Ces érudites dont nous ne profitons pas

Le blog aborde souvent le sujet de l’accès à l’étude des femmes juives. Dans ce billet, je voudrais aller un peu plus loin.

Tout d’abord, partons d’une constatation : dans le monde modern orthodox/sioniste-religieux, l’étude des femmes est devenue souhaitable, voir encouragée. De plus, certaines femmes ont déjà atteint des niveaux similaires en tout point à ceux de leurs homologues masculins (pas vraiment en France, malheureusement).

Je me permets de citer quelques exemples, puisque je sais que le public francophone connait bien peu ces figures féminines.

Malka Pyoterkowsky a dirigé la Midreshet Lindenbaum (Brouria) jusqu’en 2004. Après avoir quitté la direction, elle a pris la tête du programme avancé d’Halakha de cette même institution – qui peut être comparée aux programmes des séminaires rabbiniques pour hommes. Elle même se définit comme « une femme de la halakha », préférant ne pas utiliser le terme de poseket (décisionnaire) qui risquerait de choquer. Pourtant, ses connaissances lui permettent sans aucun doute de trancher la Halakha.

19-sthumb-1712033Shani Taragin dirige la section américaine de la Midreshet Lindenbaum, tout en enseignant également à Nishmat et Matan(deux autres grands centres d’études pour femmes). Elle est la première femme à avoir reçu le titre de yoetset nidda (dont je parle plus pas). Pour l’anecdote, Shani Taragin est la femme d’un de mes Rabbanim. Il y a quelques mois, leur fils de dix-sept ans à fait son « siyoum hashass » (clôture de tous les traités du Talmud). Commentaire de mon Rav : « je n’ai moi même pas eu la chance de finir si jeune le shass, ma femme si… ». Pour lui avoir parlé quelques fois, je confirme ses connaissances impressionnantes. Pourtant, elle est tout en modestie et douceur. Qui penserait qu’elle maitrise le Shasssi bien ?

Hanna Henkin, épouse du Rav Yehouda Henkin (auteur des responsas Bnei Banim), qui a fondé Nishmat. En plus des programmes avancés d’études, ce centre a la particularité de former des yoetsot nidda, des femmes qui étudient en profondeur les lois de pureté familiale et peuvent répondre aux questions d’autres femmes. Ce programme a déjà formé des dizaines et des dizaines de femmes qui répondent aux questions venant des quatre coins du monde. Un site internet traitant de la santé des femmes et des halakhot qui les concerne à d’ailleurs été créé, ainsi qu’une hotline où les yoetsotrépondent aux questions.

1161290683417-1860944Michal Tikochinsky dirige la section féminine du Beit HamidrashBeit Morashaà Jérusalem. Là aussi, il s’agit d’un programme avancé d’Halakha, comparable à ceux qui forment les rabbins. Tikochinsky est considérée comme une figure majeure de l’étude pour femmes, elle a développé une approche féminine de l’étude de la Guemara (voir cet article, où elle exprime son point de vue) et est considérée comme quelqu’un de particulièrement doué. Pour les plus érudit(e)s, je conseille de jeter un coup d’œil à quelques-uns de ses articles, qui valent le détour. Disponibles ici en Hébreu. Quelque uns sont également disponibles en anglais, mais beaucoup moins nombreux, voir par exempleIci.

La liste est encore longue, je rajoute les noms des dirigeantes des principaux autres centres d’études avancées pour femmes en Israël : Malka Bina, qui dirige Matan, etEsthy Roseinberg (petite-fille du Rav Soloveitchik) qui dirige le séminaire Migdal Oz– dont le programme est en tout point celui d’une Yeshiva.

171-923200933331-4133755                                                                                  Malka Bina

Bref, des femmes très érudites qui auraient pu sans aucun doute compter parmi les rabbanim et dayanim du peuple juif… si elles n’étaient pas des femmes.

Je n’ai pas envie de m’intéresser une énième à l’aspect halakhique du problème. De mon point de vue, la Halakha ne s’oppose pas à de très nombreux changements en ce qui concerne la place de la femme juive. Un exemple simple : le public orthodoxe se crispe lorsqu’il entend parler de femmes rabbins. Ce terme renvoie directement aux femmes rabbins des mouvements non-orthodoxes – qui d’un coté réclament le droit de porter tefillines et talith, et d’un autre coté ont délaissé bien d’autres mitsvotjusqu’alors acceptées au sein du peuple juif.

Pourtant, c’est précisément dans nos communautés orthodoxes qu’il serait possible à une femme d’être « rabbin » sans transgresser la Halakha. Comme tout le monde le sait, dans les milieux orthodoxes une femme ne peut compter dans le minyan, diriger l’office ou s’asseoir avec les hommes. Mais est-ce les fonctions d’un rabbin orthodoxe ? Parfois oui, mais de nombreux rabbins ont avant tout un rôle éducatif et religieux. Ils enseignent et répondent aux questions de leurs fidèles, conseillent et participent aux mariages/naissances/enterrements. Ces fonctions, une femme peut les remplir sans enfreindre la moindre Halakha.

 Je suis convaincu que ces femmes pourraient apporter beaucoup au monde orthodoxe. Je détaillerai mon opinion un peu plus loin, mais pour l’instant, je tiens à souligner un point : il devient urgent de leur donner un titre et de leur ouvrir des postes. Je ne sais pas quel titre, peut être simplement les titres masculins (rav, rabbin) ou peut être serait-il plus avisé de créer un nouveau titre propre aux femmes (en Israël, on commence à les désigner comme talmidot chachamim). Pourquoi cela ? D’abord parce qu’un peu de reconnaissance est bien la moindre des choses, mais également afin de bien faire comprendre au grand public que ces femmes aussi connaissent les profondeurs de la Torah. Imaginez une affiche annonçant une conférence juive. Parmi les intervenants, « Rav X », « Y, Grand Rabbin », « Z, philosophe et rabbin » et « Madame W »… Qui écouteriez vous avec le plus de sérieux ?

A part le titre, il faut également créer des postes, pour plusieurs raisons :

  1. Si nous croyons à l’importance de l’implication des femmes dans le monde de l’étude, alors il faut bien être conscient que très peu de femmes seront prêtes à tout sacrifier pour cette étude, sans obtenir la moindre garantie d’un emploi à long terme. C’est bien normal, tout le monde a besoin d’un revenu minimal pour vivre, et le nombre de places dans les différentes Midrashot n’est évidement pas suffisant.
  2. Créer des postes encouragera donc l’étude des femmes, cette étude apportera (et apporte déjà) beaucoup au monde orthodoxe. Tout d’abord, il est plus sain que les femmes juives puissent se tourner vers une figure féminine pour résoudre leurs problèmes religieux. La situation où une femme est obligée de raconter sa vie intime à un homme pour obtenir un avis halakhique n’est pas du tout saine.  
  3. J’irai même plus loin en affirmant qu’a priori il n’est pas souhaitable que les hommes légifèrent pour les femmes. Par exemple, le fait qu’un homme se penche sur les règles de Tsnyout, en se demandant quelle partie du corps une femme doit cacher – est en soi une situation peu Tsnyout…
  4. Les femmes portent souvent un autre regard sur le texte. Une perspective féminine du Talmud et de la Torah serait plus enrichissante pour chacun d’entre nous. Michal Tikochinsky, dont je parlais plus haut, a écrit à plusieurs reprises pour défendre cette position. Cf. par exemple cet article en anglais.

Bref, tout un panel de possibilités s’ouvre à l’orthodoxie. J’espère que ce billet permettra à chacun(e) de bien comprendre qu’il n’y a pas de contradiction entre un total accès à l’étude pour les femmes juives et l’orthodoxie. Pareillement, j’espère qu’il aidera le public à réaliser que ces femmes sont tout à fait compétentes pour exercer des fonctions religieuses et que cela pourrait nous être très profitable. Prenons un peu de recul par rapport à nos milieux et réfléchissons : apprécions nous vraiment la place qu’occupe la femme juive orthodoxe aujourd’hui ?

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