Parashat Bo: Est-on libre de dire non ?
Le Blog Modern Orthodox est heureux de continuer son projet « parashat hashavoua » qui propose des commentaires de la parasha écrits par des intellectuel/le/s de différents horizons. Cette semaine, Philippe Aïm commente la parashat « Bo ».
Philippe Aïm est psychiatre, psychothérapeute et formateur en hypnose et thérapies brèves. Il travaille à Paris et à Nancy. Il est l’auteur du livre “Ecouter, parler: soigner. Guide de communication et de psychothérapie à l’usage des soignants.” Ed ESTEM. Il anime la chaine Youtube « CommPsy ».
Le peuple à la nuque raide, le Dieu Jaloux et le roi au cœur endurci
« Concernant la grande question de la connaissance [divine] et du libre arbitre […], toute réponse à cette question en soulève de nouvelles, plus difficiles et plus graves que celle à laquelle, en apparence, on a répondu. […] Même en dehors des questions de foi religieuse, la discussion philosophique du problème du déterminisme à propos de l’homme conduit à des antinomies et à des paralogismes. » Leibowitz (Les fondements du judaïsme)
« La vérité, à l’abri de tous les doutes, c’est que toutes les actions de l’homme ne relèvent que de lui, qu’à son gré il agit ou s’abstient d’agir, qu’aucune nécessité ou contrainte ne pèse sur lui à cet égard […] l’homme est le maître de ses actes, […] sans qu’il soit contraint par Dieu à l’une ou l’autre de ces manières d’agir. » Maïmonide (Traité des huit chapitres)
« Et l’Eternel dit à Moïse : « Viens chez Pharaon, car j’ai endurci son cœur et celui de ses serviteurs, afin de placer mes signes en lui, et afin que tu racontes aux oreilles de ton fils et de ton petit-fils comme je me suis joué de l’Egypte, et les signes que j’ai placés en eux, et vous saurez que je suis l’Eternel. » » Exode 10 – 1, 2. (Début de la section « Bo »)
La notion de libre arbitre est essentielle mais…ne va jamais de soi ! Elle n’a cessé de questionner les penseurs de tous domaines. Est-on libre de ses actes ou bien déterminés ? Bien entendu il n’est pas question ici d’y donner une réponse définitive (c’est impossible !)[1]. Je souhaiterais dans un premier temps en présenter certains aspects et questionnements aporétiques pour mieux cerner le sujet d’un point de vue théologique. Dans un second temps je souhaiterais présenter une partie de l’approche de Maïmonide à ce sujet. Enfin il sera question de la façon dont Maïmonide résout une difficulté d’un passage de la section de la semaine, probablement un de ceux qui interrogent avec le plus de force la notion de libre arbitre : « l’endurcissement du cœur de Pharaon » par Dieu.
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- L’impossible question du libre arbitre[2].
a.Indéterminisme :
Sur le plan de l’expérience : le libre arbitre semble être une donnée immédiate de la conscience : hors de contraintes extérieures ou de ma nature (par exemple je ne peux pas voler, arrêter le cours du temps, dépasser mes contraintes corporelles etc.), je me sens dans une large mesure libre de choisir mes actes.
Sur le plan religieux, le libre arbitre semble également être une nécessité. Si le futur est déjà décidé, l’homme n’a aucune possibilité de choisir entre le bien et le mal. Toute notion de récompense et de punition divine, considérées par certains comme appartenant aux fondements de la foi religieuse s’effondre immédiatement. Il n’y a donc plus de justice divine, de responsabilité à nos actes, de liberté…même pas de nécessité de la loi puisque tout est écrit !
De nombreux textes bibliques appuient cette notion de façon simple et claire : « Voyez, je place en ce jour devant vous, d’un côté la vie et le bien, de l’autre la mort et le mal […] et tu choisiras la vie » (Deut, 30 – 11, 19) « je ne souhaite pas que le méchant meure, mais qu’il renonce à sa voie et qu’il vive! Revenez, revenez de vos voies mauvaises, et pourquoi mourriez-vous, maison d’Israël? » (Ezechiel 33- 11, 12, voir aussi les suivants, très explicites sur la responsabilité et la possibilité de changer ses voies et son destin), sans compter toutes les « promesses de punitions et de récompenses », pensables que si l’on peut choisir.
Mais alors, comment comprendre la notion de contrainte et de cause ? Ou sur le plan théologique les notions d’intervention de Dieu dans le monde ou de connaissance divine « parfaite » qui inclurait la connaissance de l’avenir ?
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b.Déterminisme :
Sur le plan de l’expérience : à d’autres égards, le libre arbitre emble un impossibilité radicale : de nombreux philosophes dits « déterministes » se sont penchés sur cette question (le plus célèbre étant Spinoza). Nous ne sommes pas complètement libres de tous nos mouvements. Même les indéterministes acceptent qu’il y a des facteurs sur lesquels l’homme n’a aucune prise, contraintes exercées par les autres et forces de la nature. Souvent, l’homme est conscient de ces contraintes ; mais pour les déterministes, la conviction « expérientielle » qu’on agit librement est en fait due à des facteurs dont on n’a pas conscience. Il serait donc possible de dire que (ce que nous nommons) le « hasard » ou le choix ne sont que des illusions, des artifices de langages, dus au fait que l’homme ne peut penser ses actions dans toutes leurs causalités. En réalité tous nos actes seraient dus à des causes, dont certaines nous échappent.
Tout événement est l’effet d’une cause qui le précède. Il y aurait alors deux catégories au réel : le nécessaire qui a des causes et est donc déterminé, et l’impossible qui n’a aucune cause à son existence (il n’y a plus de possible). On pense à la fameuse expérience de pensée de Spinoza d’une pierre en train de tomber qui, dotée de conscience en cours de route, s’imaginerait qu’elle a choisi de se diriger vers le sol…
Destin, causalité ou…providence divine.
Sur le plan religieux, parler de la liberté de choisir par l’homme, serait faire fi de la connaissance de Dieu, censément parfaite, transcendant l’entendement humain ; Dieu sachant donc (et décidant !) forcément à l’avance ce qui va se passer.
On trouvera là aussi des textes sur la connaissance et l’intervention de Dieu sans totale liberté humaine: « J’ai voulu te préserver de M’offenser » (Gen 20, 6) « Je vous donnerai un cœur nouveau et un esprit nouveau et J’ôterai le cœur de pierre qui est en vous » (Ezechiel 36, 26) ou bien dans le talmud « l’homme ne lève pas un doigt sur terre s’il n’en a pas été décidé ainsi au ciel » ; « quarante jours avant la naissance du nouveau-né… » ; « ceci était en germe depuis les six jours de la création… ». En somme tout est destin, au sens d’une sorte de « Mektoub », un « écrit » à l’avance.
Mais alors comment comprendre ces appels à choisir la voie recommandée ? De fait, si Dieu est omniscient, si l’acte de l’homme est fixé de toute éternité dans Sa connaissance, quelle est la marge de manœuvre de l’homme et comment peut-on lui demander quoi que ce soit ? Comment lui imputer une quelconque responsabilité pour ses actes ?
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Séparation du déterminisme des actes et de la volonté :
Notons que si on nous intime un choix, rien ne garantit que nous ayons la capacité de choisir. Cette approche du but de l’existence en termes de valeur (qu’il s’agisse de valeur humaines et morales ou a fortiori religieuses), met l’homme face à un objectif qui n’est pas ancré dans la réalité, un idéal vers lequel il ne peut que tendre. Cette approche est appuyée par exemple par la fin des Maximes des pères : « Selon l’effort le salaire » (et non selon le résultat !), ou cet aphorisme de R. Tarfon : « Tu n’es pas forcé de finir la tâche et tu n’es pas libre de t ‘y soustraire ». (II, 21), ou encore : « tout est dans les mains du Ciel, sauf la crainte du ciel ». Il peut y avoir une responsabilité dans le choix de sa posture, de son engagement, même si l’acte était déjà inscrit à l’avance.
Mais alors, il n’y a là que mise en abyme. Si l’homme n’est pas maître de ses actes, déjà déterminés, mais peut juste avoir une volonté de tendre vers un but, cette volonté-là est-elle, elle-même, vraiment libre ? Au nom de quoi le cœur, la volonté, seraient-ils différemment libres et moins déterminés que celui qui possède ce cœur et exprime cette volonté ? La « liberté de vouloir » n’est-elle pas (même si l’on en est pas conscient) contrainte et soumise à des forces qui la déterminent ? Au nom de quoi séparer les réalités : psychique, spirituelle, sociale, corporelle etc. ? Le problème n’en a alors que plus d’acuité d’autant qu’il contredit notre expérience immédiate de sensation de choix.
Apories.
Pour Leibowitz la question du libre arbitre est résumée de façon magistrale en quatre mots par R. Akiva dans les Maximes des pères[3] chapitre 3, michna 15 : « Tout est prévu et le libre arbitre est donné »[4].
« Tout est prévu » doit être entendu comme « tout est pré-vu », tout est vu à l’avance et connu de Dieu.[5] On n’est donc pas vraiment libre. A l’inverse, une liberté de l’homme non contrainte, semble impliquer que la connaissance divine n’est pas parfaite.
Rabbi Akiva ne résout pas le problème, il ne fait que le présenter avec toute son acuité sur le plan théologique[6]. Comment concilier connaissance divine absolue et attribution à l’homme de la responsabilité de ses actes ?
Maïmonide est considéré parfois comme le plus indéterministe des penseurs juifs[7]. Quand il commente la phrase de R. Akiva, il ne semble pas résoudre non plus la contradiction, mais ne fait que la paraphraser en la développant : « Voici brièvement l’explication : tout ce qui existe dans le monde est connu de Lui et Il en dispose, mais ne va pas penser pour autant que de sa connaissance des faits s’ensuive la nécessité, c’est-à-dire que l’homme serait contraint dans son action de commettre tel acte parmi tous ceux qui lui sont également possibles. Il n’en va pas ainsi, l’homme dispose du libre arbitre en ce qu’il fera. ». Mais il a fait précéder cette explication de l’avertissement suivant : « À condition que tu saches tout ce qui a été dit dans les chapitres précédents. » Il fait ici référence au Traité des huit chapitres.
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2) Le libre arbitre selon Maïmonide[8]
On sait que Maïmonide consacra plusieurs années de sa vie à la rédaction d’un vaste commentaire de la Mishna[9]. A quelques reprises, il fait précéder le commentaire proprement dit d’une introduction plus générale, destinée à donner au lecteur de la Mishna un cadre conceptuel que Maïmonide juge nécessaire à la compréhension du sujet.
Maïmonide écrit donc le « Traité des Huit Chapitres » en introduction aux « Maximes des pères ». Selon F. Rausky qui préface l’édition Verdier, Maïmonide sentit le besoin de faire précéder ce traité, qui concerne au fond la vision judaïque de ce que l’homme doit être et faire, d’un essai sur ce que l’homme est. En d’autres termes, de la psychologie. En fait, le Traité des huit chapitres, cette « introduction », peut être considérée comme une œuvre à part entière. C’est en quelque sorte le tout premier ouvrage judaïque de psychologie, et aussi l’un des tout premiers traités de psychologie tout court.
Au delà des passionnantes considérations sur la nature humaine, les « maux de l’âme » et leurs soins, Maïmonide expose sa conception du libre arbitre et, nous semble-t-il, indirectement sa résolution de la contradiction exprimé par R. Akiva.
Maïmonide est un indéterministe « radical »[10]. Quelques citations pour l’illustrer :
« Je ne t’ai donné cette explication que pour que tu ne prennes pas au sérieux les divagations qu’imaginent faussement les partisans de l’astrologie, lorsqu’ils prétendent que, selon les moments où naissent les hommes, ils sont vertueux ou vicieux, qu’un individu est irrésistiblement contraint d’accomplir ces sortes d’actions »
« Quant à toi, lecteur […], sache que toutes les actions de l’homme relèvent de lui-même, qu’aucune nécessité ne pèse sur lui à cet égard, […] à moins d’une prédisposition ou d’un tempérament qui, comme nous l’avons expliqué, lui rend une chose aisée ou malaisée, mais quant à y être contraint ou empêché, en aucune manière. »
« La vérité, à l’abri de tous les doutes, c’est que toutes les actions de l’homme ne relèvent que de lui, qu’à son gré il agit ou s’abstient d’agir, qu’aucune nécessité ou contrainte ne pèse sur lui à cet égard »
« Toute condition peut être modifiée : bonne elle peut devenir mauvaise, et mauvaise elle peut devenir bonne, l’homme ayant toute liberté à cet égard. »
« De tout ce que nous avons dit, il en résulte en définitive que l’homme est le maître de ses actes, […] sans qu’il soit contraint par Dieu à l’une ou l’autre de ces manières d’agir. »
Pour Maïmonide, si « tout dépend du ciel sauf la crainte du ciel », il souligne que « tout acte de l’homme appartient à la crainte du ciel », puisqu’à chaque acte il peut accomplir un précepte ou une transgression. « Tout dépend du ciel » dans le fait que le monde suit son cours et sa nature, sur laquelle nous n’avons pas de choix. « Malgré toi tu es né, malgré toi tu vis, malgré toi tu meurs » nous dit R. Eleazar Hakapar (Pirké Avot chap 4) Maïmonide commente : « [Les sages] n’ont pas dit « malgré toi tu pèches ou transgresse, ou tu marches ou tu te tiens debout ou tu t’assois » ou toute chose semblable, car toutes ces choses relèvent de la libre faculté de l’homme ».
Maïmonide ne méconnaît pas les contre-arguments à l’indéterminisme, notamment deux :
- Le problème de la connaissance divine : Maïmonide y amène une réponse singulière. Certes nous dit-il, la connaissance de Dieu est parfaite, mais elle est sans rapport avec la façon qu’à l’humain de connaître. La connaissance est une donnée acquise par l’homme, souvent par l’expérience, et ce, postérieurement à l’existence de la donnée. Sa connaissance est séparée de lui puisqu’il l’acquiert.
En revanche, la connaissance divine fait partie de Lui. Il ne peut la puiser, y compris dans une vision du futur. S’il connaissait le futur et y puisait Sa connaissance, Il serait agi par une cause extérieure à lui, ce qui est impossible dans la vision Maïmonidienne (puisqu’Il est ses attributs et ne les a pas). Il en résulte que la contradiction entre connaissance divine et libre arbitre est une contradiction imaginaire (Cf Leibowitz op. cit.). Les éléments de la raison, du point de vue humain, nous la font apparaître comme contradictoire si nous pensons la connaissance divine comme nous pensons la nôtre, mais Sa connaissance dépassant l’entendement humain, les notions ne sont plus incompatibles. La liberté, la causalité, le déterminisme cosmique sont compatibles avec la connaissance divine car elle englobe « les sens possibles et différents voire contradictoires de la connaissance » (Leibowitz op. cit. p.143)
Serait-ce là une non réponse, une absence de réponse comme l’ont soutenu certains de ses contradicteurs ? Probablement pas. Car si cette connaissance nous dépasse, ce n’est pas pour autant qu’on ne peut rien en dire. Une connaissance humaine du futur, si elle était possible, nécessiterait que ce futur soit fixé. Une connaissance divine peut fixer la connaissance et/de la possibilité d’un choix. « Il n’existe ni dans notre univers mental, ni dans notre capacité d’analyse conceptuelle, une connaissance de ce type. » c’est-à-dire qui englobe tous les sens possibles de la connaissance et qui serait part de l’être connaissant. (Y. Leibowitz, op. cit. p145).
Prenons un exemple d’un domaine dans lequel la capacité d’analyse conceptuelle humaine trouve une limite, sans pour autant qu’il ne puisse rien en dire. Il s’agit d’un des nombreux paradoxes proposés par la physique quantique, qui décrit le monde de l’infiniment petit et des particules élémentaires. Les scientifiques les plus sérieux vous diraient que ce qui ressort des équations (et que les expériences montrent comme cohérent et expliquant valablement un certain nombre de phénomènes) est pour autant impossible à concevoir, impossible à saisir pour l’esprit humain. Citons à cet égard Etienne Klein (professeur de physique à Centrale, docteur en philosophie des sciences) : « L’idée de base de la mécanique quantique est que vous décrivez l’état d’une particule par une grandeur mathématique, que vous pouvez appeler a ou b ou c… Et la seule règle qui s’impose est que si a est un état possible de la particule, et si b est un état possible de la particule, alors a+b est encore un état possible de la particule ! (…) C’est ce qui rend fou évidemment. Et d’abord parce que cette règle d’addition, on ne la voit jamais autour de soi… [avec les objets non quantiques NDR]
Si l’électron peut être dans la position a, et peut être dans la position b, alors il peut être dans la position a+b, ce qui ne veut pas dire qu’il est au milieu, mais qu’il est nulle part ! Si je fais une mesure de sa position, il y a une chance sur deux que je le trouve en a et une sur deux que je le trouve en b. Evidemment, si je le trouve là, je dirai que « si je le trouve là c’est parce qu’il était là avant ». Que la mesure n’a fait qu’enregistrer une donnée déjà installée. Eh bien [les équations de] la physique quantique vous dit « Non. Avant il était a+b ». (…) La mesure n’est plus une sténographie de la réalité qui dit comment sont les objets, mais la mesure modifie l’état physique des objets. C’est cela qui est fou, c’est cela qui a rendu Einstein fou et l’a fait contester la mécanique quantique… (…) L’électron n’a pas de position. Mais si vous lui demandez quelle est sa position, il finit par en cracher une…». [11]
Comparaison n’est pas raison, toute analogie est forcément limitée, n’en déduisons donc pas trop vite que le libre arbitre est quantique ! Cependant certaines règles régissant le monde peuvent porter un paradoxe inabordable de façon directe à notre niveau de capacités, et questionner la causalité ordinaire.
2. Le problème des textes qui semblent exprimer une action de Dieu sur le libre arbitre humain. Nous ne ramènerons pas les autres textes commentés, mais le plus mordant, celui de la paracha de cette semaine. « Il y a lieu de s’y arrêter » nous dit Maïmonide.
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3) L’endurcissement du cœur de Pharaon.
A plusieurs reprises dans la section précédente et dans la notre, Pharaon, parfois après avoir provisoirement accepté le départ des Hébreux, change d’avis. De son fait puis, au fur et à mesure que les plaies avancent, du fait de Dieu qui « endurcit son cœur ». Au sens premier du texte, Pharaon n’a pas son libre arbitre.
Il semble évident que pour un déterministe, le problème n’en est pas un. Mais les véritables déterministes radicaux sont plutôt rares. Dès lors que la notion de libre arbitre est admise, même de façon partielle, le sens obvie du texte est problématique. Et il semble bien que de nombreux commentateurs ne peuvent se contenter facilement de cette apparente altération du libre arbitre. Il leur faut une justification. Classiquement, il est courant d’entendre qu’il fallait limiter le libre arbitre de Pharaon, au nom de la justice, afin que les plaies suivantes aient lieu, car Pharaon se devait d’être puni (ce qui avait été promis de longue date aux patriarches).
Citons aussi l’approche du Sforno, brillamment reprise par le Rav Fohrman[12], qui montre qu’en réalité Dieu a même augmenté le libre arbitre de Pharaon ! Il a en fait « renforcé » le cœur de Pharaon, pour « l’aider » ironiquement, quand il manquait de courage face à l’épreuve, à suivre les « réels » élans de son idée qui était de défier Dieu jusqu’au bout[13]. Dieu a, en somme, accéléré le temps dans la tête de Pharaon, lui a fait surmonter la douleur plus vite pour arriver à prendre une décision plus authentique et adéquate avec ce qu’il est…
Qu’on se satisfasse ou pas de ces explications et des autres, force est de constater que cette modification divine et circonstancielle du libre arbitre ne va pas de soi, « dérange » les commentateurs, dès lors que le principe du libre arbitre est a minima une donnée acceptée comme existante.
Voyons ce qu’en dit le plus célèbre des indéterministes : Maïmonide. Il est important de noter qu’il fait précéder cette explication de son idée sur les « lois » qui régissent la nature et l’humain.
« Que tous les mouvements que l’homme accomplit sont déterminés par la volonté et le dessein de Dieu, c’est là une affirmation juste, mais seulement en un sens, comme lorsque nous disons d’une pierre lancée en l’air et qui tombe à terre que c’est par la volonté de Dieu qu’elle est descendue à terre ; cela est juste puisque c’est Dieu qui a voulu que (…) chaque fois qu’on lance une [pierre] en l’air, celle ci se meut vers le centre [de la terre] […] mais non pas que Dieu ait voulu qu’actuellement, au moment où[14] telle partie de la terre (pierre) est mise en mouvement, elle se dirige en bas ». (Huit chap.)
Ainsi, pour Maïmonide, « Le monde suit son cours habituel », et de la même façon qu’il y a des lois physiques, il y a des lois « humaines » sur les comportements, les émotions et les conséquences de nos actes (des lois qui incluent tant la liberté d’agir que la conséquence des actes). Ce n’est pas que Dieu le « veuille » au moment m que l’on fasse telle action, ce n’est pas non plus qu’il ne sache pas, c’est qu’il a laissé « providentiellement » la possibilité d’une…possibilité !
Alors en effet, comment exiger de Pharaon le renvoi des hébreux quand c’est Dieu qui endurcit son cœur et le contraint à ne pas les renvoyer ? C’est que le « péché » de Pharaon n’est pas d’interdire leur départ. Pharaon, et son parti « ont péché librement sans avoir subi aucune contrainte ni nécessité ; ils ont molesté les étrangers qui se trouvaient parmi eux et se sont comportés à leur égard d’une manière absolument inique. » (op. cit.)
Certes, Pharaon perd son libre arbitre, et ce n’est donc pas pour ce refus de les laisser partir qu’il est puni, mais par cette perte de libre arbitre, qui est une conséquence (et une « punition ») de son comportement antérieur envers les hébreux. La perte du libre arbitre est une conséquence d’un acte volontaire et libre. Il n’a jamais été contraint d’user de racisme, de préjugé, de ruse, de maltraitance envers les hébreux. Il s’est mis dans un « chemin » qui le menait à la perte du libre arbitre. En ce sens c’est Dieu qui le prive de libre arbitre puisque c’est Dieu qui a fixé les règles. Mais rien n’obligeait Pharaon[15] au départ à faire ce qu’il a fait aux étrangers qui résidaient chez lui, il était totalement libre. Dans notre paracha, il paie le prix de ses choix. D’une certaine façon c’est lui qui s’est mis en position d’être privé de libre arbitre. Il ne pouvait plus se sortir de son comportement.
Mieux que cela, Maïmonide affirme qu’il s’agissait de démontrer au Pharaon que son choix avait des conséquences. A plusieurs reprises il lui est demandé « pour la forme » en quelque sorte, de laisser partir les hébreux. Mais c’est pour lui montrer que son châtiment pour ses voies précédentes est bien cette perte de libre arbitre ! Moïse lui prétendait qu’il n’était plus capable de bienveillance (« tu ne le renverras pas afin que tu périsses »), il aurait du tenter de lui donner tort, mais, affirme Maïmonide « il n’en était plus capable ».
Le « psy » que je suis ne peut bien sur s’empêcher de faire le lien avec certains comportements gênants ou intempestifs, dont un patient à tant de mal à se sortir, alors qu’au départ ils ont été fait dans un but, parfois même légitime, et de façon volontaire : on a bu pour oublier une douleur morale avant de ne plus pouvoir arrêter de boire, on a fait un rituel pour apaiser une angoisse avant de le répéter encore et d’entrer dans un TOC devenant irrépressible, etc. C’est ce comportement même qui devient alors une absence de choix de faire autrement, et c’est cette absence de liberté qui devient la souffrance du patient au final.
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4) Implication psychologique et morale.
Si le traité des huit chapitres peut être vu comme un traité de psychologie ou de théologie (ce qu’il est à n’en pas douter), il est placé en introduction aux Maximes des pères également parce qu’il comporte une dimension morale.
Par exemple, même concernant les « maux de l’âme »[16], soignables selon Maïmonide (aujourd’hui on dirait une thérapie), sont envisagés sous l’angle de la responsabilité des actes et de l’indéterminisme. En partisan de l’idée que l’homme est libre, Maïmonide ne fait pas du malade une victime de sa naissance, de ses penchants ou de sa personnalité. Un homme ne peut être parfait ou dénué de défauts, il ne peut être complètement mauvais, il est en constant changement et rééquilibration.
L’homme psychologiquement peut, et moralement doit, faire l’effort pour atteindre son but, il s’engage librement dans une voie et peut (plus ou moins facilement, mais peut toujours) changer de disposition.
L’on pourrait, et beaucoup ne s’en privent pas critiquer la vision radicale Maïmonidienne, même si elle est brillante et remarquable, critiquer le paradoxe qu’il prétend résoudre totalement et dont il s’extrait grâce à un haut niveau d’abstraction, et lui trouver des failles. Mais ce serait oublier aussi sa dimension justement morale et « stratégique » dans le message que Maïmonide veut apporter au lecteur quand il lui parle de sa psychologie.
Dans la partie sur le cœur de Pharaon notamment, Maïmonide nous souffle l’idée que l’indéterminisme total ne nous affranchit pas des effets de nos actes. Nous sommes libres à tout moment ET nos actes ont des conséquences.
Comme pour Pharaon, que rien n’obligeait a entraîner son peuple vers l’intolérance et la maltraitance, avec les suites que l’on sait, l’Homme (et probablement la société puisque toute la société égyptienne a porté aussi les conséquences des errements de son roi) tout Homme doit rester attentif à la voie dans laquelle il s’engage face aux autres. Parfois, mettre son doigt dans un engrenage nous fait courir le risque de perdre la liberté d’en sortir facilement.
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Notes:
[1] Précisons d’emblée, en compagnie de Leibowitz, que le déterminisme et l’indéterminisme ne sont ni l’un ni l’autre incompatible avec la foi religieuse. Les opinions sur les questions métaphysiques, jamais explicitement résolues par les textes originels, ne déterminent pas le statut du croyant. Avec des opinions parfois très opposées sur ces sujets, existent des croyants qui reconnaissent communément la centralité de la Torah et de ses préceptes, et des incroyants également.
[2] Certaines données et références de cette partie sont directement inspirées de l’excellent et magistral ouvrage « Les fondements du judaïsme » de Y. Leibowitz, qui prend le temps de développer ces aspects.
[3] Traité talmudique constitué d’aphorismes, de citations et de conseils des sages, ayant un statut très particulier. Bien que situé parmi des chapitres consacrés à des problèmes juridiques, il est une sorte de traité d’éthique. Il n’y est pas question de droit civil, ou de commandements relatifs à la pratique, mais plutôt de la façon de se comporter face aux autres, face au monde et face à soi-même.
[4] Quatre mots en hébreu ! La traduction française en comporte le double.
[5] Cette « prévision » vue comme connaissance à l’avance est appuyée par les propos (par exemple) du Bartenora « Tout est prévu : tout ce que l’homme fait en secret est dévoilé devant Dieu […] toutes les actions de l’homme, ce qu’il a fait et ce qu’il fera à l’avenir est dévoilé devant Lui. » et par d’autres versets bien sur : « Quelqu’un peut-il se cacher dans un lieu secret sans que je le voie » (Jérémie 23, 24) ou ailleurs dans les maximes de pères, comme le souligne Rabbi Yéhouda Hanassi au second chapitre : « Sache Qui se tient au dessus de toi, un œil voit, une oreille écoute, et tous tes actes sont inscrits dans le livre. »
[6] Qui s’exprime un peu différemment sur le plan anthropologique ou philosophique entre la liberté d’action et les causes (internes ou externes), connaissables ou pas, de nos actes. En somme la contingence, la causalité du côté philosophique ; la providence, la connaissance et le libre arbitre dans la théologie. (Cf Leibowitz, op. cit.)
[7] A opposer par exemple à un de ses célèbres contradicteurs, Chasdaï Crescas qui assujettit l’homme au déterminisme général de la création, à l’exception de sa subjectivité, ou a R. Tsadok HaCohen et quelques autres.
[8] On ne peut que se faire petit devant la force de la pensée de Maïmonide. Je n’ai pas la prétention de résumer toute sa pensée à ce sujet, ou de la refléter réellement et fidèlement malgré le titre du paragraphe. Pour ce faire il faudrait analyser également les « lois sur la repentance » dans son ouvrage Michné Torah, ainsi que certaines responsa, et une étude approfondie du sujet dans le guide des égarés. Cependant dans les huit chapitres Maïmonide expose avec clarté sa méthode de résolution de cette contradiction et s’appuiera sur l’exemple notamment de l’endurcissement du cœur de Pharaon. J’ai l’espoir d’en donner une vision la plus compréhensible possible même si j’assume bien sur entièrement toute erreur d’interprétation ou usage détourné des propos et concepts.
[9] Compilation de la loi orale rabbinique publiée vers la fin du IIème siècle.
[10] Et peut-être même pas le plus radical, puisque le Ralbag (Gersonide), en plus d’une liberté totale accordée à l’homme, va jusqu’à étendre le libre arbitre à une limitation de la connaissance de Dieu ! (Merci à Emmanuel Bloch pour m’avoir fait cette intéressante remarque).
[11] Voir la conférence d’E. Klein intitulée « Qu’est-ce qu’un objet ? » facilement trouvable sur Youtube.
[12] Voir les vidéos très didactiques du site « AlephBeta »
[13] Soulignons la distinction présentée par Rav Fohrman : Pharaon endurcit à plusieurs reprises lui-même son propre cœur au sens d’un « kiboud halev », un cœur « pesant », têtu. Tandis qu’à plusieurs reprises par la suite, Dieu endurcit le cœur de Pharaon au sens d’un « hizouk halev » un « renforcement » du cœur au sens expliqué ci-dessus. L’on doit cependant reconnaître qu’il s’agit, pour la première fois dans Bo d’un Kiboud Halev de Dieu ! Rav Fohrmann distingue ce cas, car à la plaie précédente, la grêle, Pharaon a reconnu un prodige de Dieu et la faute des siens et s’est quand même obstiné ! A partir de là « sa cause est perdue », il devient un pion à l’égard de Dieu, maître de la nature, qui va pour le coup réellement influer sur son libre arbitre pour terminer le châtiment nécessaire des dix plaies ! L’on peut inférer que l’explication de Maïmonide est en désaccord puisque comme nous le verrons, il est impossible pour lui que le libre arbitre ait été réellement modifié et contraint par Dieu de ce fait.
[14] Je souligne
[15] On pourra regarder les vidéos suivantes par Hervé-Elie Bokobza pour l’autre aspect du problème : le paradoxe entre le libre arbitre égyptien et le décret divin de l’esclavage, selon l’interprétation de Maïmonide. https://www.youtube.com/watch?v=oAUO82FkxSk
https://www.youtube.com/watch?v=CvmFTBncFD4
[16] Bien sûr, le lecteur avisé me fera remarquer qu’au cœur de sa morale inscrite dans une réflexion théologique, les maux de l’âme ne sont pas stricto sensu des troubles psychologiques puisqu’ils sont surtout ceux qui poussent à la transgression de la Thora. Mais constatons que c’est surtout la partie éthique, celle des relations aux autres et à soi même qui est en danger, puisque les maux de l’âme sont présentés en introduction à ce traité « Avoth ». Par ailleurs, Maïmonide montre par la suite que l’essentiel des lois de la Thora, même quand elles semblent a priori beaucoup plus matérielles (les lois alimentaires, les rituels des fêtes) ou pragmatiques, voire juridiques, a pour finalité de donner des opportunités à l’homme de l’aider à avancer sur ses dispositions morales et psychiques. Cette question permanente des dispositions psychiques dans son propos nous permet d’en parler de cette façon.
B"H
Beau travail… belle étude.. . merci.