36].
C’est de cette manière qu’il faut comprendre le sens littéral (pchat) de certains des plus célèbres versets de tout le Pentateuque. Par exemple, l’interprétation que Joseph fit du rêve du maître-panetier égyptien[37] :
בְּעוֹד שְׁלֹשֶׁת יָמִים, יִשָּׂא פַרְעֹה אֶת-רֹאשְׁךָ מֵעָלֶיךָ, וְתָלָה אוֹתְךָ, עַל-עֵץ; וְאָכַל הָעוֹף אֶת-בְּשָׂרְךָ, מֵעָלֶיךָ.
Dans trois jours, Pharaon te fera couper la tête puis pendre sur un arbre, et les oiseaux mangeront la chair de ton corps.
Mieux encore, il existe un commandement spécifique de la Torah régulant l’exhibition publique des cadavres de condamnés à mort : celle-ci n’est permise que jusqu’au soir, ensuite il faut enterrer[38].
וְכִי-יִהְיֶה בְאִישׁ, חֵטְא מִשְׁפַּט-מָוֶת–וְהוּמָת: וְתָלִיתָ אֹתוֹ, עַל-עֵץ. לֹא-תָלִין נִבְלָתוֹ עַל-הָעֵץ, כִּי-קָבוֹר תִּקְבְּרֶנּוּ בַּיּוֹם הַהוּא–כִּי-קִלְלַת אֱלֹהִים, תָּלוּי; וְלֹא תְטַמֵּא, אֶת-אַדְמָתְךָ, אֲשֶׁר יְהוָה אֱלֹהֶיךָ, נֹתֵן לְךָ נַחֲלָה.
Lorsqu’un homme aura commis un péché capital, qu’il aura été mis à mort : tu le pendras à un arbre ; tu ne laisseras pas sa carcasse sur l’arbre, mais tu l’enterreras avant le soir, car c’est une offense envers Dieu qu’il soit suspendu. Et tu ne contamineras pas la terre que l’Eternel ton Dieu t’a donnée en héritage.
Cette pratique peut sembler curieuse à nos yeux modernes mais sa raison est évidente dans le contexte socioculturel de l’époque. Les corps ainsi exhibés publiquement étaient soient ceux d’ennemis de l’Etat, soit ceux de graves criminels. Dans les deux cas, on voulait éviter qu’ils ne fassent des émules. Le message de dissuasion envoyé aux observateurs était instantanément compréhensible : « Voyez ce qui est arrivé à ces ennemis, à ces criminels ; surtout, ne faites pas pareil ! Ne vous opposez pas à nous, ne commettez pas ces crimes ».
Multiplier les exemples permet de comprendre un autre point important : la technique employée pour exposer le cadavre recelait peu d’importance : attacher le corps à un mur, à un arbre, l’empaler, ou autre chose encore – tout était bon, tant que les objectifs de publicité et de dissuasion étaient atteints. Cette remarque permet d’ailleurs de comprendre la logique interne d’un argument du Nouveau Testament : pour Paul, la crucifixion de Jésus représente une « rédemption » des versets du Deutéronome 21:22-23, c’est-à-dire une manière pour les Chrétiens de ne désormais plus être liés par ce commandement[39]. Le corps du Christ sur la croix remplace ceux, sur l’arbre, des condamnés à mort.
Attention, dès lors, aux erreurs de traduction. Il est fort possible, comme le suggèrent certaines des traductions les plus autorisées de la Bible, que les fils de Haman n’aient pas été vraiment « pendus sur un arbre », mais bien « exposés sur une potence »[40].
En conclusion, la requête d’Esther n’a strictement rien de surprenant dans le contexte de son époque, et rien ne permet même d’être certain que les fils de Haman ont été pendus, comme bien plus tard les nazis, plutôt qu’exposés au public d’une autre manière.
Acte 5 : Pourim, fête de la violence juive.
Thèse du Code d’Esther : Julius Streicher, juste avant de mourir, s’est exclamé « Purimfest 1946 », soit « Fête de Pourim 1946 ». Cette phrase serait incompréhensible dans le contexte du moment.
Réalité : La fête juive de Pourim était régulièrement citée dans la propagande nazie comme un exemple de la violence exercée par les Juifs à l’encontre des peuples qui les accueillent.
Dans les années qui précédèrent la 2ème Guerre Mondiale, la propagande nazie présentait régulièrement la fête de Pourim comme exprimant la quintessence du Juif dominateur, cupide, violent et oppresseur des non-Juifs. Julius Streicher, en tant que fondateur et éditeur-en-chef du journal Der Stürmer, était le grand architecte de toute la violente propagande antisémite du IIIème Reich. Il connaissait parfaitement bien la fête de Pourim.
Ainsi, en mars 1934 parut dans le numéro 11 de Der Stürmer un gros dossier portant le titre suivant : la Nuit du Meurtre : le secret de la fête juive de Pourim est dévoilé (« die Mordnacht : Das Geheimnis des jüdischen Purimfestes ist enthüllt »). Ceux qui ont le cœur bien accroché peuvent lire le texte original, dans son intégralité, en cliquant sur ce lien.
Pour Streicher, Pourim était une fête dédiée à la haine des non-Juifs et au meurtre. A grands renforts de textes talmudiques et rabbiniques, Streicher voulait démontrer à ses lecteurs que les Juifs célèbrent, via les beuveries de Pourim, l’assassinat de masse de 75’000 Perses innocents, et que cette pulsion meurtrière est une constante historique dans les relations des juifs avec les peuples innocents qui les accueillent généreusement sur leurs terres.
La fête de Pourim revenait régulièrement dans le discours nazi. Le lendemain de la terrible Nuit de Cristal, le 10 novembre 1938, Streicher prononça un discours devant plus de 100’000 personnes assemblées pour l’écouter à Nuremberg ; il justifia la violence contre les juifs en affirmant que les Juifs auraient jadis assassiné 75’000 Perses en une seule nuit, et que les Allemands auraient eu le même destin si les Juifs avaient pu accomplir leur dessein d’instituer un nouveau « Pourim » meurtrier en Allemagne…[41]
En 1940, le plus connu des films de propagande antijuive nazie, Der Ewige Jude (« Le Juif Eternel »), reprenait une nouvelle fois cette même thématique. Pour ceux qui le veulent, le film en entier peut être visionné en cliquant sur ce lien. Pourim apparaît à partir de la minute 45:00.
En 1942, le jour de la fête de Pourim, les nazis pendirent 10 Juifs dans la petite ville polonaise de Zdunska Wola, afin de « venger » le meurtre des 10 fils de Haman. Dans un autre incident survenu une année plus tard, lors de Pourim 1943, les nazis exécutèrent 10 juifs du ghetto de Piotrkow. Des incidents similaires survinrent également à Czestochowa, Radom et Szydlowiec. [42]
Adolf Hitler lui-même, dans un discours prononcé le 30 janvier 1944, déclara que si les nazis devaient être vaincus par les forces alliées, les Juifs pourraient célébrer « un second Pourim »[43].
Aucun doute n’est ici possible : Streicher connaissait parfaitement bien la fête juive de Pourim. Ses remarques en montant sur l’échafaud sont aisément compréhensibles : en faisant violence aux nazis, les Juifs marquaient un nouveau Pourim en 1946.
En outre, il me semble que se dégage de l’ensemble des dernières paroles de Streicher (Purimfest 1946 (…) les Bolcheviks vous pendront un jour !) une certaine vision fataliste et mortifère de l’Histoire : les Juifs tuent désormais les Nazis qui les tuaient avant ; les Russes tueront un jour les bourreaux américains qui triomphent pour l’instant ; l’Histoire est un immense cycle de violence infiniment répétée, avec la mort comme seule issue ultime…
Acte 6 : Et un zest d’effet Barnum pour bien finir !
Thèse du Code d’Esther : il existerait des coïncidences surprenantes entre la Meguilat Esther et le procès de Nuremberg.
Réalité : Le cerveau humain est programmé pour voir des correspondances même là où elles n’existent pas.
Le cerveau humain est un bien piètre outil pour parvenir à appréhender la vérité. Il est le résultat de millions d’années d’une lente évolution au cours de laquelle la survie était le principal objectif, et la rapidité des décisions un atout essentiel. Nous sommes tous une tendance instinctive de sauter directement aux conclusions sans trop prendre la peine de vérifier si le raisonnement est solide ou pas.
Mais, partiellement du moins, il est possible de pallier ces manques. Et la prise de conscience des distorsions de pensée induites par nos biais cognitifs est un facteur important dans le développement de facultés de raisonnement critique. Par exemple, nous donnons plus facilement du crédit aux informations qui confirment nos croyances préétablies (biais de confirmation). Ou encore, nous établissons des pseudo-liens entre de vagues propositions et nos vies réelles (effet Barnum) ou entre différents événements pourtant distincts.
Ces biais cognitifs jouent pleinement dans la perception des « coïncidences » du Code d’Esther : les points de rapprochement semblent instinctivement bien plus convaincants que les points de divergence.
Alors, les dix fils de Haman correspondent-ils aux dix officiels nazis pendus en 1946 ? Pas vraiment, non. En réalité, le nombre d’accusés au procès de Nuremberg fut de 24, bien plus donc que les 10 fils de Haman. Tous ne furent pas condamnés à mort : 8 durent s’acquitter de peines de prison, et 2 dignitaires nazis furent même acquittés. Le nombre total de condamnations à mort s’éleva à 12, sur lesquelles 10 nazis furent exécutés, un suicidé (Goering), et un absent (Bormann). Tous ces détails du procès de Nuremberg n’ont aucun parallèle dans le récit de Pourim. Hitler, quant à lui, s’était suicidé dans son bunker plus d’un an auparavant, au contraire de Haman, mort pendu peu de temps avant ses fils (Esther 7:10).
Continuons : le mode d’exécution ne correspond pas non plus. Les fils d’Haman moururent par l’épée (Esther 9:10) avant d’être exposés publiquement sur une potence ; les nazis, au contraire, furent tués par pendaison, puis directement enterrés.
Par ailleurs, le jour de Hochana Rabba est bel et bien un jour de jugement[44]… mais seulement pour ceux qui ne sont ni complètement bons, ni complétement mauvais. Les Tzadikim parfaits, ainsi que les Recha’im parfaits, sont jugés quant à eux dès Roch Ha-Chana[45]. Dans quelle catégorie faut-il donc placer les pires criminels de l’un des régimes les plus meurtriers de tous les temps ?
Pour finir, notons que la mort par pendaison n’avait rien d’inhabituelle. En réalité, ce point précis avait été sujet à controverse en 1946, les nazis ayant demandé à être fusillés, eu égard à leur statut militaire. Le tribunal a fini par choisir d’administrer une mort par pendaison, après en avoir dûment délibéré, les crimes des nazis devant être considérés comme allant au-delà de crimes simplement militaires – ils s’étaient rendus coupables de crimes contre l’humanité et ne pouvaient être traités « que » comme des militaires[46]. La mort par pendaison était en fait la modalité la plus couramment pratiquée dans les peines capitales.
Conclusion
En dernière analyse, la prophétie du livre d’Esther semble bien mal fondée. Parmi ses éléments constitutifs, il n’en existe aucun qui résiste bien longtemps à un examen critique sérieux, fondé sur une étude approfondie des faits et des textes.
Une histoire cocasse voudrait qu’Adolf Hitler alla un jour consulter une voyante afin qu’elle lui prédise son avenir. « Tu mourras un jour de fête juive », lui indiqua la voyante. « Laquelle ? », voulut savoir le dictateur. « Peu importe », rétorqua la voyante, « tout jour où tu mourras sera forcément un jour de fête pour les Juifs ».
Pourim est une fête extraordinaire, au cours de laquelle, et n’en déplaise à nos détracteurs, nous célébrons la vie, l’humour, les enfants, et la victoire ultime du Bien sur le Mal. Tous ces éléments, nous continuons de les célébrer 75 ans après la chute d’un autre ennemi mortel du peuple juif, et continuerons de le faire dans le futur.
Alors non, il n’existe strictement aucun rapport entre les fils de Haman et le procès de Nuremberg. Le Code d’Esther tient beaucoup plus de la farce que de la prophétie, et la présence divine reste cachée derrière le double paravent de la Nature et de l’Histoire. Mais, au final, n’est-ce pas précisément dans ce sobre constat (et dans une forme d’humour juif qui, en dépit de notre fréquente incapacité à percevoir le Transcendant, réaffirme la Vie) que réside le véritable esprit de Pourim ?
Notes:
[1] Pour une présentation plus élaborée (et plus sensationnaliste), voir par exemple ces deux vidéos en français, parmi les plus populaires qui circulent sur Internet, accessibles ici et ici ; ceux qui préfèrent lire pourront consulter ce blog. De nombreuses autres présentations de la même argumentation sont facilement accessibles, dans toutes les langues, via une recherche Google.
[2] Tout du moins, c’est le chiffre indiqué dans cet article.
[3] Bavli Meguila 16b, et voir aussi le passage parallèle dans le Yerouchalmi Meguila chapitre 3 halakha 7.
[4] Soferim 13:4, et plus largement tout le début du chapitre 13.
[5] Le célébrissime Codex d’Alep (Keter Aram Tsova) est antérieur de plusieurs décennies au Codex de Leningrad. On dit que c’est ce manuscrit que Maïmonide a consulté pour vérifier le texte massorétique avant de codifier les lois d’écriture du Sefer Torah. Malheureusement, certaines parties du Codex d’Alep ont été perdues, y compris le livre d’Esther qui nous intéresse.
[6] Manuscrits Add. Ms. 5702 et Or. 2375, détenus respectivement à Cambridge University et au British Museum, et considérés comme très fiables. Cf. Mordekhai Breuer, Noussah ha-Mikra be-Keter Yerouchalayim, p. 324.
[7] Judah David Eisenstein, Otzar ha-Midrashim (a Library of Two Hundred Minor Midrashim), New York 1915, volume 2, p. 432-433; Shlomo Aaron Wertheimer, Batei Midrashot, Mossad ha-Rav Kook 1955, volume 2, p. 478-488. Les deux versions concordent.
[8] Selon mon dictionnaire, la traduction du mot shamta est « désolation » ou « bannissement ». Cf. aussi Moed Kattan 17a, où Rav explique que le mot est une référence indirecte à la mort (sham mita).
[9] Voir les solutions proposées par Avraham Wertheimer dans Batei Midrashot p. 482 note 39.
[10] L’idée de la grande médisance de Haman, qui savait dire du mal du people juif, figure bien dans Bavli Meguila 13b au nom du sage Rava, mais sans association avec la lettre Zayin ou une septuple occurrence.
[11] Cf. Mordekhai Breuer, Noussah ha-Mikra be-Keter Yerouchalayim, p. 324.
[12] Non seulement cette liste diffère du Code d’Esther, mais de manière plus étonnante, la Massora ne reflète pas le texte du Codex lui-même ! Comment comprendre cette divergence entre le manuscrit et ses notes massorétiques ?
Le professeur Menachem Cohen, dans sa superbe introduction à l’édition Keter des Mikraot Gedolot (6eme volume p. 47*-49*), note que le phénomène est général : les petites et grandes lettres notées par la Massora ne sont jamais retrouvées dans les textes des vieux manuscrits. Il explique que les listes de lettres inhabituelles, apparues vers la fin de la période des Massorètes, furent pendant longtemps considérées comme dénuées de toute autorité. Les premiers manuscrits avec lettres de tailles différentes n’apparaissent que des siècles plus tard.
Dans le cas du livre d’Esther, le premier manuscrit avec petites lettres date à ma connaissance de 1312. Il s’agit du “Keter Shem Tov” de Shem Tov ben Abraham ibn Gaon. Ce manuscrit donne un petit Chin pour Parshandata, un petit Chin pour Parmashta, et un petit Zayin pour Vayzata – une liste qui reste divergente de celle du Code d’Esther.
Tous mes remerciements au Dr Gavriel Wasserman pour les références aux livres de Breuer et Cohen, ainsi que pour ses éclaircissements sur la Masora.
[13] Mahzor Vitry (Simha ben Samuel, décédé en 1105, Vitry) siman 247 et siman 527, citant une tradition provenant de R. Yehudai Gaon.
[14] Ravi”a (= R. Eliezer ben Joel haLevi, 1140-1225, Allemagne), ‘helek 2, massekhet Meguila, siman 548 ; le Ohr Zaroua (R. Isaac ben Moshe, 1200-1270 approx., Allemagne), Hilkhot Meguila siman 373 note également ces deux alternatives.
[15] Sefer ha-Rokea’h (R. Elazar ben Yehudah, 1160-1238, Allemagne), Hilkhot Purim siman 235.
[16] Hagahot Maimoniot (R. Meir ha-Cohen, fin du 13ème siècle, Allemagne) sur Michne Torah, Hilkhot Meguila ve-Hanouka, Chapitre 2, Halakha 12, lettre ‘Ayin, qui cite la meguila personnelle du Maharam de Rottenburg.
[17] Sefer ha-Manhig (R. Abraham ben Nathan, 12ème – 13ème siècle, Provence), Hilkhot Meguila p. 250, citant des scribes.
[18] Orhot Hayim (R. Aaron ben Jacob ha-Cohen, début du 14ème siècle, Provence), helek 1, Hilkhot Meguila ou Pourim, numero 17.
[19] Par exemple, voyez ce qu’écrit Maïmonide dans Hilkhot Meguilah 2:12 (à mettre en rapport avec Hilkhot Sefer Torah 7:8). Non seulement les petites lettres ne sont pas évoquées, mais même le grand Vav de Vayzata, qui est pourtant d’origine talmudique, est passé sous silence. Ce dernier oubli provoqua la surprise des commentateurs (Maggid Michne et Ma’asseh Rokeah). Voir à ce sujet les ‘hidouchim de R. Velvel Soloveitchik qui proposent une interprétation innovante.
Aboudraham reste silencieux sur toute cette affaire, ainsi que Rabbeinou Yerouham.
Idem, d’ailleurs, plus tôt, dans la littérature des Geonim (seder de rav Amram Gaon, Behag, etc).
[20] Certains livres allemands restent toutefois curieusement silencieux, comme le Sidour Rachi siman 341.
[21] Cf. Soloveitchik, Collected Essays, volume 2, p. 150-201 (The Third Yeshiva of Bavel and the Cultural Origins of Ashkenaz).
[22] Ceci semble confirmé par les remarques introductives de Wertheimer, Batei Midrashot, p. 467.
[23] Ironiquement, même le texte de ben Hayim était imparfait. Comme le note Moshe Goshen-Gottstein dans un article introductif à la réimpression des Mikraot Gedolot (Venise 1525) parue en 1972, les erreurs résiduelles n’étaient pas rares. L’édition scientifique de référence est de nos jours la Mikraot Gedolot ha-Keter, sous la surveillance de Menahem Cohen (université Bar-Ilan), et qui se base sur le texte du Codex de Leningrad.
[24] Voir le Tour, le Beth Yossef, le Choulhan Aroukh, le Aroukh ha-Choulhan, le Michna Beroura, etc., sur Orah Hayim 691. Le Eliyah Rabba 691:9 note explicitement la divergence entre le « texte imprimé » de la Meguila et le « texte halakhique ».
[25] Par exemple, l’édition de Soncino du livre d’Esther entérine une version qui est à mi-chemin entre les versions 4 et 7 ci-dessus, mais que je n’ai jamais rencontrée en tant que telle dans aucun ouvrage médiéval. J’ignore si l’éditeur avait devant les yeux une autre version des petites et grandes lettres, ou bien s’il a délibérément choisi de créer un hybride. L’apparat critique suggère que d’autres traditions existaient encore (petit Resh pour Parmashta).
[26] Cf. nombreux exemples dans les livres de Samuel, Rois et Chroniques.
[27] Pour un exemple, voir Avoda Zara 10a. Cf. Rambam, Michne Torah, Hilkhot Guerouchin 1:27.
[28] C’est souvent le cas des inscriptions sur les plus anciennes pierres tombales que nous connaissons.
[29] Voir par exemple Avoda Zara 9b ; le même système de datation sous-tend l’ouvrage Seder Olam.
[30] Certaines autorités pensent qu’il faut prolonger la lecture du Vav en le chantant plus lentement, mais sans en changer l’écriture (Rabbeinou Yehonathan de Lunel ; mentionné aussi par le Meiri, le Rosh et le Ran) ; d’autres pensent que la tête du Vav, qui est normalement courbée, doit ici être dessinée droite (Ritva). Les anciens manuscrits examinés ci-dessus montrent que la pratique n’était pas ici uniforme (le Codex de Leningrad n’a pas de grand Vav, mais d’autres manuscrits si). Ici aussi, je pense que l’imprimerie a joué un effet uniformisateur.
[31] Josué 10:26.
[32] Josué 8:29.
[33] 2 Samuel 4:12.
[34] I Samuel 31:10.
[35] 2 Samuel 21:9.
[36] Code d’Hamourabi paragraphe 21.
[37] Bereichit 40:19 (traduction personnelle).
[38] Devarim 21:22-23 (traduction personnelle). Voir le commentaire du Radat »z Hoffmann, qui insiste que la « pendaison » n’est pas dans ce verset la cause de la mort, mais sa conséquence directe ; et le verset dans 2 Samuel 21:10, qui présente une autre raison, plus pragmatique, d’enterrer rapidement les corps – la peur des charognards.
[39] Epître aux Galatiens 3:13. Le Targoum Onkelos rend d’ailleurs le verset de Devarim 21:22 par l’expression «וְתִצְלוֹב יָתֵיהּ עַל צְלִיבָא», que j’hésite toutefois à traduire par « crucifier sur une croix », surtout que Bernard Grossfeld préfère quant à lui traduire par « impaled on the stake » (cf. Grossfeld, the Aramaic Bible, Targum Onqelos to Deuteronomy).
[40] Cf. Carey Moore, Anchor Bible, p. 85, sur Esther 9:14. C’est probablement le sens du verset de Esther 2:23 également – les conspirateurs du complot déjoué grâce à Mordekhai furent exposés publiquement après avoir été au préalable exécutés.
[41] Randall L. Bytwerk, Landmark Speeches of National Socialism, Texas A&M University Press, 2008, p. 91.
[42] Elliott Horowitz, Reckless Rites Purim and the Legacy of Jewish Violence, Princeton University Press 2006, p. 91.
[43] Philip Goodman, The Purim Anthology, Philadelphia 1949, p. 4.
[44] Tout du moins, selon des sources médiévales (Sefer ha-Manhig, Hilkhot Sukkot, p. 402-403 ; Zohar 1:220a, 2:242a-b et 3:31b-32a). Le Talmud ne connaissait pas encore cette idée. Voyez la techouva du Halakhot Ketanot 1:225 pour une tentative de réconciliation.
[45] Talmud, Roch ha-Chana 16b.
[46] Taylor, The Anatomy of Nuremberg Trials, A Personal Memoir, 1992, pages 601-607.
Tres interessant merci!
Intéressant… Comme toujours sous votre plume.
https://www.hidabroot.org/question/14165
Il serait utile de citer la source de vos sources…
Bonjour Jack, l’argumentation du Code d’Esther remonte a bien plus loin. Elle existe depuis en tout cas 25 ans, peut-etre plus. Je ne sais pas qui l’a avancee en premier. J’ai entendu differents noms mais impossible de verifier.
Bonjour Emmanuel,
C’est avec un grand intérêt que j’ai lu votre article, étant moi aussi passionné par la massorète et toutes ses péripéties. Je souhaiterais, cela dit, en utilisant une analyse que je souhaite constructive, ajouter quelques idées et notions. Elles ne sont pas forcément en contradiction avec ce que vous (et d’autres avant vous également) avancez, mais je pense qu’il est nécessaire de les mentionner afin d’avoir une analyse un peu plus complète. Vous parlez de biais cognitif sur la fin de votre argumentation, et c’est justement pour éviter ce biais cognitif (dont vous pouvez inconsciemment être victime – votre objectif initial étant clairement de « démonter » une certaine théorie) que je me permets d’ajouter ces quelques nuances.
Il y a un postulat de base qu’il faut tout de même rappeler. Il y a, pour commencer, beaucoup de versions existantes sur des mots entiers de la meguila. En proportion dirrégularités, la meguilat esther est de loin le texte du tanakh qui en possède le plus. Me viennent en tête 3 mots en particulier pour lesquels il existe plusieurs versions : béomram/kéomram, laharog/vélaharog, bifnéhem/lifnéhem. Il y a également des mots pour lesquels la ponctuation varie, à juste titre ou pas, comme vénikréa/vénikroa. Il aurait d’ailleurs été peut-être aussi utile, en utilisant vos capacités de recherche, de faire des recherches sur ces mots qui diffèrent, leurs origines, et éventuellement donner à vos lecteurs une piste quant à l’orthographe exacte.
Dans votre Acte 1, vous avez une double approche. Celle d’aller regarder le Leningrad Codex, et celle de regarder les sources talmudiques. En ce qui concerne le Leningrad Codex, dans un cas d’orthographe intrinsèque de tel ou tel mot, une telle démarche est rigoureuse, mais en ce qui concerne les petites et grandes lettres du tanakh, le Leningrad Codex ne constitue en aucun cas une preuve. En effet, vous verrez de nombreuses lettres du tanakh grossies ou rétrécies selon la massorète, qui ne figurent pas comme tel dans le Codex. Exemple non-exhaustif : le grand « bet » de Bereshit, ou le petit « alef » à la fin du mot Vayikra, mais il y en a plein d’autres. Le Codex de Leningrad ne recense pas toutes ces précisions, et ne peut en aucun cas être pris à témoin ou faire autorité sur ce type précis de détails. D’ailleurs en passant, le midrash de Rabbi Akiva ben Yossef stipule clairement que le « vav » de Shalom dans la parasha de Pin’has doit être petit (il parle de vav kétana, quand aujourd’hui, dans la version du sefer tora que nous avons entre les mains, compilée par le Yad Rama – Rabbi Meir Abulafia Halevy, nous avons un « vav kéti’a », autrement dit un « vav coupé »). Je vous invite à aller vérifier le Leningrad Codex, vous verrez que le vav de shalom n’y est ni rétréci, ni coupé, il est de forme tout à fait normale, sans la moindre annotation à la marge.
Vous citez ensuite le talmud ne mentionnant aucune de ces petites lettres, pour ensuite plusieurs paragraphes plus tard, citer ce fameux midrash de Rabbi Akiva, qui mentionne clairement l’existence de plusieurs petites lettres dans les dix noms des enfants d’Haman. Elles ne correspondent pas toutes à la version que nous avons aujourd’hui, mais elles sont quand même clairement mentionnées. A ma connaissance, Rabbi Akiva est bien antérieur à l’époque de la Gmara, et si vous le citiez en premier, pour ensuite dire qu’en revanche dans le Talmud, vous n’en trouviez plus aucune trace, votre argumentation aurait été plus juste, mais moins en accord avec ce que vous cherchez à infirmer.
Il y a une partie de votre texte qui est assez frappante. Lorsque vous parlez des 7 versions différentes des dix noms, vous terminez par « Pour une raison que j’ignore, ce fut la version 7 du Orhot Hayim qui a été retenue ». Les problèmes de guirssaot ne sont pas nouveaux, et les différences de texte halakhique et de texte imprimé sont monnaies courantes dans toute la torah. Avoir si peu de « divergences » de nos jours, sur un texte aussi long et complexe que le tanakh, relève déjà du miracle en soi, encore faut-il être assez croyant (ou trop superstitieux, tout dépend du spectre qu’on utilise) pour le voir. Je ne vous apprends rien en vous disant que même de nos jours il y a 7 mots sur les 5 livres de la torah qui diffèrent selon que vous ayiez devant vous un sefer tora sefarade, ashkénaze, ou yéménite (vayhi/vayhyou yémé noa’h, poti-féra/potiféra, pétsoua’ daka avc alef ou hé à la fin et encore quelques uns). Ces irrégularités sont là, on en tient compte, et on compose avec. Il y a d’ailleurs tout un « guilyon hashass » dans Massèkhet Shabbat (55b) qui recense une liste infinie de psoukim cités dans la guemara, desquels on apprend ou déduit des halakhots concrètes, mais qui diffèrent de notre version écrite contemporaine (que ce soit dans leur orthographe , ou dans leur placement). L’approche rabbinique est claire et sans équivoque là-dessus, et je vous invite d’ailleurs à lire le Yad Rama sur Massèkhète Sanhédrine dans le premier Perek qui en parle en long et en large:
Nous devons garder les halakhotes déduites de certaines façons d’écrire tel ou tel mot dans la torah, même si dans le texte qui a survécu, et qu’on utilise de nos jours, ce mot ne s’écrit plus de la même manière ;
Nous ne revenons SURTOUT PAS à la version originelle, utilisée dans le talmud, et qui semble être la bonne. Nous gardons la version que l’on a.
Cette approche rabbinique aux problèmes de guirssaot me donne à penser (en tout cas c’est ma théorie), que si aujourd’hui nous nous trouvons avec telle ou telle version, c’est que quelque part, il s’agit de la volonté Divine. Et encore une fois, tout dépend du côté duquel on se place pour analyser le problème. Vous pouvez voir cela comme de la superstition dénuée de toute rationalité, ou bien comme une certaine « intégrité naïve » où nous voyons un peu la main de D… partout. Je vous donne un exemple. Le Méïri, que vous citez d’ailleurs dans votre exposé, était un géant de la torah. Cependant ses écrits n’ont été découverts que plusieurs siècles après sa mort. Beaucoup de rabbanims s’accordent à dire que si Rabbi Yossef Karo avait eu accès aux écrits du Méïri de son vivant, certaines halakhotes auraient été tranchées différemment. Seulement voila, ses écrits n’ont été découverts que bien plus tard.
Alors il y a 2 façons de voir les choses. La première, qui a été la votre, de dire « je ne sais pour quelle raison » ; donc « je ne sais pour quelle raison l’imprimeur a choisi cette version », ou « je ne sais pour quelle raison les écrits du Méïri ont été perdus ». Ou bien la deuxième façon, à savoir : il me parait évident que si cela s’est passé de la sorte, ce n’est pas un hasard. D’une certaine manière, si Rabbi Yossef Karo n’a pas eu accès au Méïri pour trancher ses halakhot, c’est que quelque part, la providence divine ne l’a pas voulue, et que les halakhot se devaient d’être tranchées et rédigées de la manière dont elles l’ont été. Et de la même manière, la raison que vous ignorez quant au choix de l’imprimeur, je pense la connaître. Il s’agit peut-être d’un « petit signe », ou d’un « clin d’œil » de la providence divine, qui fait que quelque part, pour faire allusion au futur événement de 1946 à Nuremberg, l’imprimeur a choisi cete version. A mon sens, cela me parait être assez pertinent, et pourrait même aller dans le sens de cette supposée prophétie. Nous parlons d’un événement (le choix incompréhensible de l’imprimeur) ou D… agit de façon indirecte, et cachée. Je trouve que ce « clin d’œil » colle tout à fait à l’esprit de Pourim.
Le reste de votre argumentation est bien construit, mais je ne le trouve pas persuasif :
Oui, il est vrai qu’il était courant de pendre des cadavres. Dans ce cas précis, Esther demande particulièrement qu’on les pende pour les exposer aux yeux de tous, donc rien de choquant dans cette demande. Alors on peut critiquer les adeptes de la théorie de la prophétie supposée qui souhaitent ajouter un côté théâtral pour impressionner un peu plus, mais il n’en reste pas moins que dans ce cas précis, Esther demande à le faire, et la demande est acceptée. Là où à la limite on peut aller dans le sens des théoriciens de la prophétie, c’est qu’on a rarement vu des personnes pendues après exécution, être nommées une par une dans le tanakh, prenant une page entière (qui plus est écrite de manière originale), et avec une halakha particulière quant à la manière de lire ces noms. Il n’existe pas d’exemples similaires dans tout le tanakh à ma connaisance.
Concernant le grand vav qui voudrait dire 6e millénaire, là encore, ce n’est pas un point focal de la preuve. Il relève plutôt du théatral. Mais même sans le grand vav, que vous le vouliez ou non, l’année « Tav Shin Vav », à notre époque, correspond à l’année 1946. Ceci est un fait qu’il est difficile de nier.
Quant aux nombres de prévenus étant de 24 et non de 10, la finalité est que 10 d’entre eux ont été pendus, et non fusillés (alors qu’ils étaient militaires). Encore une fois, tout dépend du « biais » que l’on souhaite prendre.
Pour finir, je tiens à préciser que je suis moi-même très sceptique quant aux rapprochements assez foireux qui sont parfois tentés par les amateurs de cryptologie et de codes cachés. Je n’aime pas particulièrement cette pratique, et comme vous, je m’intéresse très souvent à l’origine et à l’authenticité des textes ou des histoires. Dans ce cas précis, je ne me place ni d’un côté ni de l’autre, mais je pense, une fois n’est pas coutume, qu’il est tout à fait possible de croire, si on le souhaite, à cette théorie de la prophétie supposée, sans forcément être victime de biais cognitif ou d’effet barnum. Il ne s’agit pas bien évidemment d’en faire un fondement de sa croyance et de son judaïsme, mais il me semble qu’il est permis de voir cela comme un « clin d’œil divin » si je puis dire.
Bonsoir Jack,
Et merci d’avoir pris le temps de lire le billet et de rédiger un commentaire aussi détaillé. Votre critique est absolument la bienvenue, et je suis le premier à admettre que je puis être, comme tout le monde, victime de biais cognitifs. La meilleure manière d’y échapper étant un travail d’équipe, dans une démarche de recherche de vérité, et c’est dans cet esprit que j’ai lu vos remarques.
Je réponds dans le même ordre que votre commentaire.
Les indications sur les divergences de versions, pour le livre d’Esther ou tout autre livre de la Torah, auraient certainement été passionnantes. Pour la lisibilité d’un post de blog, je suis toutefois bien obligé de limiter l’étendue des sujets traités. Mais les lecteurs intéressés peuvent se référer au « livre rouge » du rav prof. Mordekhai Breuer, qui était de son vivant le plus grand spécialiste mondial du sujet. J’en ai donné la référence dans les notes 6 et 11 du billet. C’est, à ma connaissance, l’ouvrage de référence pour la question, et le rav Breuer a consacré au sujet 30 ans de sa vie.
Pour l’Acte 1, la démarche ne consiste pas simplement à consulter le Codex de Leningrad, mais TOUS les anciens manuscrits de manière systématique (dans la limite de ce qui m’est accessible). Et le phénomène que vous décrivez existe dans TOUS les vieux manuscrits en notre possession : les petites et grandes lettres, mentionnées par la Massora, ne sont jamaiss reflétées dans le manuscrit. Je parle du problème 12, à laquelle je vous renvoie pour les références à l’explication du prof. Cohen : les premières listes de lettres inhabituelles étaient considérées comme douteuses par les scribes, les listes de lettres se contredisaient entre elles, elles sont apparues tardivement, etc., et ce n’est que bien plus tard que l’on trouve les premiers manuscrits avec petites lettres. Je crois que j’ai un pdf d’une partie de l’article, si cela vous intéresse – je vous l’envoie avec plaisir.
Si le Midrash de Rabbi Akiva est mentionné après la Guemara, c’est parce qu’il a été rédigé, a ce qu’en pensent les spécialistes, plusieurs siècles après la clôture de cette dernière. Les livres pseudépigraphiques étaient fréquents au cours de l’Antiquité. C’est un phénomène particulièrement marqué dans la littérature des Heikhalot, mais ailleurs aussi (Pirkei de Rabbi Eliezer, Zohar, …). Ces ouvrages s’auto-attribuent à des auteurs prestigieux des siècles passés, mais présentent tous les signes d’une composition bien plus récente. Le Midrash de Rabbi Akiba en question n’est pas un texte tannaitique.
Effectivement, les problèmes de girsaot ne sont pas nouveaux, et vous êtes parfaitement libre d’y voir la main de Dieu qui guide l’évolution du texte. Mais les divergences portant sur le Houmach ont été, dans le passé, bien plus fréquentes que celles que vous admettez. On peut le prouver de différentes manières, dont la note de Rabbi Akiva Eiger que vous citez. Pour donner un autre exemple : le commentaire de Rachi sur Bereichit 25:6 (Pilagchim) suggère fortement qu’il avait un autre texte que le nôtre pour ce verset. Ou encore, la halakha précise que si l’on découvre une erreur dans les ‘hasserot ou yeterot du Sefer Torah pendant la lecture publique à la synagogue, il n’est nul besoin d’en sortir un nouveau, car rien ne garantit que ce dernier sera plus kasher (Rama, glose sur Orah Chaim 143:4). Selon le rav Rav Moshe Feinstein (Iggrot Moshe, Yoreh Deah 3 :114), la cacheroute de nos Sifrei Torah n’est pas du tout évidente. Aucune de ces sources ne me paraît facilement réconciliable avec votre théorie.
Il y aussi une fameuse techouva du Rachba sur le sujet, qui dit que nous devrions corriger nos Sifrei Torah dans la mesure où il diffère du texte cité par la Guemara, à la condition toutefois que la Guemara utilise le mot divergent pour en dériver une halakha. Effectivement nous ne la suivons pas pour la halakha, mais notez que le sujet a fait débat parmi nos maîtres.
Vous voyez une volonté divine dans le processus d’évolution du texte sur plusieurs siècles : je n’ai aucun problème avec cela, et respecte votre choix. J’ai simplement fourni les clefs qui permettent d’y voir un processus naturel, sans intervention du miraculeux. Le choix d’y voir un « miracle » ou non reflète une disposition personnelle : quand vous lancez une pièce en l’air et obtenez « pile », cela peut être une intervention divine également, n’est-ce pas ?
Dans les discussions sur Facebook, j’ai eu l’occasion de répondre à une remarque similaire, et me permets de recopier ma réponse ici :
« Je pense que mon billet demontre raisonnablement les points suivants:
a) le texte original de la Meguila n’avait pas les 3 petites lettres. Esther ne les a jamais dictees, Rabbi Akiva et les Tannaim ne les connaissaient pas; idem pour Rachi, le Rambam, et ainsi de suite jusqu’au 14eme siecle en tout cas.
b) Il existe une tradition, apparue au Moyen Age mais dont les origines sont quelque peu mysterieuses, qui veut que *certaines* lettres sont a ecrire en plus petit.
c) Sur cette base, on assiste a un foisonnement de versions alternatives (entre le midrash retrouve dans la gueniza, la massora, les 7 versions alternatives des textes halakhiques, le Keter Shem Tov, etc – j’en recense au moins une dizaine). La meilleure explication que l’on puisse donner, a mon sens, de cette plethore est celui d’une confusion sur l’identification exacte a ecrire en plus petit. Les scribes et autorites rabbiniques du Moyen-Age savaient que certaines lettres devaient etre ecrites plus petit, mais n’etaient pas sur de savoir lesquelles. Ces 10 versions sont toutes incompatibles entre elles – au moins 9 (et peut-etre toutes) sont logiquement erronees.
d) L’editeur de l’edition 1524-1526 des Mikraot Gedolot ne tranche pas entre ces versions. Il en cite plusieurs dans les notes de marge. Simplement, il fallait bien choisir UN texte pour ces versets. Il est impossible de savoir pourquoi c’est la version du Orhot Hayim qui a ete retenue par Jacob ben Hayim, alors que c’est la plus recemment apparue dans nos textes. Mais il me semble clair que son choix n’indique pas que ce texte etait plus juste, mais simplement un besoin concret de son travail d’impression.
e) Par la suite, l’existence d’autres versions alternatives a tout simplement ete « oubliee » du grand public, car ces versions alternatives ne sont presque jamais mentionnees dans nos Meguilot et Tanakhim.
Jusque la, j’ai resume les indices factuels et donne l’interpretation qui me parait la plus juste.
Est-il possible que la version de 1524 soit annonciatrice? C’est theologiquement possible, sans doute. En tout cas je ne peux pas prouver le contraire. Mais je trouve cette idee peu convaincante pour trois raisons:
1) L’idee de « revelation continue » (Dieu s’implique dans l’Histoire en guidant le processus de creation du texte de la Torah) est consideree comme assez problematique dans l’orthodoxie (sauf exception).
Pour donner une reference: le meme argument a ete avance par les dirigeants spirituels du mouvement Conservative (massorti) pour resoudre les problemes souleves par la critique biblique: oui, disaient-ils, il faut admettre que la Torah a plusieurs couches de redaction (4 couches selon l’hypothese documentaire) et n’a pas ete donnee entiere a Moshe Rabbeinu. Mais la divinite a guide le processus de redaction au fil des siecles, ce qui fait que le texte qui nous est parvenu est bel et bien divin. Voulez-vous vraiment allez dans cette direction?
2) Je n’arrive juste pas a imaginer qu’une allusion annonciatrice ait ete absente du texte que connaissaient tous nos grands rabbanim pendant 1000+ ans. Si vraiment Dieu voulait le faire, pourquoi pas des le depart?
3) cela ne resout pas les autres problemes souleves dans le billet (vav qui ne veut jamais dire 6eme millenaire), etc.
Mais effectivement, vous pouvez encore voir la main de Dieu dans ce processus … »
Je n’ai pas compris vos objections sur la pendaison des cadavres et le grand vav. Oui, vous pouvez les voir comme des clins d’œil si vous le souhaitez. Mais rien ne le suggère vraiment, alors pourquoi se refugier dans le miraculeux?
Je me souviens avoir entendu un jour une interview d’une auteure à succès (je ne sais plus qui). Elle expliquait avoir hésité avant de rédiger son nouveau livre. Alors qu’elle marchait près d’une rivière, elle pria pour que Dieu lui envoie un signe – écrire ou pas ? Et, juste à ce moment-là, « comme par hasard », un cygne passa alors. Etait-ce un clin d’œil, comme l’auteure en question le pensa ? Je ne suis pas capable de prouver le contraire, mais reste sceptique … 🙂
Je vous remercie pour votre réponse, et aimerais également vous répondre point par point.
Tout d’abord je vous serais reconnaissant si vous pouviez m’envoyer ce fameux article du Professeur Cohen sur ce qu’il considère être les « premières listes inhabituelles qui étaient considérées douteuses par les scribes, puis qui ne sont apparues que tardivement, et que ce n’est que bien plus tard que l’on trouve les premiers manuscrits avec les lettres « spéciales » ». Je n’ai aucun à priori sur ce Professeur Cohen, mais je crains que son approche soit comparable à celle d’un certain José Faur, avec un agenda et un objectif bien précis dès le départ, et des preuves difficilement réfutables par un profane.
Quoi qu’avance ce Professeur Cohen, je peux également si vous le souhaitez, vous apporter une bonne vingtaine de preuves (et encore j’exclus les Ah’aronim, tenant compte de votre scepticisme d’une transmission parfaite jusqu’à eux) que les petites et grandes lettres du sefer tora, ainsi que tous les autres (petits) détails sur les lettres tels que les taggins, font partie intégrante de la tora shébéal pé. Terme qui pourrait paraitre contre-intuitif lorsqu’on parle de texte écrit, mais ce texte écrit est accompagné d’une multitude de traditions orales (ponctuations, arrêts, cantillation, forme de certaines lettres etc).
Le Rambam mentionne l’existence de ces lettres « spéciales » avec un terme qu’il utilise toujours avec précaution : « véyizaher », autrement dit « l’on devra faire bien attention ». Je me permets d’en faire une traduction simple (Hilkhot Tfiline, Perek 7, Halakha 8): « L’on devra faire bien attention aux grandes et aux petites lettres, ainsi que les lettres ponctuées (une dizaine de cas dans toute la torah selon la massorète), les lettres qui diffèrent des autres,…, de la même manière que les scribes se les sont transmises selon la tradition. » Il rajoute d’ailleurs dans la halakha suivante que ces détails font partie de la « mitsva min hamouv’har », mais qu’elles ne sont pas rédhibitoires quant à la validité d’un sefer tora. Cela rend-il pour autant l’existence de ces lettres « spéciales » caduques, ou faisant l’objet d’une invention ? Absolument pas.
Dans la Halakha suivante encore (Halakha 10), le Rambam a prévu certaines démarches, dont en partie la vôtre, et dit clairement : « il existe d’autres choses qui ne sont pas mentionnées dans la guemara, mais que les scribes se sont quand même transmises oralement d’homme à homme ». Autrement dit, le silence tannaïque ou talmudique ne peut être pris en compte dans ce domaine.
Le Rambane également, dans l’introduction de son commentaire sur la torah énonce clairement que toutes ces petites allusions, y compris ces lettres « spéciales » ne peuvent être apprises que par transmission orale de génération en génération, remontant jusqu’à Moshé Rabenou.
Le fils du Rambam également (Rabbi Avraham) dans un des ses responsa tient la même position, de même que le Méïri dans son Qiryat Séfer.
Tout cela pour vous dire, que je ne comprends pas, comment de manière générale, on (en tout cas ce Professeur Cohen) pourrait remettre en cause l’existence et l’authenticité de ces lettres « spéciales » quand le Rambam nous dit clairement qu’elles ne sont pas forcément toutes citées et qu’elles font partie d’une tradition orale. Et l’existence de cette fameuse téshuva du rashba ne me dérange absolument pas. Elle n’a clairement pas été retenue par la halakha. S’il faut aller chercher des avis divergents (daat ya’hid) non-retenus dans la halakha pour prouver un point de vue…on n’a pas fini. Donc oui, ce sujet fait débat, mais le Rashba n’est pas retenu, pourquoi le mentionner, et donner l’impression qu’être en désaccord avec lui serait problématique. Vous citez également le Iggeret Moshé qui écrit que la cacheroute de nos sifré torah de nos jours est problématique…Ok…faisait-il la birkat hatorah quand il montait à la torah le shabbat ? Je pense que oui, malgré sa position (et encore j’aimerais bien lire ses propos dans le texte, auquel je n’ai pas accès de là où je me trouve). Donc OUI, de nos jours on n’est pas certain d’avoir la version la plus fidèle, OUI c’est problématique, mais OUI, la halakha a donné une marche à suivre claire dans de tels cas. Qu’on soit clair, je ne parle pas ici des lettres « spéciales » de la méguila.
Je tiens quand même à nuancer ces propos, pour vous dire que bien évidemment, les problèmes de massorète ont donné beaucoup de travail aux hakhamim, et ce, du le retour de Ezra en Erets Israel (Massekhete Sofrim en fait mention), jusqu’à la dernière grande controverse entre Ben Naftali et Ben Asher. Je pensais qu’en vous citant la version du Yad Rama qui est celle que nous avons de nos jours, vous ne vous donneriez pas la peine de me rappeler que ce sujet a soulevé de nombreux problèmes, mais qui ont été tranchés au fil de l’histoire. Cela est entendu.
Ensuite je vois que vous extrémisez mes propos, en faisant un grand raccourci de tout ce que j’écris pour dire que « je vois la main de D partout, y compris dans une évolution du texte ». Je vous prierais tout d’abord de ne pas me citer lorsque vous avancez une théorie qui n’est pas la mienne, puis dans un second temps, je vais tâcher d’être un peu plus clair quant à ma façon de penser. La halakha juive est si riche qu’elle a soit tout prévu en termes de cas de figure, soit tous les outils pour pouvoir trancher des cas qui ne pouvaient pas se poser à l’époque du don de la torah. La torah, et la halakhah par la suite, a donc prévu, qu’inévitablement, l’erreur étant humaine, et même certaine quand on connait les pérégrinations du peuple juif, qu’on allait forcément se retrouver dans des cas de figures ou des versions différentes allaient se présenter à nous. La Halakha a tranché en ce sens : on regarde la version majoritaire dans toutes les versions qu’on a devant nous, et on tranche, en avançant. Le plus gros travail en la matière a été celui du Yad Rama (puis celui du Méïri, dans un second temps dans son livre Qiryat Sefer). Il a été colossal, et nous permet d’avoir aujourd’hui une version communément acceptée hormis quelques petites différences selon que vous soyez ashkénaze, séfarade, ou yéménite. Il ne s’agit pas d’une « main de D invisible » qui guide l’évolution du texte. Absolument pas. Et vous ne me le ferez pas dire. L’évolution est ici humaine, guidée par une autorité rabbinique humaine, selon une halakha écrite clairement, et provenant à priori de source divine (là encore dites-moi si je m’avance trop en voyant D… dans la halakha). Je prends d’ailleurs en exemple les dates des fêtes juives. Elles sont fixées par les autorités rabbiniques, dans toutes les époques. On peut très bien se tromper, et il est fort probable que si nous procédions encore au « kidush ha’hodesh » par observation et par témoignage, beaucoup de dates de fêtes juives seraient différentes aujourd’hui. Le dernier Hillel (3e siècle de notre ère) a donc compilé un calendrier perpétuel, dont on se sert encore aujourd’hui, en « inventant » même des règles qui n’existaient pas (exple : Pessa’h ne pourra jamais tomber un Lundi, Mercredi, ou Vendredi) afin de respecter certaines exigences calendaires. Il ne s’agit pas d’une évolution divine des dates de fêtes juives, et encore moins d’une vision conservative/reform, bien au contraire. Hashem a donné aux rabbanims le pouvoir de décider et de trancher sur telle ou telle chose. (Parashat Shoftim : Al pi hatora asher yoroukha cf. rashi et tous les grands éxégètes). Tout juif croyant en la transmission orale, et en l’autorité des rabbanims (mais sur ce point précis, je sens déjà que nous ne sommes pas forcément d’accord) peut comprendre que ces « évolutions » sont normales, et même parfois nécessaires, dans la mesure où elles se font dans un cadre que la Torah a prescrit. Cette capacité à évoluer, et cette force donnée aux hakahmim, constituent la force de notre torah (qui a été abusée par les courants réformistes).
Enfin, je me suis retenu de préciser, en écrivant ma première réponse, que cette « évolution humaine du texte régie selon des règles divines » (pour rester précis et éviter toute déformation de mes propos), n’est bien évidemment pas applicable à des évènements triviaux de la vie de tous les jours (typiquement votre exemple du pile ou face) . Je vous pensais assez fin pour ne pas rabaisser et vulgariser ce que je vous écris à un exemple aussi absurde. Alors je vous ai peut-être surestimé, et je m’en excuse. Je parle tout au plus de « clin d’œil », on est bien loin de la « Révélation Continue » que vous souhaitez m’attribuer et à laquelle je n’accorde aucun crédit. Mais soit, s’il est plus facile pour vous de m’attribuer des théories auxquelles je n’adhère pas pour me contredire, faites-vous plaisir.
Ensuite quelques points sommaires :
« Certains spécialistes » s’accordent à dire que le midrash de akiva ben yossef ne serait pas de rabbi akiva, de la même manière que le zohar ne serait pas de rabbi shimon bar yohaï. Seulement ce ne sont que des suppositions. Et si on prend en compte aussi l’avis de certains spécialistes, l’histoire de Mordekhai et Esther ne peut pas correspondre avec l’histoire de l’Empire Perse telle qu’on la connait aujourd’hui. On ne sait pas, on suppose. Toujours est-il que ce midrash est là, qu’il mentionne les petites lettres des noms des enfants d’Haman, et qu’il y a une probabilité non-négligeable que l’auteur en soit bien Rabbi Akiva lui-même.
Je sais bien que TOUS les codex ne font pas autorité quant à ces lettres spéciales ; cependant vous êtes quand même aller voir, avez pris la peine d’en faire un copier/coller pour le mettre dans votre billet, et vous ne citez que celui-là dans les recherches que vous avez effectuées. C’est la seule raison pour laquelle j’en parle. Dans la mesure où les Codex ne sont d’aucune aide sur ce type de problème, pourquoi le mentionner ? Vous prenez le risque de tomber dans les mêmes facilités qu’empruntent ceux que vous critiquez…
En ce qui concerne le grand Vav, je vous disais simplement, que même sans l’interpréter, le « clin d’œil » tient toujours. Les adeptes de ce Code l’utilisent de façon théâtrale, de manière erronée, et je cherchais simplement à vous dire que même si ce Vav ne fait pas du tout référence au 6e millénaire, cela n’infirme pas totalement leur théorie. Comme tout le reste de votre démonstration par la suite.
Pour terminer, j’espérais que la conclusion de ma première réaction serait suffisante, mais apparemment non. Donc je vais me répéter et éclaircir mes propos. Je ne me réfugie pas dans le miraculeux. Il y a assez des miracles explicites dans la torah pour aller en chercher d’autres. Je ne suis pas adepte, du tout, de ce genre de théories, et n’en ai absolument pas besoin pour vivre mon judaïsme avec sérénité. Je n’ai d’ailleurs pas lu ce livre du Code d’Esther, et n’y prête aucun intérêt. J’essaye tout simplement de vous faire remarquer que votre approche ultra-cartésienne, à la limite du laïque, peut parfois vous faire tomber dans l’excès.
Jack,
J’ai bien vu votre message, que je n’ai pu lire pour l’instant que rapidement. Je n’aurai que très peu de temps avant chabbat, mais vous promets une réponse d’ici au début de la semaine prochaine – mes excuses pour l’attente.
Juste une chose à ce stade. Je n’ai pas voulu caricaturer vos positions dans ma précédente réponse. J’ai pu mal comprendre ou mal résumer, certainement, mais si c’est le cas, c’est involontaire et j’en suis désolé – je vais relire tout cela. Je n’ai pas non plus un agenda caché ou d’autres motifs inavouables. Je suggère fortement que la suite de la discussion parte du postulat réciproque que l’interlocuteur en face est de bonne foi. C’est nécessaire dans tout échange, et à plus forte raison dans une discussion de Torah dans laquelle le Emeth doit être la référence ultime.
A dans quelques jours, hodesh tov et chabbat chalom.
Bonsoir Jack,
Tout d’abord, mes excuses de n’arriver à vous répondre que si tardivement. J’ai plusieurs grosses échéances qui arrivent toutes dans les prochaines semaines et mon temps libre s’en trouve réduit d’autant.
Je vais rédiger ma réponse en deux temps. Le premier temps fera une liste rapide des points de notre discussion qui ne concernent qu’indirectement le chapitre 9 du livre d’Esther : pour certains d’entre eux, je pense que nos positions sont relativement proches, parfois meme identiques ; pour d’autres, nous ne sommes pas d’accord et j’en prends acte, mais peut-être pouvons-nous reporter la discussion à dans quelques semaines, et l’avoir par email plutôt que sur ce blog ? Le deuxième temps reprendra plus directement la discussion sur le code d’Esther qui faisait l’objet de ce billet, et sonde la lecture alternative que vous semblez proposer.
I. a) je vous envoie avec plaisir l’extrait de l’article du professeur Cohen… a l’adresse email donnee sur le blog ? Cela étant dit, mon pdf ne contient que 3 pages d’un document bien plus long et complet, que vous trouverez a la fin du volume 6 du Mikraot Gedolot ha-Keter. Vu que le sujet vous interesse, vous devriez parcourir le tout. Je peux aussi essayer de scanner tout cela la prochaine fois que je passe par une bibliotheque.
b) Un point de divergence entre nous existe, je pense, quant a la validite de l’approche universitaire (oui pour moi, non pour vous). Les bons chercheurs n’ont pas d’agenda pre-etabli, et leurs outils critiques / historiques sont généralement fiables. Parmi les chercheurs sérieux s’occupant de philologie biblique et de massoretica, le rav Breuer et le prof. Cohen sont en toute premiere ligne.
c) Je suis tout à fait d’accord, bien sûr, quant à l’existence d’une tradition orale et sur la grande fiabilité *en general* du processus de transmission. Ceci n’exclue pas la possibilite d’erreurs locales dans ledit processus de transmission, comme par exemple s’agissant des petites lettres d’Esther 9. Je pense que vous le considérez le phenomene des erreurs comme bien moins frequent que moi. Je pourrais moi aussi donner une vingtaine, et sans doute beaucoup plus, d’exemples de corruptions locales du texte de la Torah.
d) Le Rachba et r. Moshe Feinstein étaient citees exclusivement dans le cadre de la discussion sur le « clin d’œil » que vous decelez, et que je trouve toujours particulièrement confus. J’y reviens ci-dessous. Je voulais souligner que ces autorités ne semblent pas prêter foi au « clin d’œil ».
e) La halakha a ses propres regles pour trancher les cas douteux – completement d’accord sur ce point.
f) Le calendrier rabbinique que vous citez est un bon exemple. Oui, nous sommes tous lies par ce calendrier. Mais ce calendrier, a d’infimes variantes pres, était déjà connu des Grecs (Meton) et des Babyloniens plusieurs siècles avant qu’il ne soit atteste dans les premieres sources rabbiniques. Nos rabbanim ont, en somme, repris le meilleur système de suivi du temps qui leur était connu. Mais ce système est loin d’être parfait sur la duree : sur 2000 ans, l’ecart est (de mémoire) de 12 ou 13 jours. Si nous continuons encore 30’000 ou 40’000 ans, les fêtes seront inversees (Pessah en automne, Soukkot au printemps, etc.), ce qui finira par poser des problemes. Alors, ces imperfections ne sont pas une raison de remettre en question l’autorite de nos Sages, certes ; mais l’honnetete intellectuelle est de reconnaitre quand le système n’est pas 100% parfait, et de ne pas brosser les problèmes sous le tapis.
g) Sur l’authenticite de certains livres anciens, et le phenomene des livres pseudepigraphes que vous semblez rejeter. Non, ce ne sont pas que des suppositions sans fondement, et ici encore je dois insister sur la solidite des outils dont nous disposons de nos jours. Certains outils, par exemple, sont linguistiques : si la langue d’un texte ne correspond pas a l’hebreu des Tannaim, lequel avait ses particularites grammaticales, stylistiques et semantiques, c’est un indice d’une origine ulterieure de ce texte. D’autres outils examinent l’evolution des idées et leur reception dans le temps. Etc. Je doute fortement que le Midrash de « Rabbi Akiva », parsemee de mots arameens, jamais citee par aucun Amora, etc., soit un texte qui ait vraiment son origine chez le fameux Tanna.
h) Je ne cite pas *que* le Codex de Leningrad, mais d’autres anciens manuscrits également. Je cite *toutes* les sources auxquelles j’ai pu avoir acces, en fait. Je ne choisis pas les sources qui correspondent a mon opinion, mais ma demarche va précisément en sens inverse : 1) faire l’inventaire de tous les témoins historiques qui nous sont accessibles, et 2) sur cette base, donner la meilleure explication des faits observables. C’est ici un grand point de divergence entre le Rambam et Saadia Gaon, et mon approche suit modestement dans les pas du Rambam, lequel voyait la recherche de vérité comme un projet « open-ended », et non comme une demonstration qui devait aboutir a certains résultats preetablis.
II. Je passe a la deuxième partie. Cher Jack, pouvez-vous svp m’expliquer, etape par etape, votre vision du processus qui nous a amenes a avoir le texte du « Code d’Esther » ? Je suis sincèrement interesse a comprendre, mais relire vos précédents messages ne m’a pas donne de réponses.
a) Admettons, pour les besoins du raisonnement, que le « Midrash » en question soit vraiment de Rabbi Akiva, donc une source très ancienne. Est-ce que vous le voyez alors comme particulièrement authentique ? Mais cela n’aide en rien : ses petites lettres ne correspondent ni au Code d’Esther, ni d’ailleurs a *aucune* autre version recensee dans le billet, et il y en a une dizaine (!). Pouvez-vous nier que la profusion des versions, toutes incompatibles entre elles, soit le signe d’une transmission localement imparfaite et d’erreurs ? Si oui, comment ?
b) Le choix d’une seule version parmi les 10+ qui circulaient au Moyen-Age : vos longs développements sur les regles halakhiques, executees par des hommes mais d’origine divine, laissent penser que vous voyez le choix de la version du Orhot Hayim (code d’Esther) comme une application de ces normes. Quelles sont les normes applicables en la matiere ? Avez-vous une reference que je puisse consulter ? Cette these « halakhique » peut-elle être rendue plus vraisemblable que l’explication proposee du choix editorial, donc non-halakhique, de Jacob ben Hayim ?
c) Comment expliquer halakhiquement que les Mikraot Gedolot de 1524-1526 notent dans les marges un certain nombre de variantes concurrentes du texte retenu ? Comment expliquer halakhiquement que ces versions concurrentes disparaissent ensuite dans la plupart des editions ulterieures ?
d) le clin d’œil : j’ai relu nos echanges, et ne vois pas a quel endroit je caricature votre position. L’idee qui voit la Providence divine active dans les plus petits details de la vie (pile ou face) existe parmi les sages, et notamment parmi les maitres du ‘hassidisme. Oui, d’autres conceptions de la hachagaha existent (je ne connais aucun point de hachkafa qui ne fasse *pas* l’objet de débats), mais enfin c’est une position respectable et probablement assez repandue de nos jours.
Si je comprends bien, vous voyez un dessein divin « caché » dans les decisions prises par les Sages, mais pas dans les petits evenements de la vie quotidienne. Est-ce juste ? Si oui, quelle est votre source pour cette compréhension de la Providence ?
En ce qui me concerne, je continue d’être convaincu que tous les elements qui constituent l’argumentation du code d’Esther sont soit completement faux, soient parfaitement comprehensibles. Je ne vois donc pas l’interet de voir un miracle ou un clin d’œil – ce qui ne signifie pas, naturellement, que je rejette tous les miracles, ou tous les clins d’œil – mais celui-ci, oui.
Au plaisir de lire votre reponse…
Bonjour,
Je viens de lire les echanges entre Jack et Emmanuel Bloch apres avoir comme Jack immediatement remarque dans l’article de M. Bloch qu’il ne semblait pas possible d’utiliser le Codex de Leningrad pour prouver l’existence ou pas de petites lettres. Je suis loin d’etre erudit comme ces 2 messieurs (par exemple je ne connaissais pas l’existence de ce Codex), par contre on dit que je que suis un lecteur competent de la meguilat Esther (et de la Thora) et c’est la presence de ponctuation des lettres dans ce Codex qui m’a mise la puce a l’oreille.
Je n’ai pas non plus lu le livre Le Code d’Esther (dont je me fous eperdumment – excusez l’expression) et je suis assez « anti » sur toutes les interpretations tirees par les cheveux et autres guematria (les chiffres etant des etres fragiles a qui on peut faire avouer n’importe quoi sous la torture). Toutefois, une fois n’est pas coutume, je pense qu’ici il y a matiere a considerer ce lien comme serieux. Un peu votre « faisceau de preuves » mais inverse si vous voulez : faut-il voir ce qui ne correspond pas (e.g. les 24 accuses de Nuremberg) ou ce qui correspond (10 responsables, pas un de plus ni de moins, ayant voulu l’extermination des juifs, « minaar vead zaken », et ayant ete pendus)? Je vois d’ailleurs le sujet dans un contexte un peu plus large, la meguilat Esther etant par exemple d’une richesse exceptionnelle ainsi qu’un thriller politique d’une grande finesse pour qui sait la lire avec attention. Je vous propose d’ailleurs de voir cette video: : http://www.leava.fr/cours-torah-judaisme/torah/495_guermamia.php?page=32&per-page=5&PageSpeed=noscript, qui fait egalement le parallele entre le texte de la thora sur Yaacov et Esav, le pasage de la guemara sur Germamia et l’Allemagne nazie.
En conclusion : merci pour votre article, je ne suis pas d’accord avec ses conclusions mais j’y ai trouve des choses interessantes que je ne connaissais pas.
Bien a vous,
Philippe
PS: svp ne cherchez pas a repondre a mon message (je suis sur que vous etes capable de trouver de nombreux arguments et autres erreurs de raisonnement prouvant que vous avez raison), je ne cherche pas a polemiquer, juste a exprimer un sentiment et vous donner quelques elements interessants comme vous en avez donne dans votre article.
Bonjour Philippe,
Merci de votre lecture et de votre commentaire. Je suis sincerement heureux que vous ayez trouve ce billet interessant, et quand bien meme vous n’etes pas convaincu par ses conclusions.
Oui, je connaissais la conference a laquelle vous renvoyez. J’y fais d’ailleurs reference dans note de bas de page numero 1. L’argumentation du Code d’Esther existe, sans changement sur le fonds, depuis plusieurs decennies.
Je vais respecter votre souhait et ne pas repondre sur le fonds, et quand bien meme le Codex de Leningrad, un temoin historique de toute premiere importance, aurait bien merite une petite defense. La ponctuation ne joue en rien sur la fiabilite de ce document, qui a ete soulignee par les plus grands experts dans le domaine. Le Codex etait, si vous voulez, un ouvrage de reference – toute personne qui avait un doute sur le texte du Tanakh avait la possibilite de le consulter et d’avoir une reponse authentique.
Je ne suis moi-meme pas un specialiste du domaine, mais vous transmets avec plaisir les references des travaux du rav Breuer, si d’aventure vous avez envie de creuser le sujet un peu plus.
Cordial chalom, et peut-etre a une prochaine fois,
Emmanuel