Le chant du Rav Kook
Article rédigé par Hanna Serero, publié sur son blog personnel et partagé sur ce site avec son aimable autorisation.
« Les gens parlent et écrivent sans fin sur ce qu’a pu être le Rav Kook. Mais peu importe combien ils parleront ou écriront, personne ne peut révéler ce qu’il était, car il transcendait tout ce qu’on pourrait dire de lui. »
Rav David Hacohen (Le Nazir), Likutei Harayah, p. 17
I. Poésie, chir et piyoutim
Poésie. Un mot léger qui vient du latin poesis et du grec poiêsis, création. « L’Art d’évoquer et de suggérer les sensations, les impressions, les émotions les plus vives par l’union intense des sons, des rythmes, des harmonies, en particulier par les vers. » selon la définition du Petit Larousse 2014. Ne serait-ce que cela ? Un art, une esthétique de l’oreille et de la bouche ? En ce cas, en quoi cela irait-il de paire avec le Rav Kook ? Comme un simple hobby ? Un passe-temps charmant pour ses soirées d’hivers qui lui permettrait d’exprimer les sensations qu’il ressentait à l’aide de vers et de rimes ? Une mode de l’époque, pour coller et se rapprocher de ses amis intellectuels des cafés de Yaffo ? Un artisanat ?
Pour Platon, « l’état poétique est rattaché à l’enthousiasme, à la possession divine ». On passe du savoir faire, ou plutôt dire, au dire inspiré. Du potier au poète et du poète au prophète potentiel. De l’assemblage laborieux des matériaux du langage à la saisie de l’homme par le souffle divin inhérent à la création, le rouah hakodech. En hébreu, le mot poésie n’existe pas. On trouve soit « chir » soit « piyout ». Les deux sont des chants. Chir peut se lire également chièr, le reste ou yachar, droit. Tandis que le piyout, qui est un chant lyrique liturgique chanté à la synagogue par le paytan ou le hazan, le chantre, vient de piya, l’orifice ou l’embouchure. La Hazanout est l’art du chant liturgique. On peut y retrouver le mot Hazon, qui signifie vision, révélation et idéal. La liturgie synagogale a remplacé le service du Temple assuré par les Cohanim et les Leviims, service constamment effectué en… musique ! Hatsotsra (trompettes d’argent), kinor (lyre), halil (flûte), nevel (harpe) et meltsiltayim (cymbales), cœurs des leviims, tehilim, cantillation de la Torah… l’association de la musique avec la vie juive ne date pas d’hier :
Le Midrach relate dix chants importants dans l’histoire d’Israël. Les neuf premiers furent les chants qui retentirent la nuit de l’Exode d’Égypte (Isaïe 30, 29), le Cantique de la Mer (Exode 15, 1-21), le Chant du puits (Nombres 21, 17-20), le chant de Moïse quand il eut accompli l’écriture de la Torah (Deutéronome 31-32), le chant par lequel Josué arrêta le soleil (Josué 10, 12-13), le chant de Dvorah (Juges 5), le chant du roi David (Samuel II 22), le chant d’inauguration du Temple (Psaumes 30) et le Cantique des Cantiques du Roi Salomon, exprimant l’amour entre le marié Divin et son épouse Israël.
Le dixième chant, poursuit le Midrach sera le Chir ‘Hadach, le « nouveau chant » de la délivrance ultime. « Une rédemption qui prendra de telles proportions que l’impatience qu’elle suscite et la joie qu’elle apporte requièrent un « chant nouveau », un vocabulaire musical tout à fait original, pour pouvoir capturer la voix de l’ultime aspiration de la Création. » (tiré des enseignements du rabbi de loubavitch par Yanki Tauber)
Nous voilà donc maintenant avec une définition profondément juive de la poésie : ce qui reste quand l’homme droit chante, se faisant ainsi l’orifice, l’embouchure du souffle divin, afin d’exprimer une vision, une révélation ou un idéal. Le reste se dit également « rechit », or la création a été crée pour ce reste « béréchit » enseigne le Zohar. Ce chant de l’âme juive serait donc encore au-delà d’un simple reste au sens français où nous l’employons mais bien le but profond de toute la création… que les lettres d’en bas se réunissent aux lettres d’en haut.
Formulation ô combien mystique s’il en est ! Hypothèse ô combien séduisante qu’il nous reste à développer !
II. Le Rav Kook et les lettres
Le Rav Avraham Ytsraak Hacohen Kook z’l’ fut le premier grand rabbin de l’état d’Israël : leader spirituel, personnalité charismatique, chef religieux, philosophe, politique, mystique, visionnaire, décisionnaire, combattant de la justice sociale, génie talmudique, innovateur et grand amant de la terre d’Israël, du peuple juif dans son ensemble et de sa Torah… on manque de mots pour arriver à retranscrire la stature de cet homme qui a laissé son empreinte dans la société israélienne et dont nous ne mesurons encore qu’à peine combien cette empreinte est grande et profonde. Il a posé les bases d’un état juif, chose nouvelle au monde qui n’était encore jamais arrivé. Ce que les nations ont tendance a appelé « théocratie », une démocratie qui mêle politique, religion et liberté. Il a œuvré pour la cohésion du peuple juif, pour le rapprochement entre religieux et laïcs unis par le klal, l’appartenance à une même communauté dans un amour commun, l’amour de Sion. Il a transcris et permis l’application de la Torah sur la terre d’Israël dans une réalité concrète, matérielle et souvent ennemie. Il a laissé une œuvre papier gigantesque dont la première chose qui frappe est le langage particulier employé. La langue du Rav Kook est poétique, son âme est poétique, il le dit lui-même et ses enseignements sont dits, écrits et transmis avec cette mélodie si particulière où se dégage un parfum d’au-delà. Ce qui rend l’accès à son œuvre à la fois limpide et obscure. Son langage mystico-poétique contient parfois beaucoup plus qu’il n’en parait et ne se laisse pas définir. En revanche à la lecture, le sens émerge des associations sonores, symboliques, la raison épouse la mélodie et une lumière transparaît.
Si l’on assemble les premières lettres de son nom, on trouve le mot REIYA, le visionnaire, celui qui voit loin, celui qui possède l’esprit prophétique. Or REYA, la vision, c’est également REHAYA, la preuve, l’évidence, ce qui s’impose à tous les sens comme… la lumière. C’est peut être pourquoi ses œuvres sont regroupées par son fils, le Rav Tsvi Yehouda Kook, sous le nom de OROT, les lumières. Ce qui éclaire dans la nuit, ce qui montre le chemin du Retour.
C’est dans Orot Hareya que se trouvent rassemblés les textes spécifiquement poétiques du Rav, ses poésies. On s’aperçoit très vite que le Rav a écrit des poésies toute sa vie. Des poésies à Biosk, une poésie à la mort de sa femme, des poésies en Erets Israel, des poésies en Exil en Angleterre, des poésies à son Retour, des poésies tout au long de sa vie.
Le Rav était donc un poète… il faut dire que sa relation aux mots est très particulière. Au-delà du fait qu’il a un langage à lui, emprunt tout à la fois, de philosophie moderne, de savoir juif ancestral, de poésie biblique et de mystique cabbalistique, il écrit pour être publié. Pour être lu. Il rêve d’une revue du peuple, d’un parti politique… qui ne se feront pas. Mais les écrits restent. Je pense que, au-delà des considérations politiques et rabbiniques, c’est le besoin viscéral de se relier au Peuple, au Créateur et à la terre, qui le pousse.
Le Rav croit aux lettres, aux lettres qui forment le monde, aux lettres qui forment le peuple, aux lettres qui soutiennent la terre. Il écrit d’ailleurs « Roch Milin » sur chacune des lettres de l’alphabet hébreu. Et il écrit dans Orot Hareya :
Des fragments de ma pensée
Troupeaux bondissant
Je prendrais les lettres
Qui deviendront des articles
Les articles des brochures
Qui deviendront des livres
Et les livres dans toutes les cités
Seront éparpillés
Et mon peuple
En recueillera
Les restes.
Si chaque lettre est un monde alors aucun écrit n’est anodin et je suis profondément convaincue que les poésies d’un homme grand sont ses lettres secrètes, son chant personnel qui s’élève en contrepoint de son œuvre publique, le média de son âme.
Les mitsvots de la Torah, comme les Téfilines, sont appelées également « ot » dans la bible, que l’on peut traduire par signe mais qui signifie également lettre (exode XIII, 9, 16 ; deut XI, 18) et relient les hommes au Créateur, « Elohim Tsevaot », le Dieu de l’ordre des lettres, via leur amour réciproque, leur langage commun dont les mitsvots sont le média : « comme un sceau sur ton bras » (Cantiques VIII, 6-8). Et tout le credo du Rav Kook se trouve là, enserré dans ses lettres : redonner à Son peuple, Sa terre et Sa Torah ses lettres de noblesses, que ce soit dans son œuvre politique, publique, rabbinique ou poétique…
D’ailleurs, comme nous l’a très justement fait remarquer le Rav Elyakim Simsovic, le Rav Kook a choisi de manière délibérée d’écrire la plus grande partie de son œuvre de cette manière lyrique bien qu’il soit pourtant capable d’écrire de manière très conventionnelle comme on peut le constater à la lecture de certaines lettres ou dans ses écrits halahiques. Pourquoi se servir du lyrisme alors qui, parfois, semble desservir sa pensée, la rendant plus « hermétique » au dire de certains ? Le Rav Simsovic nous a expliqué que la poésie ouvre sur une polysémie que n’a pas le langage ordinaire. Or les écrits du Rav Kook ont pour vocation de parler directement à l’âme dans son langage…
« Le poétique s’inscrit à même le texte et il s’en dégage une poétique capable d’ébranler les couches profondes de l’âme car il en émane et s’y réfère » (la poétique du zohar, p10), ce que le Rav Kook appelle « une connaissance poétique par les sentiments de l’âme.
III. Le Rav, l’avenir, l’art et la littérature
La conception kookiste de l’art et de la littérature se rapproche de celle de Platon et de son « kalos trigaton ». Elles sont l’expression d’une âme poétique qui tend à élever la création par inspiration divine. Cela se passe un matin à Biosk. Le rav Kook, jeune rabbin, est sorti marcher au bord de la mer avec un jeune élève. Ils parlent de choses et d’autres, de l’art et de littérature, et, de fil en aiguille, ils en arrivent au Cantique des Cantiques du Roi Salomon. Debout sur un rocher face à la mer déchaînée, le Rav Kook expose sa conception de l’art. Une scène digne de Victor Hugo, en exil en Angleterre, du haut des falaises de Guernesey, qui défie les flots… romantisme, lyrisme… le jeune garçon court chercher un papier pour noter les propos du Rav. Le Rav donne l’avis de Rabbi Akiva qui dit que le Cantique des Cantiques est de tous les chants, le plus saint. Une âme vile n’y verrait qu’un poème érotique, car une âme vile a pour tendance à tout rabaisser, avilir, réduire. Tandis qu’une âme poétique a tendance à vouloir s’élever et élever avec elle la réalité pour s’unir au Créateur. Une âme est avilie par la tristesse, le désespoir, la séparation, l’aveuglement et l’imagination nocive qui la freine et lui font voir le Mal. Une âme, pour s’élever, doit retrouver son état premier, son état de joie dans sa connaissance du créateur et, pour cela, son vecteur est l’amour. Le rav Kook, encore jeune, élève du Natsiv de la Yéshiva de Volozin, a alors une parole réellement visionnaire en ce qui concerne la vie qui l’attend : Rabbi Akiva, dit-il, a expérimenté toutes les formes d’amour possibles, il est donc le plus à même de juger du Cantique des Cantiques, chant d’amour suprême. L’amour pour sa belle jeune femme, l’amour de la Torah, l’amour du peuple, l’amour du créateur qui atteint son apogée dans son rire très « Ytsrakien » quand il se promène sur les ruines du Temple où rôdent les renards, la sanctification du nom par sa mort sur le bûcher où ses derniers mots sont « chema israel » alors que toute sa vie, il se demandait « comment sanctifier le nom de Dieu ? »… ces déclinaisons de tous les amours possibles me rappellent un petit livre de Vladimir Jankelevitch « Les Vertus et l’Amour », où, disait-il, l’amour de D.ieu est le seul « amour pur » qui englobe l’amour de et pour toutes les créatures et créations. Le rav Kook à son tour va vivre l’amour et la mort de sa femme, son amour grandissant pour son peuple qui se reconstitue devant ses yeux, pour chaque individu de son klal qu’il aime dans son entier, très proche alors d’un Rav Carlebach qui réuni religieux et laics sous sa guitare et leur murmure « col a yehoudim hahamoudim »…, son amour criant pour sa terre qui donne à nouveaux fleurs et fruits, son amour au-delà du temps pour Israël où le mal est un instrument du plan de Dieu qui s’inscrit dans l’avancée inexorablement positive de l’Histoire (non sans nous évoquer Hegel…). Et la dernière clef nous est donnée dans un petit commentaire de son fils à la fin de l’ouvrage Hadarav qui regroupe des extraits poétiques de son journal personnel. Le Rav Tsvi Yehouda écrit là-bas : « une seule douleur a toujours accompagné mon père, son manque de prophétie, il répétait toujours « comment pourrais-je enfin dire Mon Créateur dans toutes ses lettres ? », voilà la véritable douleur des grands hommes du peuple juif… » Ce n’est pas sans écho avec les dernières poésies du Rav Léon Ashkénazi, dit Manitou, qui écrivait sur son lit d’hôpital:
« C’est depuis lors qu’un monde est nommé du nom de l’âme qui lui manque. Les savants disent qu’il s’agit de l’idéal, trace de vide de la vertu qui manque encore. Les vivants, eux, parlent de l’amour, appel éperdu de l’âme disparue. »
IV. Retour à la terre, retour à la vie.
Ce texte sur le Cantique des Cantiques se trouve aujourd’hui en introduction du Cantique des Cantiques inclus dans le Sidour du Rav Kook « Olot haReiya ». Il nous donne un bon panorama de la théorie du jeune Rav sur la littérature en général et, plus particulièrement, les textes poétiques dits « religieux ». Mais observons maintenant l’inverse et voyons comment se déploie la théorie kookiste face à la réalité israélienne… que dit le Rav de la littérature, l’art ou la poésie, arts dits « laïques » ou, pire encore, profanes ?
Dans « Maamare a Reiya » se trouvent des lettres écrites alors qu’il est Rav de Yaffo. Il participe alors à la revue « Nir ». On trouve l’échange qu’il a avec un lecteur qui se fait appeler « baal a bait a pachout » et qui n’est en fait rien de moins que le célèbre auteur Alexander Ziskind Rabinovitch, dit Azar, leader des poalé tsion. Celui se plaint de trouver dans la revue des écrits littéraires laïcs qui choquent sa sensibilité et son âme poétique qui tend de toutes ses forces à l’élévation de textes saints, comme chir a chirim ou leha dodi, les téhilim ou les prophètes. La réponse du Rav Kook est sans appel. « Yoter Miday ! », le baal a bait a pachout, n’est pas si pachout (simple) que cela et en fait trop. C’est une pensée « galoutique » née de la peur exilitique de la mauvaise influence de l’Autre. Les juifs ont pris l’habitude afin d’échapper à l’assimilation d’élever entre le hol et le kodech, le profane et le saint, des murs de séparation infranchissables qui n’ont tout simplement plus lieu d’être en Israël. Cette milice de la pensée juive qui touche toutes les branches de la vie dite « profane », littérature, culture, science, etc… est incompatible avec la nouvelle réalité israélienne où religieux et non religieux appartiennent au même ensemble un et indivisible de klal israel. Où les questions qui paraissent futiles et temporelles sont les véritables besoins du klal et dont l’impact énorme sur l’avenir de la nation nous dépasse et est aussi importante que l’étude de la Torah. Qu’on ne peut aujourd’hui débattre et régler les problèmes de la réalité israélienne sans l’apport de la culture et de la littérature mondiale. Que toute cette propriété intellectuelle dite « laïque » ou profane, est israélienne et détient des forces incommensurables car elle est née, nourrie et enfantée par le peuple juif de retour sur sa terre. Que ce qui éclot sur la terre d’Israël appartient à l’histoire juive et constitue la culture israélienne de tout le peuple. Que le renouveau du peuple sur sa terre passe par la reconnaissance de sa propriété morale et intellectuelle et qu’il faut faire un avec toutes les composantes de la réalité israélienne afin de faire tomber les barrières psychologiques de la Galout. Que l’indépendance effective d’Israël ne peut s’effectuer qu’en prenant en considération tous les problèmes inhérents à cette réalité et qu’il est, de toute façon, impossible de vivre sans la science, la beauté, l’esthétique mais aussi la pourriture et l’impureté de la vie de chair et de sang. Et qu’enfin, on ne peut réduire la littérature juive au « aron hakodech », au canon biblique, car ce serait en faire une idole.
Or la pensée du Rav Kook a indéniablement quelque chose de nietzschéen et il faut briser toutes les idoles qui font encore obstacle à l’unité dans la réelle connaissance de Dieu, qui se dressent entre le peuple et sa terre, et entre les membres du klal israel.
(traduction libre et adaptation personnelle de la lettre du Rav à Azar)
V. Visée messianique
Au travers de la littérature, de la poésie, de l’art poétique, le Rav Kook effectue les premiers pas d’un vaste programme qu’il entrevoit et qu’il expose (« eder hayakar »). Explorer les recoins de la poésie de la vie, dans une quête absolue de l’être qui passe par un processus de Techouva. La littérature aussi doit faire Techouva car la renaissance de la nation passe par la résurrection de l’esprit collectif et s’exprime par la langue. En hébreu. La création littéraire joue un rôle capital dans l’évolution et l’épanouissement de ce processus. Le Rabbi de Loubavitch (R. Chnéor Zalman de Lyadi) disait « plus un homme est grand, plus il va à la recherche de son moi, jusqu’à ce que son âme spirituelle devienne apparente. ». C’est exactement ce qui se passe avec la littérature, et, en particulier avec la poésie qui devient un révélateur éthique ET esthétique de l’âme profonde. Car plus l’homme descend en lui-même, plus il dévoile l’Absolu en lui, la part du créateur «l’âme de l’homme, lumière de Dieu » (téhilim). « le renforcement du sentiment esthétique en l’homme le prépare à recevoir des lumières supérieures, un trésor spirituel plus élevé qui se donne sans cesse et veut croître avec intensité là où l’on se dispose à le recevoir. Il faut donc développer le sentiment esthétique par les créations de la littérature moderne aussi même si elle traite de sujets profanes parfois de façon très impure ; car à l’époque historique actuelle, la sainteté se révèlera encore également à partir de la libre poésie, et une brillante réponse sortira de la littérature profane. » (yosef ben chlomo)
La littérature fera ainsi œuvre sainte en rendant l’homme à son âme et son âme à l’homme, en reliant le matériel et le spirituel. « Si l’homme aime sa vie, il aimera Dieu qui est vie de toutes les vies et de sa propre vie en particulier ». C’est un véritable processus de retour pour retrouver la racine de son âme, morceau infime de l’âme de toutes les âmes. Ce n’est pas par hasard que le Rav Kook place le Cantique des Cantiques en tête de tous les chants. Car il illustre parfaitement cette histoire de recherche, de quête, de pièges, d’attente, de langueur, de détours, d’épreuves de deux « morceaux » qui désirent se retrouver et se réunir enfin. L’amour semble être le moteur de cette quête. De même que l’amour pour Sion transporte et galvanise les sionistes. Mais le Rav Kook place une force vitale interne au-delà de l’amour, au-delà même de la Raison du Rambam, et c’est la volonté. En cela il nous évoque les écris enflammés de Jabotinsky : « la vérité est une, toute entière dans ton cœur, et il n’y en a pas d’autre. Si tu n’es pas certain de cela, assieds-toi et ne bouge pas, mais si tu en es certain, alors agis ne regarde pas de côté, et tout s’accomplira finalement selon ta volonté. (…) Il n’existe pas un mot en russe que j’aime plus que celui-là, ou plus exactement pas un mot mais six, Va-chto-Boui-to-Ni-stalo. Ce mot englobe plusieurs significations qui ont un équivalent en hébreu aussi « en dépit de tout », « malgré tout », et d’autres encore. (…) parfois il me semble qu’il y a une force cachée au sein du concept abstrait appelé « volonté », non seulement la volonté au sens de l’action, persévérance, pression, mais dans le seul fait intérieur, dans le fait que vous « voulez », même lorsque vous êtes assis dans votre chambre, sans faire de bruit, sans remuer la main. Peut-être dans cela aussi y a-t-il une sorte de secret électrique, un sortilège d’aimant, une nécromancie qui diffuse tout autour, au point de faire pousser des graines sans les avoir touchées, même de loin ? » (Jabotinsky, Histoire de ma vie, trad. P.I. Lurçat)
C’est la Volonté seule qui transforme une descente, une chute, un échec, en tremplin pour un retour plus haut, plus grand, plus fort « yerida le tsoreh alya ». Cet élan vital qui ressemble à s’y méprendre à celui de Bergson, à la « volonté de puissance » aussi de Niestchze, un peu à cette « force agissante » de Schopenhauer, vient de Dieu et traverse la matière par le mérite de l’homme agissant. Agissant au travers de ses actes, de ses mitsvot, de ses créations, de ses constructions et des lettres hébraïques. « le regard intelligent et spirituel ne voit pas seulement une volonté aveugle et sourde mais une plénitude de bonté et d’intelligence » (yosef ben chlomo)
L’homme peut retourner l’histoire en, selon la formule de Beno Gross, « réglant son onde sur l’onde divine, la chevauchant, pour aller au-delà de lui-même. ». Ainsi la créativité humaine prend part à la créativité cosmique, à la révélation de la sainteté des choses dans un mouvement généralisé d’aspiration au Bien. En cela la littérature en devient une lutte constante avec les mots pour les arracher à leur pétrification, pour dévoiler leur souffle divin, leur sens vital, en une rupture avec l’établit afin de remettre le langage en chemin, en liberté « lire hérout et non harout », dans un acte de foi volontaire. « Être juif ou poète, c’est tout un. Jacob et poésie ont le même destin. » (Claude Vigée)
VI. Au delà du Bien et du Mal
Aux côtés de la joie, on côtoie, dans les poésies du Rav, une tristesse infinie. Au côté de l’amour, se dessine un refus implacable, presque une haine, pour les ennemis et les oppresseurs du peuple juif. Ces ambiguïtés nous amène à nous interroger sur les motivations profondes du Rav et sur son héritage. On pourrait répondre, comme on l’a fait plus haut, par la théorie de l’alliance des contraires, l’échafaudage savant du feu et de la glace, du bien et du mal qui s’équilibrent et s’allient pour faire avancer le projet divin mais ce serait rester dans la théorie justement. La clef nous a été donnée à l’occasion de deux cours complètement différents mais qui, étonnement, ont soulevés la même problématique au même moment autour du sens de la racine du mot « mizmor », une autre manière d’exprimer le chant, la poésie et les louanges en hébreu. ZMR, la racine zemer, synonyme du mot chir, au-delà du chant, serait aussi un soin et une protection contre les ennemis et permettrait de couper, trancher les mauvaises énergies « ozi ve zimrat ya va yiye li yechouha » et nous ramènerait ainsi à la phrase du Cantique des Cantiques « et hazamir higuiya ba arets » le rossignol, le défenseur, le protecteur, le combattant est arrivé, est revenu sur sa terre ! la poésie, au-delà du sens premier, contiendrait un souffle révolutionnaire, une force indomptée venue de l’origine même des lettres et de la langue, du ein-sof, du néant divin dont proviendrait la seule réelle liberté « dror », un autre oiseau « nir » encore un autre oiseau… et sous tous ces noms d’oiseaux se cacherait une violence créatrice, folle, qui porterait l’écrivant vers des versants abruptes encore non explorés, vers l’inconnu, la terreur, la douleur, les blessures, de l’autre côté… les mots seraient plus que des mots, plus que des actes, ils seraient des armes, les armes de la volonté… sorte de « Kabbala maassite » comme une ombre au tableau de lumière et de bonté que nous avons dressé jusqu’à présent. Ces poésies, simples et légères en apparence, dont les sujets oscillent entre âme et matière, seraient ce défi lancé à la mort, ce Yessod Olam, le secret même de l’éternité d’Israël. … les lettres d’en bas reliées aux lettres d’en haut.
Hanna Serero
לחשי ההויה
Le murmure de la vie
L’existence toute entière m’a murmuré un secret :
Je suis emplie de vie
Prends-moi, prends !
Si tu as en toi un cœur et dans ton cœur du sang
Que le poison du désespoir n’a pas encore contaminé
Et si la quête de ton Coeur tu veux atteindre
M’a murmuré l’existence
Et si ma beauté ne t’est par trop insoutenable
Écarte-toi de moi, fuis !
A toi, je suis interdite
Si chaque fine goutte
Si chaque éclat de beauté de la vie
N’est pas relié au chant de sainteté
Alors un courant de feu étranger te traversera
Ecarte-toi de moi, fuis !
A toi, je suis interdite.
Une génération se lèvera et vivra
Qui chantera la beauté et la vie
Et son Eden sans cesse
S’abreuvera de la rosée du ciel.
Des fruits du Carmel et du Sharon
Au bord du mystère de l’existence
Elle écoutera avec l’oreille de la vie
Et du chant d’eden,
De la beauté de la vie
La lumière sainte s’épanchera
L’existence toute entière ne ment pas :
Mon élu, à toi seul, je suis permise.