Rav Aviges et les femmes agounot: ouvertures et limites

Le 26 Novembre, le Rav Ouriel Aviges a donné à Paris une conférence intitulée « le douloureux problème des Agounot ». Le Rav Aviges est un dayan orthodoxe reconnu et on ne peut que saluer la volonté de trouver une réelle solution à un si grave problème. De même, cette conférence dénote avec les voix rabbiniques entendues en France ces dernières années sur le sujet des agounot, défendant généralement l’immobilisme ambiant. Rav Aviges en est conscient et son intervention à Paris n’en n’est que plus salutaire et courageuse. Saluons également les organisateurs de Pol’Ethique pour proposer des conférences de qualité au public juif francophone.

Cependant, la conférence reste à mes yeux insuffisante et partielle. Même en tenant compte du peu de temps accordé au Rav Aviges, il me semble que certains éléments ne pouvaient être passés sous silence. J’espère entendre prochainement la suite des réflexions du rav mais pour le moment, je joins à la vidéo une critique détaillée, qui se veut avant tout constructive.

I) La présentation halakhique du Rav Aviges et ses limites

Le Rav Aviges aborde trois propositions déjà connues dans la littérature halakhique, qu’il rejette tour à tour  avant de nous livrer la sienne : la solution coercitive, le mariage à condition et le divorce à condition. Dans les lignes qui suivent, je ne reviendrai pas sur l’exposé du rav mais uniquement sur les points problématiques ou manquants.

La solution coercitive

Elle consiste à imposer une punition au mari pour l’obliger à donner le guet. Le Rav ne fait pas de différence entre les solutions a posteriori, une fois le mariage consommé, et celles a priori, prises avant le mariage. Ce n’est qu’après plusieurs minutes qu’il mentionne brièvement cette distinction, sans vraiment rentrer dans les détails, alors qu’il s’agit d’une distinction cruciale et largement débattue dans la littérature halakhique historique et contemporaine.

Sans surprise, ce manque de distinction le pousse à émettre des doutes quant à la légitimité des accords prénuptiaux (pour plus de détails sur ces accords, voir cet article). Nul n’est fait mention de la large légitimité dont jouissent aujourd’hui les accords prénuptiaux au sein d’une bonne partie du monde orthodoxe. Cette légitimité provient évidemment d’un long débat halakhique dont ne parle à aucun instant le Rav Aviges. À l’écouter, les accords prénuptiaux pourraient entrainer une invalidation du guet et donc des cas graves de mamzerout.

En pratique, de toutes les solutions invoquées par le Rav Aviges (la sienne inclue), les accords prénuptiaux sont les seuls à être entrés dans le consensus orthodoxe. Ils sont obligatoires au sein du plus grand beit din orthodoxe au monde, le Rabbinical Council of America, et acceptés par le Rabbinat israélien. Cette acceptation est le fruit d’un profond travail halakhique en amont, qui ne trouve aucun écho sérieux chez le Rav Aviges.

On a donc l’impression que l’exposé du Rav Aviges est purement théorique, alors qu’il souligne lui-même l’extrême importance de l’acceptation pratique d’une ou l’autre de ces solutions par le monde rabbinique.

Le mariage à condition

Là encore, le Rav Aviges ne nous dit à aucun moment s’il fait allusion à un תנאי בקידושין (condition aux kidoushin) ou תנאי בנישואין (condition aux nissouyim). Pourtant, cette distinction est importante puisqu’il s’agit de deux choses différentes. À écouter son exposé, les plus érudits peuvent déduire qu’il traite du premier, on peut donc déplorer l’absence d’analyse du second.

Pour cette solution, le Rav va bien vite en besogne en rappelant deux objections principales, présentées comme incontournables. Pourtant, le tnay békidoushin a été largement débattu tout au long du 20e siècle, notamment au sein du monde séfarade à cette époque. Des autorités comme le Rav Eliyahou Hazan,[1] le Rav Ouziel[2] ou le Rav Yossef Messas[3] en ont largement débattu. Aucune trace de ce débat n’apparaît alors que les objections émises par le Rav Aviges y trouveraient de nombreuses réponses. D’ailleurs, une forme de tnay békidoushin avait été mise en place en Algérie sans que cela ne transforme les juifs algériens contemporains en juifs « de seconde zone ».[4]

Le divorce à condition

L’idée est de donner un guet sous la ‘houppa, ne devenant effectif qu’en cas de problème. Les critiques rejoignent celles émises au sujet du mariage à condition.

II) La solution proposée par Rav Aviges: un concubinage halakhique

J’en viens à la solution proposée par le Rav Aviges. Il s’agit donc d’un concubinage halakhique, définit dans la halakha par le terme de pileguesh (terme que n’emploie à aucun moment le Rav Aviges). Au niveau du débat halakhique, Rav Aviges mentionne la forte opposition de Maïmonide mais pense qu’elle est facilement contournable. Pourtant, il s’agit d’une sommité halakhique et des oppositions plus mineures étaient perçues plus haut comme un obstacle, ce qui a de quoi surprendre.

 Il n’est pas non plus fait mention des nombreuses autorités halakhiques l’ayant accepté au cours des siècles, notamment Nahmanide[5] et le Rav Yaakov Emden.[6] Mais surtout, Rav Aviges semble ignorer que cette solution a plusieurs fois été proposée au cours des 50 dernières années, par des rabbins et érudits en tout genre. Signalons surtout la réponse du Rav Moshé Toledano datant de 1931 ainsi que la critique du Rav  Y.A. Henkin de ce responsum (voir note 6a en bas de page). Il y a moins de dix ans, le Professeur Zvi Zohar publiait un article détaillé sur le sujet en Israël (disponible ici) et déclenchait un tollé gigantesque au sein du monde religieux israélien.

Contrairement à ce que semble penser le Rav Aviges, cette solution a été totalement rejetée par le monde rabbinique, y compris par la frange la plus ouverte de l’orthodoxie israélienne. Je conseille aux plus curieux de lire les réponses édifiantes de trois personnalités pourtant clairement identifiées avec une orthodoxie ouverte (déduisez en les réponses de la frange la plus conservatrice): Le Rav Yehouda Henkin, le Rav Shemouel Ariel et les rabbaniot Michal Tikotchinsky et Raheli Fraenckel (cliquez sur les noms pour obtenir les liens vers les réponses respectives).

Malgré ce débat déjà bien entamé, Rav Aviges présente cette solution comme réaliste. À ses dires, elle sera facilement acceptée par le monde rabbinique mais encore faudra-t-il qu’elle soit acceptée par le public. Là encore, le Rav Aviges semble faire preuve d’un optimisme déjà contredit par la réalité. Comme le note Rav Aviges, pour que cette solution soit halakhiquement valable, encore faut-il que les femmes qui la choisissent aillent au mikvé et respectent les lois de pureté familiale. En Israël, il y a déjà plusieurs années que se déroule un véritable combat juridique contre le rabbinat, qui interdit strictement aux femmes non-mariées de se tremper au mikvé.

Autrement dit, sur le terrain il y a déjà bien longtemps que des couples israéliens pratiquants ont fait le choix du concubinage halakhique, généralement car n’étant pas encore prêts au mariage. Mais dans les faits, le monde rabbinique fait tout son possible pour endiguer le phénomène et préfère interdire totalement l’accès au mikvé (et donc condamner ces couples à ne pas respecter l’une des lois fondamentales de la vie juive) plutôt que de tolérer le phénomène. Aucune voix rabbinique connue, y compris dans les cercles orthodoxes ouverts, ne s’est levée pour demander la fin de cette interdiction absurde. (Précisons cependant que la cour suprême israélienne a récemment obligé le rabbinat à mettre fin à cette pratique ségrégative dans des mikvés pourtant financés par l’état).

Si nous revenons aux différentes propositions du Rav Aviges, il s’avère donc que dans les faits, la situation est inversée:

  • La pileguesh est la pratique la plus unanimement rejetée.
  • Les accords prénuptiaux sont la pratique la plus acceptée.
  • Les autres solutions n’ont jamais été assez approfondies et mériteraient à mon avis un traitement plus sérieux.

III) L’absence ressentie d’une perspective sociologique

Le Rav Aviges est conscient des enjeux que son exposé soulève. Dès les premières phrases, il affirme que cet exposé ne se veut pas purement théorique et vient changer les mentalités. Malgré ces intentions, l’exposé reste très théorique et juridique, alors même qu’il s’agit justement d’un sujet dont la halakha seule ne serait être la réponse. Plusieurs perspectives sociologiques me paraissent essentielles pour continuer comme il se doit ce débat:

Premièrement, la prise en compte des sensibilités du public. La mise en place d’un concubinage halakhique ne serait pas sans susciter de véritables barrières psychologiques chez une majorité du public. Tout d’abord, elle donne l’impression d’un « faux mariage » ou d’un mariage de second rang, une sorte de PACS qui ne ferait pas honneur à la femme juive, reléguée au rang de concubine. Mais en plus, ce sentiment est renforcé par l’annulation de la cérémonie traditionnelle du mariage juif. En soi, ces deux problèmes ne sont pas d’ordre halakhique, mais ils peuvent ériger des barrières bien plus hautes qu’un énième décisionnaire remettant en cause le fonctionnement juridique de ce statut.

Deuxièmement, la prise en compte des rapports entre autorité rabbinique et pouvoir. Ce point a été soulevé par le Professeur Liliane Vana (dans le film, à la 83e minute) qui déclare entre autres : « ça n’a rien à voir avec la halakha, c’est une histoire de rabbins et de leur pouvoir ». Sans grande surprise, cette phrase suscite les applaudissements des femmes et les haussements de voix des hommes. Nous aimerions tous imaginer un monde utopique dans lequel les rabbins sont d’une intégrité irréprochable, motivés par leur simple envie d’accomplir la volonté divine. Pourtant, ce schéma idyllique est contredit par toute personne s’étant un tant soit peu penchée sur les affaires d’agounot. J’ai moi-même eu l’occasion de suivre plus d’une fois des femmes agounot et j’ai échangé des dizaines de fois avec des militant/es pour les droits des agounot, qu’il s’agisse de rabbins ou de toanot rabbaniot. Force est de constater que l’égo des dayanim y joue un rôle non-négligeable. En ce moment même, le Grand Rabbin d’Israël songe à annuler un guet remis il y a deux ans par un autre beit din tout à fait orthodoxe. La halakha n’a pas grand-chose à y voir, contrairement aux querelles et rancœurs des dayanim impliqués.

Troisièmement, la prise en compte des rapports de force entre les sexes. Ce point, qui n’est pas abordé par le Rav Aviges, est également soulevé Par Liliane Vana ainsi que par Emmanuel Bloch (à la 82e minute dans le film). Force est de constater que seuls les cas de divorces et mariages provoquent de telles houmrot rabbiniques alors qu’une approche bien plus souple est majoritaire dans tous les domaines de la loi juive. Il n’est pas nécessaire d’avoir une vaste maitrise de la littérature féministe (qui peut tout de même aider) pour réaliser seul que ce domaine est sujet aux plus larges exagérations rabbiniques et que les conséquences n’ont de réelle portée que sur les femmes.

Mme Vana rajoute avec pertinence que la recherche d’une solution faisant l’unanimité, prônée par le Rav Aviges, n’a aucune base halakhique. Dans tous les domaines de la halakha, des avis divers et contradictoires s’opposent, sans déclencher pour autant la fureur des opposants. Le seul domaine où les tribunaux rabbiniques recherchent l’absolue unanimité est justement celui des divorces. Là encore, difficile de ne pas y voir une surenchère de piété masculine sur une mitsva dont les conséquences négatives ne sont un poids que pour les femmes juives.

IV) Quid des solutions a posteriori ?

Le Rav Aviges n’aborde à aucun moment d’autres solutions pouvant être utilisées a posteriori pour libérer une femme se trouvant déjà dans une situation d’agouna. Pourtant, ces solutions pourraient justement être utilisées par les rabbins eux-mêmes et n’obligeraient pas le public à adopter des pratiques bien éloignées du mode de vie traditionnelle. Il en existe au moins deux déjà connues de la littérature halakhique:

1) La הפקעת קידושין, qui consiste à annuler rétroactivement les kidoushin en se basant sur un vice de forme. Cette possibilité a été débattue à plusieurs époques et il existe aujourd’hui en Israël une proposition détaillée pour la généraliser, en utilisant la possibilité pour le beit din de déclarer hefker l’argent utilisé pour les kidoushin.[7]

2) Le גט זיכוי. L’idée est de remettre un guet à la femme en invoquant le fait que si le mari était présent/conscient, telle aurait été sa volonté. Autrement dit, le beit din s’auto-proclame envoyé du mari pour libérer la femme. Cette pratique aussi n’est pas nouvelle et a récemment été utilisée par un beit din israélien, pour libérer une femme dont le mari se trouvait dans un état végétatif depuis plusieurs années.[8] Pour cette seconde solution, elle traite surtout d’une femme à laquelle le mari ne peut techniquement pas remettre un guet. Il est possible que cela soit la raison de son absence du cours du Rav Aviges, qui se focalise sur les cas où le mari refuse le guet (messoravot guet et non agouna, voir cet article qui explique la différence).

V) Malgré ces critiques…

La conférence du Rav Aviges donne donc une fois encore l’impression que le monde juif français vit en autarcie complète vis-à-vis du reste du monde juif. Un enjeu aussi important que celui des agounot est abordé en vase-clos, sans tenir compte de l’énorme littérature halakhique qui s’est développée en un siècle sur le sujet (à part le Rav Henkin, le Rav Aviges ne cite aucune autorité du 20e ou 21e siècle, alors même que la problématique a pris un angle nouveau à l’époque moderne et a donc donné lieu à la rédaction de centaines de responsa). C’est bien dommage, car l’approche audacieuse de l’orateur aurait gagné en profondeur et en aspect pratique.

Cependant, je tiens à souligner que malgré ces critiques, cette conférence brise bien des idoles communément acceptées. Le Rav Aviges en est conscient, ce qui rend sa conférence encore plus louable, intelligente et courageuse :

  1. La conférence casse le mythe selon lequel il n’existe pas de solution systématique pour les femmes agounot. Ce mythe cher aux dayanim français, nous l’avons à nouveau entendu lors du dernier scandale du guet.[9] Pourtant, les solutions existent (nous les avons plusieurs fois rappelé sur ce blog) et ne demandent qu’à être appliquées.
  2. Le Rav Aviges aborde avec franchise la loi de pileguesh. Si j’ai émis des doutes sur la possibilité d’en faire une solution systématique au problème des agounot, j’y vois par contre une solution envisageable dans d’autres configurations, lorsqu’un mariage n’est émotionnellement ou techniquement pas possible. Je pense notamment aux cas de divorces, où un remariage sans la moindre vie conjugale préalable n’est pas toujours envisageable (ou souhaitable).
  3. Dans la continuité du point précédent, le Rav Aviges aborde également la souffrance sexuelle d’une partie des jeunes religieux français, notamment ceux n’ayant pas trouvé l’âme sœur rapidement. Cette souffrance sexuelle est négative en soi mais peut aussi conduire à des mariages malheureux et à des divorces inutiles. Le Rav Aviges va loin en envisageant d’autoriser lekhat’hila la mise en place d’un concubinage halakhique dans ces cas-là, et je doute qu’il rencontre un fort soutien rabbinique sur ce point. Ceci étant dit, il s’agit là d’une proposition digne, au moins bédiavad, qui peut libérer des consciences inutilement coupables et donner une voie halakhique à des jeunes sérieusement engagés dans la pratique des mitsvot, sans être pour autant des anges ou des moines.


Notes et références:

[1] ר’ אליהו חזן, שו »ת תעלומות לב, ח »א, סימנים יד-טו; ח »ג, סימנים מח-מט.

[2] ר’ בן ציון מאיר חי עוזיאל, שו »ת משפטי עוזיאל אה »ע, סי’ מו.

[3] En plus des decisions connues du Rav Messas sur le sujet, apparaissant dans otsar hamichtavim 630 et 712, on peut rajouter une réponse détaillée qui vient d’être publiée intégralement dans : Bar-Asher, M., & Fraade, S. D. Studies in the Culture of North African Jewry, pp. 181-190.

[4] Le Rabbin Dahan en parle dans son ouvrage, pourtant mentionné par Rav Aviges. Voir : Dahan, D. (2014). Agounot: » les femmes entravées »: problèmes et solutions du droit matrimonial hébraïque. Presses Universitaires d’Aix-Marseille.

[5] תשובות הרשב »א המיוחסות לרמב »ן, סימן רפד

[6] שו »ת שאילת יעבץ, חלק ב, סימן טו.

[6a] R. Y. M Toledano, shout yam hagadol, E.H 75. Le Rav Henkin y compris dans Kitvei HaGri »a Henkin, t. I, Peroushei Ibra, New-York, 1980, §4 ; id. Lev Ibra, p. 18-19 et t. II, Jérusalem, 1989, p. 108, 111, 119 et 122. Merci au Rav Chemouel Elikan qui m’a signalé ces responsa.

[7] Voir notamment le responsum du Rav Riskin sur le sujet: הרב שלמה ריסקין על הפקעת קידושין כפיתרון לעגינות (תחומין, כ »ב, עמ’ 209-191)

[8] Le psak complet a été intégralement publié en ligne : http://www.daat.ac.il/daat/psk/psk.asp?id=1054

[9] Un article publié en 2014 dans le Nouvel Observateur rapporté des citations édifiantes, notamment au nom du Grand Rabbin Michel Gugenheim, actuel grand rabbin de Paris et Av beit din. Voir ici pour l’article.

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